Mégapolis | merveilles de la ville monstre

rupture avec l’image de la ville dans les livres : le livre fracture de Régine Robin


Mégapolis à quoi ça ressemble ? Lecture de la page 48 sur liminaire (on envoie notre enregistrement – la page 48, encore, seule et toujours – à Pierre Ménard et il la met en ligne, près de 400 maintenant, une très étrange anthologie sonore, tout en l’accompagnant d’un poème personnel par cut-up du texte lu...).

 

La ville en littérature, on la voit se dessiner, dans Balzac, dans Dickens. C’est passionnant et ça fait encore rêver, c’est actif sur les villes et les perceptions d’aujourd’hui. Et puis il y a la rupture Baudelaire (Le peintre de la vie moderne, par exemple, et bien sûr les Tableaux parisiens dans les Fleurs du mal). Puis tout un 20ème siècle, où la ville peu à peu est elle-même sujet de ce qui s’écrit, de Dos Passos à Céline, et tout un pan de la poétique.

Les concepts de la ville en littérature ont essaimé : ils ont ouvert des champs dans l’architecture, la sociologie, tout un mode de pensée. Et cela se confond avec les coups de bulldozers qu’ont donné dans notre compréhension littéraire du monde les peintres d’un côté, les cinéastes de l’autre.

Au centre, quelques travaux théoriques, mais surtout la figure de Walter Benjamin. Ensemencé par Baudelaire, il dresse une constellation inachevée, allant des notes brutes recopiées dans les rayons secrets de la BNF (Passages) aux thèses sur l’histoire, et bien sûr les textes infinis sur Baudelaire, dont Le flâneur.

Et cela nous avait suffit. Pour ceux de mon âge, avoir eu 20 ans quand se bouclaient les périphs, se nouaient les autoroutes, ou se dressaient les jumelles du WTC. On appréhende le monde neuf avec notre perception de l’ancien, et la transition Benjamin.

C’est ici qu’intervient Régine Robin : casser nos modèles d’appréhension de la ville depuis cette idée du moderne constituée chez Baudelaire, et examiner comment on peut mentalement négocier des objets neufs absolument (l’adverbe de Rimbaud, sans vrai héritage théorique), ces villes qui pour chacun de nous ont été un choc. Pour moi Moscou, Berlin, Bombay, New York. Pour elle Los Angeles, New York, Berlin, Londres, Buenos Aires.

Il y a des années qu’un livre sur la ville ne m’avait pas excité comme celui-ci. D’abord parce qu’il n’ignore pas les pistes les plus vives, les plus récentes. Le travail de Bruce Bégout sur Los Angeles (même Philippe Vasset est cité), ou Eric Sadin sur Tokyo.

Et que Régine Robin travaille en permanence sur cette notion de modèle intérieur, ce qu’on a à écarter, bouleverser : même pas. Ces villes ont forcément sur nous un effet choc. Elles nous perdent, littéralement.

Ainsi, chaque chapitre s’ouvre par le plan de métro : pas le plan de la ville, mais ce qui permet de la traverser, ce qui la structure. Et la lecture récurrente ici de Perec est une pierre de plus à ce qu’on doit à celui-là, qui n’a pas eu le temps d’aller au bout. Ainsi, cet exercice que s’impose Régine Robin, d’explorer chacun des terminus de métro de Londres la mégapole.

On ne peut pas faire l’économie du chaos : on appréhende chaque paramètre l’un après l’autre, les lumières, le bruit. Facile à dire ? Tenez, allez voir cette page, où on peut sur Internet éteindre soi-même l’éclairage des villes (c’est tout frais).

Deux directions essentielles pour cette rupture théorique dans la ville :
 on n’aborde pas, tout autour du monde, ces villes sans représentations préalables, qu’ont construites en nous les images — film, télévision – et les livres. Nous investissons la ville-monstre depuis cette idée, qu’elle se charge de nier. Et nous appréhendons le corps-ville dans cette totalité qui inclut les récits et images qu’on a faits d’elle : pas de New York sans Woody Allen, c’est évident, mais Night on earth de Jim Jarmusch ça nous dit quoi, et l’importance de Naked city de Jules Dassin en 1948, le premier à ouvrir son film par une vue aérienne de la ville en plongée ? Le livre de Régine Robin est fascinant quand elle juxtapose à la ville ces démarches artistiques qui cherchent à la dire (ces deux photographes partant à pied de Manhattan jusqu’à JFK, 56 kilomètres, et quand l’un prend une photo, il passe aussitôt l’appareil à l’autre pour prendre arbitrairement ce qu’on voit, dans la vue diamétralement opposée. Et Régine Robin raconte même où et comment c’est publié, et comment elle s’est procuré le livre – mais plein d’autres exemples de cet ordre).
 et deuxième instance de la rupture, qu’on ne peut pas s’abstraire soi de l’expérience. Si Los Angeles se vit en conduisant, c’est en conduisant qu’on l’appréhendera. On ne demandera pas d’aide pour se débrouiller dans les stations du métro de Tokyo (et qu’est-ce que ça peut faire, si à Kyoto on aura passé plus de temps dans la gare centrale que dans les jardins zen ?). Même si on sait que peut-être c’est le premier regard, le premier trajet de l’aéroport au centre-ville (page formidable) qui en dira plus qu’un séjour de quatre mois. Mais le recours à l’expérience, se forger des contraintes (étonnante absence d’ailleurs des itinéraires de Jacques Roubaud dans Poésie :...), sachant que la perception globale, qui échappait déjà à Baudelaire, n’est même plus un élément constituant ou structurant.

L’introduction passera de Paris aux reconstitutions de Las Vegas, ou à tel hôtel de Shangaï ou Dubaï qui ne mime pas Venise mais la reconstitution qu’en fait Las Vegas : la question de la représentation en prend un coup. Mais ensuite c’est cinq livres dans un seul, chaque ville étant traitée séparément, mais selon un même principe d’approche : New York donc, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires et Londres.

Ce livre est une somme incalculable d’idées et d’ouvertures, pas tendre d’ailleurs : Echenoz, ma pomme et quelques-uns on s’en prend (poliment, poliment !) pour notre grade, justement pour traiter nos villes françaises dans leur échelle non mégapole, alors que c’est la ville autour du monde, le tissu continu de la planète-ville, qui nous fait changer d’échelle. Moi aussi j’admire Mobile de Michel Butor, mais là c’est encore une autre question : oui, délibérément, le vieil outil du récit linéaire, c’est cette vieille tringle dont Michon parle pour Rimbaud, je la garde. Mais peut-être c’est ce qui m’amène à travailler à ce site avec villes (ou bien : ce site comme une ville), voyages et images, arborescences continues, quartiers et zones désertées, chantiers effacés, et préférer mon site désormais à tout rêve de livre ? Ma réponse alors serait ici, ou ici, ou ici, ou ici... Si on va au bout de la fracture que vous désignez, chère Régine Robin, dans ce livre impressionnant qui se fait récit d’exploration, essai, mais passe aussi à la fiction en nous piégeant chaque fois sur la zone transitionnelle, est-ce que ce n’est pas en quittant l’univers du livre comme exclusif et adopter dans notre écriture même ce que vous nous faites visiter de façon si impressionnante, écrans, réticulation, pour Tokyo ? Je crois par exemple que ma pratique Internet a pris un virage depuis ce voyage à Tokyo en 2003, et ce qui s’est passé le mois dernier pour Halifax (ou ici) et Montréal ? En tout cas, pour moi, le choix du site Internet s’enracine là, et la figure de Michel Butor, fiction, rêves, essai, arpenteur du monde réel, en reste emblématique, scripturalement autant qu’affectivement d’ailleurs.

Question fondamentale aussi posée par ce livre : si Walter Benjamin établit sa construction depuis Baudelaire sur le renversement de l’idée du Beau, qu’avons-nous à construire qui se passe de cette idée, même par la négative, et notre amour du délaissé, du petit coin de jardin, de la ruelle calme ?

Ci-dessous quelques lignes extraites de son New York, avec photos de juillet dernier. Mais pensez aussi que les pistes très concrètes de visite qu’elle nous fournit, pour chacune de ces villes, sont bien loin de celles des guides de voyage (cette maquette de New York dans le Queens Museum...).

FB

 Sur Régine Robin : page personnelle, avec quelques exercices d’écriture sur Paris ou sur l’autobus 91 Montparnasse-Bastille.
 Voir aussi cette page à propos d’un autre livre majeur de Régine Robin, La mémoire saturée.

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Régine Robin | mots pris à "Broadway, l’axe du temps"

 

moments fugitifs glanés au hasard

un rayon de lumière sur les gratte-ciel, une découpe de l’ombre et de la lumière sur ces masses architecturales, une beauté foudroyante

ce n’est pas seulement la beauté des puits de lumière entre les gratte-ciel

c’est quelque chose de plus lancinant, le rapport immédiat, tangible à la ville et non son souvenir

refaire mille fois ces traversées est-ouest, ces coulées nord-sud, faire corps avec la ville

la répétition jusqu’au ressassement, la banalité lumineuse des gestes

ce monde que je vais perdre, son halètement, son rythme syncopé, son énergie explosive, magnétique, vitale

Que faites-vous, toute la journée à New York ? me demandait quelque esprit chagrin. Rien ! Je monte et je descends Broadway, à pied quand je suis en forme, en autobus la plupart du temps, bien calée à la fenêtre, je rêvasse, j’observe, je prends des notes sur mes petits carnets vénitiens, je photographie, j’écoute les conversations, j’entre dans un café, un restaurant, j’écris, je vais au cinéma, je vais beaucoup au cinéma, je remonte par un autre bus ou par le métro, je cherche de la documentation insolite sur le passé de New York, je vois des amis, je regarde la télévision, les nouvelles, les séries, CSI, Law and order, 24 hours, Without a trace, je regarde PBS et les informations du soir avec Jim Lehrer, Saturday Night Live, je rate rarement le Late Show de David Letterman, j’écoute All Things Considered à la radio publique. Vous voyez, je ne fais rien.

 

Texte : © Régine Robin, Mégapolis, Stock, mars 2009, pages "Broadway axe du temps" et quelques images miennes, parmi d’autres, Broadway détails, sans volonté d’illustration.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 avril 2009
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