#voyages #06 | Calvino & Marco Polo, qui raconte à qui

un cycle consacré à l’imaginaire et au réel dans le récit de voyage


 

le double voyage, #06 | Calvino & Marco Polo, qui raconte à qui


Aujourd’hui, une bascule. On a accumulé, prologue et cinq premières propositions, un certain nombre de textes, d’autant que chaque proposition appelait à double texte. Maintenant, il s’agit de rassembler. De créer un dispositif qui puisse permettre l’amplification de ces pistes, mais d’abord la possible unité qui en fasse un récit, et non pas l’accumulation dispersée de matière.

Donner à ce que nous avons commencé d’écrire sur le voyage une introduction, un lanceur. Et le faire par un dispositif conversationnel : ce que nous avons déjà écrit, quelqu’un le raconte à quelqu’un. Aujourd’hui, c’est cette conversation tout en amont de l’ensemble que vont constituer nos textes qu’on va écrire. Mais alors, cette conversation, pourquoi ne reviendrait-elle pas comme un fil rouge pour tendre l’ensemble de notre travail sur le voyage ?

Cela suppose, mentalement, qu’on fasse le pas : dans ce qui s’est écrit, quelles sont ces pistes qui émergent, qui appellent à développer, amplifier, compléter ? C’est une sensation qui me vient si souvent à lire les textes déjà rassemblés : ce récit qu’ils amorcent, ce récit auquel ils font rêver comme possible.

Et puis, tout de suite, un volet qu’on n’a pas exploré encore. Y a-t-il, dans vos souvenirs de lecture, dans les récits de voyage présents dans votre bibliothèque, un récit qui se présente séparé du dispositif même par lequel on l’a raconté, transmis ?

Aujourd’hui, on va se concentrer sur ce dispositif, indépendamment de ce qu’il aura à charge de construire.

Prenez l’ouverture des Poëmes en prose de Baudelaire, avec les « merveilleux nuages », et ce qu’on peut tirer d’un simple jeu de questions-réponses...

La piste qu’on va suivre, c’est un livre majeur, un livre inépuisable : Les villes invisibles d’Italo Calvino. On l’a croisé souvent, mais on l’a croisé par les villes. Or, livre construit sur un ensemble de séquences, chaque séquence emboîtant à son tour des séries thématiques numérotées : les villes et le regard, les villes et la mémoire, les villes et le désir, les villes et le ciel, les villes et les morts, etc...

On s’en souvient : au début et à la fin de chaque séquence, un bref texte — une double page en général — imprimé en italiques, et qu’on pourrait avoir tendance à lire plus vite, ou moins densément, avant que reprennent séquences et séries. C’est ce que je nomme dispositif.

Flash-back : Marco Polo. Né en 1254, il part à dix-sept ans pour la Chine avec son père et son oncle, n’en sera revenu que vingt-quatre ans plus tard. Revenu à Venise en pleine guerre civile, il est emprisonné plusieurs années à Gênes. Son compagnon de cellule est un écrivain de langue française, un de ceux qui prolongent à l’infini les romans de la table ronde, variations, traductions (on peut même considérer que le Gargantua, avant sa reprise par Rabelais, participe de cette queue de comète) ; compose d’après les dires de Marco Polo (dictait-il, même cela on n’en est pas sûr, comment le serait-on), le récit de ce voyage, qui deviendra Le devisement du monde, ou Le livre des merveilles, après que cette version en français, disparue totalement, aura été retraduite, compilée, multipliée en italien.

C’est ce dispositif conversationnel, oublié, dont se saisit Calvino, mais en l’inversant : là-bas, en Chine, l’empereur Kubilaï Khan demande à Marco Polo de lui raconter le monde inaccessible d’où il vient. Mais Marco Polo, au lieu de décrire l’Europe de ce temps des croisades ou juste postérieur, décrit le monde qui nous est contemporain, les utopies urbaines du XXe siècle, ses mégalopoles.

Et qu’on lise avec attention cette composition en italiques : pour se répéter, à chaque ouverture et fin de séquence elle change de forme. C’est Kubilaï Khan qui maintenant invente des fictions comme celles que lui sert Marco Polo, ou bien les deux hommes jouent aux échecs, ou bien — à la toute fin — s’immergent dans un fascinant atlas du monde connu, mais connu depuis le lieu où ils sont, et participant du même inconnu pour le reste du monde, pour l’un aussi bien que pour l’autre.

De ces variations et jeux d’inversions, lire les quatre extraits que je vous propose en téléchargement. Et c’est cela que je vous propose.

Quelqu’un relate un voyage à quelqu’un. Ou l’ensemble de ses voyages. Ou les voyages dont il rêve. Ou ceux qui ont avorté, ou ne laissent que peur ou brouillard. Ou ne comportent que quelques souvenirs lacunaires.

Si ce dispositif que vous allez inventer vous permet de relier vos écrits existants, rien n’empêche d’en constituer, comme le fait Calvino, une sorte de fil continu qui reviendra entre les différents récits que vous avez déjà écrits, et provoquera la venue et l’ampliation des suivants.

Si vous souhaitez ne vous concentrer que sur le dispositif : où on raconte, comment on raconte, qui raconte, à qui on raconte... eh bien oui, c’est un texte qui pourra venir en introduction, une fable qui ouvrira à la fable, et on va l’écrire.

Si cette écriture du dispositif appelle des bribes ou des exemples ou des fragments de voyage, bien sûr faites-le, ce sera autant d’amorces pour la suite.

Mais, aujourd’hui, on a une voix qui raconte, une voix qui questionne, le lieu fixe ou mobile (une voiture, la nuit, ou bien tiens, La modification de Michel Butor, puisque justement le train parti de Paris nous amène à Venise), on a les variations possibles des rôles, des relances, des silences, des secrets.

Aujourd’hui, on écrit le dispositif, et si celui d’Italo Calvino dans Les villes invisibles tient si magnifiquement, c’est bien justement parce que réplique inverse du dispositif initial, à la fin du XIIIe siècle, dans une prison de Gênes, transcrit en langue française et dont jamais nous ne saurons plus.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 février 2023
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