la mer, la prison

"Ceux qui regardent la mer pour y voir l’infini..."


Je ne connais pas Floris, Stéphane, les deux Elvis, Gaël, Walter et les autres.

Je connais ceux qui signent avec eux, dans le même atelier, des textes signés Patrick et André : l’un est enseignant à la maison d’arrêt de Cherbourg, l’autre, retraité, le rejoint chaque jeudi pour animer ensemble un atelier d’écriture.

Je ne connais pas celui qui signe JHG, sans doute je ne le connaîtrai jamais.

Mais dans les textes que nous envoient André et Patrick, à partir des propositions écrire la mer, ces deux textes avec ces initiales en bas. Et je les trouve extraordinaires : pour l’émotion ? pour ce que chaque fois on découvre d’une nuance, d’une façon d’être homme, qui nous agrandit dans nos nuances, nos façons à nous ?

Ces textes vont rejoindre les précédents, les textes écrits en école primaire, en collège, au lycée... Voici les deux textes signés JHG, et merci.

Le premier d’après Exil de Saint-John Perse, le seconde d’après le début des Géorgiques de Claude Simon. Et ces courts-circuits permanents sont autant d’étonnements. Et si nous avons ce dialogue, c’est que moi-même j’ai été accueilli à Cherbourg, où la prison touche presque la méditahèque, l’une se reflétant dans l’autre, sous les mouettes et à portée d’oreille des sirènes de bateau.


Ceux qui regardent la mer pour y voir l’infini.

Ceux qui regardent au bout de leur ligne.

Ceux qui paient cher pour habiter un hôtel flottant.

Ceux qui restent à l’abri des embruns.

Ceux qui lavent les vitres de la verrière pour que les autres voient.

Ceux qui mesurent du quai la longueur des bateaux.

Ceux qui sautent du quai au bastingage.

Ceux qui observent du bateau l’approche de la terre.

Ceux qui dorment dans une cabine malgré le roulis.

Ceux qui ouvrent les filets et sont englués dans les poissons.

Ceux qui sont à l’arrière malgré les vagues.

Ceux qui vont à la mer pour aider à triompher des tempêtes.

Ceux qui s’allongent sur le sable en attendant la vaguelette.

Ceux qui déversent les résidus de soute clandestinement.

Ceux qui s’éclatent en nettoyant un pingouin.

Ceux qui s’éclatent en ensablant leur mégot.

Ceux qui posent des enclos sur la plage devant leur villa.

Ceux qui se noient en attendant Pamela Anderson.

Ceux qui déboyautent des anchois huit heures par jour.

Ceux qui sniffent la vase à marée basse.

Ceux qui marchent sur la plage en pensant au ski.

Ceux qui préfèrent le foie de morue au foie gras.

Ceux qui ne vont pas revenir de l’au-delà de la mer.

Celui qui mange du crabe par vengeance.

Celui qui entend la mer au creux de sa paume.

Celui qui s’endort malgré la corne de brume.

Celle qui n’aime pas les mers chaudes.

Ceux-là sont princes de l’exil et n’ont que faire de mon chant.

PHG


Il a 70 ans. Il est botté dès le silence du matin. Il va occuper son bout de jetée pour être sûr d’y être le premier et seul. Il n’a qu’une gaule, le fil est vert fluorescent, peut être trop gros. Il s’en fout.

Il a 40 ans. Il vit sur la mer. Il construit des plateformes off-shore. Il est en mission pour trois mois. Il trime, il mange, il dort. Il revient à terre. Il tangue.

Il a 30 ans, il soude des plateformes sur un terrain vague près de la mer. Il ne la regarde pas. Il accumule de l’argent pour la maison, pour la bagnole, pour des de piano aux enfants.

Il a 34 ans. Il roule vers le bungalow loué près de Ramatuelle. Il a acheté de nouvelles Ray ban aux enfants. Le camion s’est déporté dans le virage. Il ressortira seul de l’hôpital.

Il a 40 ans, il aime le travail en mer. Il aime sa nouvelle histoire. Il n’a pas de passé.il a fermé ce passage. Quand il ferme les yeux il entend les vagues, il entend les goélands, il entend un adagio.

Il a 8 ans, il n’a jamais vu la mer. Il la colorie soigneusement en bleu clair sur la carte de France distribuée par la maîtresse de la classe.

Il se demande où peut bien se trouver la frontière entre Manche et Mer du Nord. Où se mélangent-elles ? est-ce que la mer est bleue ?

Il a 15 ans, il a vu un océan gris et vert et le ciel bleu. Il a ouvert grand ses yeux devant les yeux de Marieke, bleu-vert. Il a frémit.

Il s’est endormi. Il a rêvé de sable et de taches de rousseur. Il a accroché une rose en papier au guidon de son vieux vélo.

Il a 18 ans, il regarde son copain remonter le cours du ruisseau penché à l’affût des truites.

Il a vu plonger la ligne et sèchement remonte le huitième maquereau de la matinée. Ça fait 70 depuis le début du mois. Il ne va bientôt plus savoir à qui les donner.

Maquereaux grillés, avec et sans moutarde, au court bouillon, au vin blanc, marinés, à la moutarde en rillettes.

Il a 25 ans, les taches de rousseur de Marieke sont un souvenir souriant. Il part en voyage de noces à Londres avec Angelina qui n’avait jamais quitté l’Espagne. Il vient d’acheter sa première paire de Ray ban.

Il a enfoncé sa casquette, rangé la ligne, les maquereaux. Il a rapatrié le petit logement. Il ne porte plus de Ray ban.

PHG


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 janvier 2005
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