[numer’île] Ouessant|Gracq|face mer

face à la mer, un des passages les plus étonnants de l’oeuvre de Julien Gracq


Troisième atelier d’écriture dans le cadre du Festival du livre insulaire, et droit au but, contexte pour face mer :
 d’abord, Iroshi Sugimoto, photographe. Connu pour Theater, photographies de salles de spectacle (l’appareil au fond de la salle dans le noir, et la seule lumière qui impressionnera la pellicule, ce qui revient depuis l’écran par le film projeté) – Sugimoto a proposé aussi, avec Seascape, une oeuvre essentielle : photographies format carré, un tiers d’eau, deux tiers de ciel, en noir et blanc, rien d’autre (mais un accompagnement de fax aux commanditaires spécifiant le lieu, l’hébergement, les trajets, les repas, le contexte), et peut-être pas de plus belle oeuvre photographiant la mer
 mais on se souvient aussi, au temps de La vague de Courbet, des photographies de mer en mouvement par Le Gray, un des fondateurs pionniers de la photographie, voir photographier la mer et ci-dessus

Maintenant, Gracq :
 la mer est présente, avec déjà des passages face mer dans Le beau ténébreux, son deuxième livre, comme la forêt hante son Balcon en forêt... les cahiers manuscrits de Gracq ont été légués à la BNF, on espère donc que d’ici 10 à 15 ans quelqu’un nous dira ce qu’il y a dans les cartons, en attendant la promesse de les numériser d’ici un petit quart de siècle si tout va bien... Corti, en publiant les Carnets de guerre ce printemps ont aiguisé l’attente... les Lettrines 1 et 2 sont issues de ces cahiers – fragments à risque, survoler Montréal, atterrir à Chicago, revenir de New York par le France, parler du roman, ouvrir à des notes autobiographiques, et puis, dans Lettrines 2, quelques pages intitulées Marines
 Gracq à cette époque possède un studio sur ce front de mer de Vendée, à Sion, que personnellement je trouve bien triste : béton face mer, mais face mer quand même – étonnant rejointement avec Marguerite Duras, qui utilise la vue sur plage et mer depuis son appartement des Roches Noires à Trouville dans L’homme atlantique, L’amour, L’été 80 et La mer écrite...

Et ma consigne :
 d’abord le cadre – prendre le carré de Sugimoto, ne plus rien avoir que le face mer... il s’en induit quoi pour l’écriture : quel défi ? Duras, Gracq nous donnent les pistes et formelles et pour la phrase, qui va devenir elle-même liquide
 et si, par exemple, on décrivait le mouvement du regard et comment il s’y prend – et si on décrivait l’attente, le jeu du temps
 il n’y a rien qui concerne le narrateur, mais le poste d’observation peut être saisi par le texte, où on est, comment c’est fait, ce qu’on voit
 l’important, c’est la récurrence : on a peu à dire, couleurs, masses, mouvements, consistances, donc explorer les variations, les variantes, partir sur le pluriel
 à vous de choisir : 5 fois face mer en 5 endroits différents, mais la même technique de récit pour se saisir du carré, du cadre, ou bien 5 fois le même lieu, le même poste d’observation, et simplement, comme le fait Gracq, faire varier les jours, les années, les heures
 penser que ce qui sauve, et le texte, et l’entreprise, c’est la brièveté – cartes postales immobiles : rien qui passe les 8 lignes, mieux vaut 3 fois 8 lignes ou 5 fois 5 lignes...

À vous...

Et premier à mettre en ligne, depuis l’atelier même, et avec photo : Philippe Diaz / Pierre Ménard de liminaire.fr : haut perché au-dessus de la mer.

FB

 

Julien Gracq | marines (Lettrines II, extrait)


À Sion, dans le petit appartement haut perché au-dessus de la mer qui me rappelle le retour de New York sur France, et que j’ai envie d’appeler le paquebot. Quand on pousse la porte, devant soi, par toutes les baies on ne voit que l’eau et les vagues ; c’est en avançant jusqu’au balcon seulement, à marée haute, qu’on découvre à ses pieds une étroite lisière de terre qui plonge vers l’eau en falaise courte. Devant soi, on a l’île d’Yeu, qu’on aperçoit à l’horizon par temps très clair, un jour sur trois. À droite, la longue plage et les falaises habitées lointaines de Saint-Jean de Monts.

[...]

Rien n’égale, au petit matin, la fraîcheur lavée des platures à marée basse, cloisonnées, déchiquetées de larges bras d’eau claire, où bouge et tournoie l’odeur d’un monde naissant l’eau et la nuit en même temps se retirent, une respiration neuve et inconnue, pour quelques instants, nous habite, qui se souvient encore de la branchie – l’eau-mère de nouveau directement nous irrigue : plus native que tous les souvenirs d’enfance, plus pénétrante que tous les flacons de Baudelaire, la fraîcheur, la succulence ténébreuse et iodée que libère une coquille ouverte explose sur la narine comme une humide et profonde patrie.

[...]

Brume d’orage à Sion et calme plat. Quand l’après-midi décline, le disque du soleil rouge-feu, offusqué, privé de tout rayonnement, se suspend – on dirait à quelques encâblures à peine – contre la muraille d’un gris onctueux et gras. Aucune ligne d’horizon n’est en vue nulle part ; à l’aplomb du disque, un semis dansant, un grésillement de paillettes dorées, pareilles à la pluie d’or du feu d’artifice, brasille immobile sur l’eau huileuse qu’on devine à peine sous la pellicule de brouillard. Le sentiment de la distance et de la profondeur s’abolit : les courtines floconneuses s’entr !ouvrent pour une heure sous les fugaces et inquiétantes intimités de la mer.

[...]

Un fort coup de vent d’ouest a bousculé le beau temps ces jours-ci, et la mer, saboulée et secouée sur ses fonds médiocres, presque jusqu’à l’horizon, où persiste une mince bande glauque, est devenue glaiseuse, couleur des flaques qui comblent les fouilles des marnières. Sous un rayon de soleil qui brille ce matin quelques minutes entre deux grains, un jaune argileux la souille tout entière. Rêche, encore furieuse, hérissée de vagues courtes qui la guillochent comme une peinture au couteau, chaque vague beurrée à sa crête d’un rebordé d’écume crémeuse qui semble la bavure d’un excédent de matière, elle paraît moins frôlée par l’aile des vents que plutôt sculptée rudement, en pleine pâte, par le pouce, la lame et le râcloir.

[..]

La brume tombe longtemps avant le crépuscule, dès le déclin de l’après-midi. Un soleil japonais, rouge et rétréci – no bigger than the moon – se suspend tout proche de la courtine ouatée, couleur de lilas, qui matelasse et cache l’horizon ; sous ce rideau coule une mer huileuse et alourdie qui en approchant du rivage se plisse comme un brocart en longues et lisses ondulations soyeuses. Le vent de terre les écrête à l’instant de déferler et leur arrache comme à une dune une crinière crissante. Huileux aussi sont les maillons de lumière grasse qui se nouent et se dénouent pesamment sur l’eau, comme si elle était nappée de pétrole. Il est rare que le paysage de mer présente des reflets, une lumière, une consistance aussi louche ; on dirait que la matière aqueuse tourne comme un vin atteint de la casse.

[...]

Procession lente des grains qui coulissent l’un après l’autre sur l’horizon de mer. De l’arche gris-noir des nuages bas, comme d’un manteau d’Arlequin, les rayures de la pluie tombent verticales et épaisses, à la manière des plis d’un rideau de scène. Un liseré gris-violet borde l’horizon, en deçà de la mer la mer est d’un vert vitreux de bouteille. À un kilomètre de la côte, le vert tourne à un jaune de bourbe, qui doit correspondre à l’affleurement des platures. Ennui et tristesse : tout comme son bleu nous apparaît plus profond que le bleu du zénith que pourtant elle reflète, la mer amplifie et renforce la tonalité affective du temps qu’il fait et de l’heure qu’il est ; aucun matin de printemps de la terre, même musical et fleuri, n’est gai, vibrant et frais comme un calme matn de mer.

[...]

Mer matinale sous un ciel bleu pommelé de légers nuages blancs, striée horizontalement de bandes bleues et vertes, avec des mouchetures d’écume dont on croit éprouver le relief du doigt comme les empâtements d’un peintre. Un unique petit voilier aventureux cingle vers le large sous la forte brise ; tout est mouvement, animation, alacrité joyeuse et joueuse. Il est dix heures : à côté de la jeunesse de la lumière sur la mer, la lumière sur les arbres et les maisons de la côte semble déjà mûre et comme vieillie ; les royaumes du matin se refaîchissent et se prolongent sur les vagues ; on est presque surpris de ne pas voir marsouins et dauphins s’ébattre et matérialiser une si exaltante jubilation.

[...]

La plage entièrement déserte de l’heure du dîner, au moment où le crépuscule s’assombrit. Très grande, élancée, très bien faite, les cheveux dénoués, les bras nus, la taille serrée dans une de ces longues jupes de gitane aux bandes biaises qui sont à la mode cette année et qui traînent fastueusement sur le sable, une femme toute seule, faisant jouer avec ostentation ses hanches l’une après l’autre et renversant parfois le visage d’un mouvement voluptueux du cou, s’avance vers la mer à pas très lents, avec la démarche théâtralissime d’une cantatrice qui marche vers la rampe pour l’aria du troisième acte. Il y avait dans ce jeu du seul mimé devant l’étendue vide une impudeur tellement déployée qu’elle en devenait envoûtante ; aucun miroir au monde, on le sentait, aucun amant n’eût pu suffire à une telle gloutonnerie narcissique : elle marchait pour la mer.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 août 2011
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