#enfances #00 | le soir où le Grand Meaulnes s’est perdu

une exploration du monde à hauteur d’enfance


 

#00 | prologue, le soir où le Grand Meaulnes s’est perdu


Nouveau cycle, nouvelle exploration, changeons la méthode, voici de suite le chapitre X (« La bergerie ») de la première partie du Grand Meaulnes :

Pour s’y reconnaître, il grimpa sur le talus d’où il avait sauté.

Lentement et difficilement, comme à l’aller, il se guida entre les herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s’en fut chercher sa voiture dans le fond du pré où il l’avait laissée. La voiture n’y était plus… Immobile, la tête battante, il s’efforça d’écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre sonner tout près le collier de la bête. Rien… Il fit le tour du pré ; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s’échapper toute seule.

Remontant le chemin, il fit quelques pas et s’embarrassa les pieds dans la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en conclut que la bête s’était enfuie dans cette direction. Il se prit à courir.

Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la peur, il courait… Parfois son pied butait dans les ornières. Aux tournants, dans l’obscurité totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà trop fatigué pour s’arrêter à temps, s’abattait sur les épines, les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage. Parfois, il s’arrêtait, écoutait — et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit de voiture ; mais ce n’était qu’un tombereau cahotant qui passait très loin, sur une route, à gauche…

Vint un moment où son genou, blessé au marchepied, lui fit si mal qu’il dut s’arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si la jument ne s’était pas sauvée au grand galop, il l’aurait depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu’une voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu’un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé, colère, se traînant à peine.

À la longue, il crut se retrouver dans les parages qu’il avait quittés et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu’il cherchait. Un sentier profond s’ouvrait dans la haie :

— Voilà la sente dont le vieux m’a parlé, se dit Augustin.

Et il s’engagea dans ce passage, heureux de n’avoir plus à franchir les haies et les talus. Au bout d’un instant, le sentier déviant à gauche, la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit qu’elle fût cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués d’attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, l’écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière avait brillé tout à l’heure. Puis, franchissant encore une clôture, il retomba dans un nouveau sentier…

Ainsi peu à peu, s’embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait le lien qui l’attachait à ceux qu’il avait quittés.

Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu’au bout. À cent pas de là, il débouchait dans une grande prairie grise, où l’on distinguait de loin en loin des ombres qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s’en approcha. Ce n’était là qu’une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi régnait.

Sans chercher plus avant, Meaulnes s’étendit sur la paille humide, le coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la couverture de la jument qu’il avait laissée dans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu’il lui prit une forte envie de pleurer…

Aussi s’efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu’aux moelles, il se rappela un rêve — une vision plutôt, qu’il avait eue tout enfant, et dont il n’avait jamais parlé à personne : un matin, au lieu de s’éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, il s’était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu’on eût cru pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendre son réveil… Il n’avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure enchantée. Il s’était rendormi… Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être !…

Une suite de paragraphes réguliers (mais quiconque a feuilleté la Correspondance d’Henri Alain-Fournier et de Jacques Rivière sait comment ce travail de langue, tout entier structuré par leur lecture de poésie, vient d’une pratique acharnée, sous regard double, le sien et celui de l’ami, tout autant ancré pour Alain-Fournier dans les étés en Sologne autant que cette rencontre fulgurante et sans lendemain à Paris, avant qu’il finisse dans les premiers charniers de 1914... Une unité de récit propre au chapitre, mais une seconde unité de récit dans l’autonomie et la figure spécifique qu’organise chaque paragraphe. L’immersion subjective du lecteur dans le corps et le regard même du personnage à la troisième personne (renforcé par le dispositif qui l’amorce : après longue résistance, Meaulnes a raconté à Seurel son aventure et c’est Seurel qui l’écrit, maintenant loin après l’épilogue. Le lacis serré, dans l’intérieur même du court chapitre, du descriptif et du subjectif quasi en temps réel (« Rien... », « épuisé, colère »), la prégnance des notations corporelles dans l’endormissement, le froid, les genoux au ventre, pleurer, enfin l’échappée rêve du dernier paragraphe, et fin du chapitre, avant que commence « la fête étrange ». La nouveauté radicale du Meaulnes, aujourd’hui encore, c’est son séquençage quasi cinématographique, concept qui n’émergera pas, avec Artaud et Epstein (mais Rivière toujours dans le jeu) en 1927, plus de dix ans après la mort d’Alain-Fournier.

Mais pas de pathos. Et il nous laisse un double espace à travailler : la part très discrète de l’énonciateur dans son récit (des « il », le prénom une seule fois et seulement dans la réplique orale, trois fois l’occurrence du nom propre, mais qui est aussi l’instance neutre du titre. Et si Alain-Fournier s’appuie avec rigueur sur la binarité imparfait/passé simple (voir exercice à ce propos dans Outils du roman), rien ne nous empêche d’en faire la revisite au présent, avec nos armes supplémentaires de l’infinitif, des participes présents, des phrases nominales ?

Maintenant, pour ce prologue, le contexte. Deux livres majeurs sur l’enfance :
 Une enfance berlinoise, de Walter Benjamin, né en 1892, écrit vers 1930, publication posthume, 32 séquences mono-bloc ;
 Enfance, Nathalie Sarraute, née en 1900, publié dans sa 84ème année, 68 séquences narratives avec dialogues ;

Où il ne s’agit pas d’aller à la rencontre ni de faire récit de son enfance (c’est votre tâche si elle s’impose, mais on s’en tiendra ici, avec insistance, au monde vu à hauteur d’enfance), mais d’utiliser ces 32 plus 68 séquences — la bibliothèque s’étoffera bien sûr — comme autant d’outils optiques (se souvenir du livre de Deleuze sur Proust, loin en amont de la grande vague des études proustiennes) pour arpenter le monde par regard ou prisme interposé de l’enfance.

Alors, se perdre. Comment mieux débuter que par se perdre. Transition aussi avec un récit de Balzac, Adieu, plusieurs fois évoqué et qui devait trouver place dans le cycle #été2023, où on reconstruit en pleine Île-de-France la scénographie de la retraite de Russie et la traversée de la Bérésina, cassant toute idée de réel autrement que comme représentation, Balzac utilisant pour cela à des années de distance un lieu qui lui avait été essentiel, cabane de jardin mise à sa disposition en forêt de l’Isle-Adam par un ami de son père, et où pour la première fois, à moins de vingt ans, il avait pu se lancer dans l’écriture comme préoccupation unique. Adieu commence par une grille, et l’arrivée devant la grille de deux hommes perdus.

Dans la vidéo, j’y reviens aussi avec insistance : lors du cycle écrire au quotidien, les 40 jours, 40 exercices répartis en 4 décades, j’avais voulu ouvrir la deuxième décade par une ponctuation très forte, en partant justement du verbe se perdre. On trouvera ici la consigne et la vidéo, et voir dans les ressources abonnés le module PDF rassemblant les 40 propositions et leurs textes d’appui. J’avais pris appui pour cela sur la si belle trilogie de Jacques Abeille, et notamment son Veilleur du jour. En résultèrent 55 contributions, publiées le jour même puisque la loi inéluctable était de continuer de jour en jour, d’explorer ce que cela changeait à l’écriture. Prenez le temps d’aller les relire, c’est littéralement incroyable. On a 55 fois se perdre dans la ville, et pourtant rien qui remonte à l’enfance.

Alors non pas redoublement de la proposition, puisque trois différences :
 le temps, c’est un moment, qui peut être très bref, où a surgi et dominé la sensation d’être perdu ;
 l’enfance, on ne dévoile rien sur l’enfant lui-même, mais on recourt (selon le principe exploré dans de l’autobiographie comme fiction) à sa perception subjective pour explorer ce lieu et ce temps ;
 l’écriture, puisque là on s’installe de nouveau dans le rythme de l’atelier hebdo.

Et vrai bonheur, vraie promesse, pour moi — dans les couleurs sombres des jours — à s’engager résolument dans cette voie.

Alors bon voyage dans les mystères du Grand Meaulnes réouvert.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 octobre 2023
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