nocturnes de la BU d’Angers, 16 | construction du temps

à partir de Pierre Bergounioux, "La Toussaint"


Ce soir on se concentre sur la technique.

La semaine dernière, on a travaillé à partir de Koltès sur un temps référentiel nul. Développement d’un récit qui revient traverser en boucle récurrente le même point d’origine sans durée.

C’est la tension entre ces deux temps, temps réel, temps récit, dont on se saisissait par cette artifice annulant le premier.

Aujourd’hui on reprend cette même tension, on essaye de se la rendre pour chacun palpable. On se saisit d’une durée quantifiée de réel – cela peut durer 20 minutes ou deux heures, c’est une section brève, une ponction du réel.

Evidemment, on est au coeur de la machine littéraire, de la fonction narrative, de la construction de fiction.

On va donc se donner une contrainte supplémentaire : pour réel source, ou temps référentiel, on choisit un fragment entièrement codé de réalité. Ces 20’, ou ces 2 heures, elles se reproduisent en permanence à l’identique.

Evidemment, comme toute mécanique humaine, il y a dérèglement, singularité, accident, et même la couleur du ciel va compter.

Mais grossièrement, avant même d’y participer, on sait que ces 20 minutes ou ces 2 heures vont comporter telle figure, telle séquence, tels trajets, et même probablement quelles paroles.

Rien de neuf sous le soleil : penser à La promenade au phare de Virginia Woolf. Pour ma part, utilisé cette technique dans L’Enterrement : trois temps principaux, l’arrivée dans la maison du disparu et la levée de corps, le cortège avec traversée du village, l’église puis le cimetière et le banquet. La linéarité est évidente : mais pour organiser l’ensemble, sur un élément dramatique de départ simple (dans le cas de ce livre : la famille n’a pas dit qu’il s’agissait d’un suicide, le narrateur est en porte-à-faux parce qu’il en a été le témoin direct), les trois nappes avancent de façon juxtaposée sur l’ensemble du récit, accent sur la première dans le début du livre, accent sur la troisième à la fin, et le cortège qui rythme linéairement l’ensemble.

Ainsi de La Toussaint de Pierre Bergounioux : le jour de la Toussaint, on prépare et on habille les deux gamins, on les enfourne dans l’arrière de la 4-CV (le chrysanthème posé sous le capot avant !) et départ vers le village d’origine de la famille maternelle. Recueillement au cimetière, arrachage des mauvaises herbes, réprimandes aux enfants qui s’impatientent, puis passage tout aussi rituel chez une vieille tante, l’odeur quand on l’embrasse et le goût des biscuits que probablement elle n’a pas ressorti depuis l’an passé.

Dans la mécanique de Pierre Bergounioux, chaque paragraphe fonctionne selon ce qu’on a travaillé la semaine dernière : le temps référentiel de chaque paragraphe est un temps nul. On a décomposé la durée continue du référentiel (la journée de la Toussaint) en figures simples, et chaque figure simple est traitée par un paragraphe. Chaque paragraphe alors traite cette figure comme n’étant pas une durée, mais un instant, aussi complexe que ce que nous avons fait la semaine dernière.

Voici donc cette proposition : d’abord, isoler ce qui va nous servir de temps référentiel. Une manif, un repas de famille, un départ annuel en vacances, la visite à la vieille tante (Bergounioux : Kpélié), l’examen annuel au Conservatoire de musique (Bergounioux : La mort de Brune), le voyage à Paris (Bergounioux, L’Arbre sur la rivière), autant de pistes... Bien sûr, valable pour des choses beaucoup plus personnelles : se brosser les dents pourrait être décomposé dans la même mécanique. Mais évidemment ce n’est pas ce qu’on cherche : ce qui fait qu’on va faire de l’écriture et non pas un exercice, c’est que, dans cette technique, c’est le code même du rituel qu’on interroge, c’est lui qu’on subvertit.

Et qu’on n’aborde pas ce rituel par une approche sociologique, analytique ou tous les –ique que vous voulez, mais que c’est l’écriture, dans cette tension entre singulier et reconductible, qui va les écrire à la fois, du même mouvement.

Un réel ritualisé mais socialisé. Une décomposition en éléments simples. La construction du récit continu parce que chaque paragraphe traite d’un seul de ces éléments simples, sans se préoccuper ni du suivant ni du précédent. Le fait que le temps récit n’est pas homothétique au temps référentiel : on peut commencer par l’arrivée, le départ, l’au-revoir et tout faire procéder de flash-backs. On peut utiliser un des éléments comme fil rouge du récit linéaire, et laisser les autres se greffer en constellation, éclatement...

Pour le texte, je propose un extrait de La Toussaint, et pour nos participants en ligne n’importe quel livre de Bergounioux dont vous disposez chez vous fera l’affaire.

Sur Pierre Bergounioux, voir Tiers Livre Le puzzle qui ne se rejoint pas, Liber, Écrire n’est pas tout à fait tout, ou Les nouveaux malfaiteurs. Plus bien sûr auteurs.contemporains.info.

Il me reste quelque chose à dire, là ? Oui. Ci-dessus, l’idée. Maintenant, Bergounioux, c’est une musique. Aller à sa rencontre. Phrase tendue, lumière rauque. Reflets dans l’irisation, dans le déploiement même de la syntaxe rigoureuse. Au plus direct dans la matière. Ce type passe toute sa vie à meuler, découper et souder de la ferraille. Et si je prends le droit de dire inélégamment ce type, j’ai le droit et je sais pourquoi (hein, Pierre, le gant enlevé sans savoir combien de doigts il reste dedans, hein l’histoire de la grenade dernière guerre qu’on veut absolument démonter, hein, etc etc). Allez dans sa musique. Mais ça, c’est votre boulot.

Et comme j’ai lu tous ses livres, tous, je me permets de dire que mon préféré c’est La mort de Brune. Et que ce que tente en ce moment vec mon Archéologie des objets recroise aussi un texte fabuleux, C’était nous.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 mars 2011
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