écrire avec... Claude Simon | mystère des vies a-chronologiques

"Tous les mots sont adultes", méthode pour l’atelier d’écriture – reprise progressive en version numérique, révisée et augmentée


Tous les mots sont adultes, sommaire complet.

 

On a toujours affaire sur notre chemin aux belles âmes qui parlent du Nouveau roman comme d’un épouvantail, mais oublions-les, comme d’ailleurs nous avons oublié le Nouveau roman. Comptent ces oeuvres, leur sève, leur force, l’écart entre ces individualités dont probablement le seul point commun c’est comment l’Histoire est venu traverser l’archéologie familiale. Nulle vénération particulière, juste qu’on sait les mesurer à ce qu’ils valent, les lutteurs : Duras, Sarraute, Simon et les autres.

Le plaisir à lire Claude Simon est un plaisir physique. Il requiert l’intelligence avec les sens ? Tant mieux : Faulkner non plus n’est pas facile à lire.

La question pour moi, dans un cycle d’atelier, n’est donc pas seulement orientée vers la quête du texte : elle est d’organiser physiquement la rencontre avec un auteur. Peu importe ce que je dis de Claude Simon sa vie son oeuvre (sans ponctuation), compte – mais là radicalement, et au bout de 20 ans de pratique d’autant plus enragé là-dessus que les hautains bastions universitaires organisent littéralement une politique de terre brûlée sur l’écriture créative – que j’aurai fait écrire mes étudiants depuis telle page de Claude Simon. Il suffit d’une phrase, pourvu qu’on l’embrasse à bras-le-corps.

Alors peu importe où et comment on le croise dans le cycle : via Histoire si on travaille sur l’image (lien à venir), via la suite de descentes en avion sur les villes dans Le jardin des Plantes (ah bon, vous ne vous en servez pas encore ? sourire), ou via ce grand texte d’introduction aux Géorgiques. Il y a même des exercices plus secrets et encore plus beaux à pratiquer sur Claude Simon, mais je garde pour un peu plus tard de les exposer ici : son rituel de décrire sa propre page, puis la table, puis les objets sur la table, puis la pièce, puis la fenêtre dans l’incipit de chaque livre (et pour lanceur, je choisis L’Acacia), croyez que c’est une des pistes les plus belles et mystérieuses que je connaisse dans les rendez-vous d’écriture.

Je ne reprends pas ici ce que dit pour Lambeaux de Charles Juliet : le déport sur la contrainte du pronom (il a trente ans... il a huit ans... il a cinquante ans...) qui évacue la censure des contenus, qui viennent par le dos de celui qui écrit, mais surtout l’atteinte au temps : on passe de trente à huit puis cinquante, et alors ?

Mais la magie principale de ce texte – et qui suppose de le montrer matériellement aux étudiants, même si on en dispose sur son iPad –, c’est que Claude Simon tient 54 pages du livre avec sa contrainte. Ce qui signifie : un, qu’il ne sait pas encore ce qui va lui surgir sur la page quand il commence, c’est la contrainte qui débusque les contenus, et pas la mémoire ou le savoir, deux, qu’il ne s’agit pas d’un exerciçounet d’écriture, mais bien d’une piste majeure, à laquelle on peut consacrer, sur un seul personnage, deux ou quatre mois de sa vie. Alors, quand vos SciencesPo savent qu’ils en seront quitte avec cinquante minutes d’écriture et 3 pages plutôt que 54, ils vont s’y engouffrer.

C’est toujours un bonheur aussi, ces grands déclencheurs, parce que la proposition étant suffisamment précise, forme autant que territoire, on établit un court-circuit : vous conduisez l’écriture Claude Simon, le texte ne sera pas maladroit ni amateur. Il sera un texte. Grande joie d’écoute.

Et pour moi, partie gagnée : ce petit bonhomme râblé, orphelin dès août 14, qui a fréquenté l’école des Beaux-Arts de Perpignan et voulait être photographe, s’est perdu dans la guerre d’Espagne puis sur la route des Flandres, ce qu’on lui devra ce n’est même pas son ou ses livres – il sera bien temps plus tard – c’est leur propre texte, et ce vertige et ce bonheur qui seront associés au nom de Claude Simon.

C’est pourquoi, ô hautains bastions de l’université en voie progressive de fissuration, à ne pas nous écouter, depuis 20 ans, c’est vous qui avez manqué quelque chose.

FB

Photographie : Claude Simon, Apesanteur, © éditions Maeght.

 

le "il" de Claude Simon : vies minuscules, écriture majuscule


Voici un autre texte-outil puissant et tout terrain, pour proposer aux participants la mise en écriture d’une biographie singulière, et redonner l’illusion d’une biographie complète même si on ne va écrire que le peu qu’on sait ou qu’on imagine du personnage sur lequel on écrit.

C’est une vieille passion littéraire que de reconstruire des vies, un élément fondateur de notre narratologie. Quelques-unes des Historiettes de Tallemant des Réaux, malgré leur éloignement de langue, par leur brièveté, et ce qu’en dit Céline, de tout ramasser en dix lignes d’un être, l’argent et l’amour compris, m’ont servi longtemps, mais dans l’espace si bref du texte rédigé en atelier, ne suffisaient pas à briser la lourdeur du compte-rendu chronologique, la rhétorique très conventionnelle qui surnageait dans les textes collectés. J’ai cherché souvent à utiliser la magistrale autobiographie de Pierre Michon, où une suite de récits apparemment disjoints et autonomes contraignent chaque fois d’envisager qui nous la raconte, un narrateur dont on saura trop peu, mais dont la suite de figures engendrées par les récits séparés de ses Vies minuscules (Gallimard, 1984) fait l’enjeu essentiel du texte à mesure qu’il se rapproche par un enlacement de plus en plus serré de ce narrateur qui ne se montre pas, ou juste assez pour se faire deviner : mais la phrase de ce livre-culte, convoquant toutes les ressources de la langue classique, ne se laisse pas facilement approprier en écriture collective.

L’outil, c’est l’utilisation récurrente d’un il qui va en fait noter ce qu’on sait ou peut imaginer du personnage uniquement en suivant l’ordre d’apparition des figures et images, sans chercher à en produire une mise en ordre chronologique. Répétition saccadée d’une forme épurée, dépouillée, sujet verbe complément, renvoyant immédiatement aux actions objectives du personnage. Le texte de Claude Simon commence par une phrase posant le personnage à cinquante ans, suit par une phrase du personnage à trente ans, et une autre du personnage à soixante-dix ans. Donc disjonction temporelle totale, puisque c’est leur simultanéité dans notre propre représentation qu’on parcourt.

Voici le début de cette biographie que déploie Claude Simon dans ses Géorgiques (Minuit, 1982) :

Il a cinquante ans. Il est général en chef de l’artillerie de l’armée d’Italie. Il réside à Milan. Il porte une tunique au col et au plastron brodés de dorures. Il a soixante ans. Il surveille les travaux d’achèvement de la terrasse de son château. Il est frileusement enveloppé d’une vieille houppelande militaire. Il voit des points noirs. Le soir il sera mort. Il a trente ans. Il est capitaine. Il va à l’opéra…

Claude Simon, Les Géorgiques, Minuit, 1981.

D’autre part, le texte de Claude Simon alterne notations d’archives, notations parfaitement objectives, balises de vie, et reconstructions éminemment subjectives, dans une stricte égalité formelle. Dans Les Géorgiques, Claude Simon déploie sur soixante-dix pages cette forme strictement linéaire, mais toujours a-chronologique, appliquée au même personnage. Dans la séance d’écriture, évidemment, on n’ira pas si loin : mais on doit avoir en tête qu’on impulse un mouvement qui pourrait se prolonger bien au-delà du texte.

Il est temps à chacun de choisir ce personnage, en fonction de son importance pour chacun et ce qui le relie à lui. Insister sur le fait que cet outil permet de réfléchir une grande part d’indéterminé, d’énigme : c’est il ou elle, rien d’autre, pas de nom. Chaque phrase donc bâtie sur un temps et un lieu, une chose, mais chaque fois un saut quant au temps, au lieu, aux choses, jamais deux phrases sur le même continuum.

Joindre à la présentation ou à la lecture d’extraits de ce texte de Claude Simon (qu’on aura eu soin, bien sûr, de situer comme tournant majeur de l’œuvre et de la biographie de son auteur), la phrase qui lui sert d’épigraphe : « Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine et sur notre âme par conséquent », Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Elle définit très bien ce que vont conquérir, un par un, chacun des il qu’on va lancer, selon l’ordre de leur seul surgissement mental, à l’assaut du personnage à définir.

On se souvient d’avoir abordé plus haut le personnage, avec Koltès d’une part, avec Lambeaux de Charles Juliet d’autre part. Le texte de Claude Simon peut-être utilisé dans le même contexte d’exercice d’écriture, mais sa structure avec le « il » se prêt parfaitement à un nouveau dépli, et la réécriture.

Tout simplement d’abord en intégrant, pour chaque « il » définissant un âge, le lieu. Notes sur le lieu, ce qu’on y voit, ce qu’on y accumule, les objets, la disposition des pièces, les trajets qu’on peut y associer. C’est une première passe, celle de « matériaux », pour lesquels je demande qu’on s’obstine, une bonne demi-heure durant, à les collecter, sans s’interroger sur le lien, sur l’inclusion. Ces matériaux, c’est aussi les noms propres associés, les personnages secondaires qu’on peut associer.

Ensuite, j’aime sur cette proposition travailler presque en direct, me promenant dans les textes en écriture, essayant de faire rebondir le groupe sur ce que je découvre chez chacun. Par exemple, insérer le mot rêve, cela provoque quoi : rêve du personnage, ou rêve à propos de lui ou de ces lieux. Et ce qu’on a fait une fois sur le visage, est-on sûr ici de voir les gens d’assez près, corps, habits, regards ? Et pourquoi pas distribuer à cet instant un poème pour quelques lignes de pure saisie poétique liée à cette vie qu’on a décrit, et insérer comme une ultime touche cette antienne dégagée de tout contenu ?

Lorsqu’il s’agit de réécriture, je n’aime pas qu’on reprenne un texte d’une semaine à l’autre. C’est lorsqu’on peut organiser une suite de séances en temps ouvert, avec seulement une lecture tout à la fin, sur une pleine journée ou tout un soir. L’important, c’est qu’à partir de cet enfoncement, de cette première accumulation, de proposer maintenant un travail sur le lien qui relie à ce lieu, à ce personnage. Un texte qui parte vraiment d’un « je ». À ce stade du travail, peu importe d’ailleurs de fournir une piste formelle. C’est presque un journal de soi-même dans la relation à ce qu’on a écrit. Je cite des exemples pris à la disjonction temporelle des Mémoires d’Outre-Tombe, et surtout la façon dont Pierre Michon, dans ses Vies minuscules, organise la présence du narrateur, alors que, si le narrateur représente l’enjeu central, ce qui est dit de lui va laisser en creux la tension principale.

Quand ce texte sera écrit, on propose aux participants de construire eux-mêmes le montage des différents éléments, en vue de la lecture. Emboîtements et imbrications, mise en relief… Ce qui m’étonne le plus, dans ce qu’on entend ensuite, c’est comment ce texte en « je » démultiplie l’enjeu de la première strate, et comment inversement l’appui sur cette vie d’un autre apporte à la surface et au risque de ce « je ».

Certains écrivains s’imposent par principe d’écrire eux-mêmes lors des ateliers d’écriture qu’ils conduisent, moi pas : je considère que mes pics et mobilisation d’énergie ou concentration, pour exposer l’exercice, ou ensuite pour accueillir les textes et les mettre en travail, ne sont pas les mêmes temps de concentration que les participants. Et lorsqu’ils écrivent, ce n’est pas le travail qui manque à l’enseignant ou au formateur et à l’animateur : rare qu’on ne soit pas sollicité. Mais justement, dans cet exercice de construction d’une vie, très rare que je n’écrive pas moi-même en même temps que les participants, rien que par curiosité ou goût de l’imprévu.

Dans l’ensemble des textes écoutés ou reçus, celui ci-dessous. Il concerne une vieille femme, Suzanne Moreau, et le texte est écrit par sa petite-fille, bibliothécaire en Seine Saint-Denis. Il s’agissait de la fin d’un cycle d’écriture. Depuis, l’auteur a continué d’écrire, ce texte lui a ouvert un autre espace. Dans cette première version, l’émotion venait peut-être aussi d’un fait bien trop inaperçu : la voix des humbles, la voix des anonymes, ne résonne encore que bien trop faiblement dans la littérature.

Ce qui sépare de la littérature les gens que nous rencontrons en atelier n’est pas seulement une question de langue, mais ce grand écart à franchir pour qu’entrent dans la langue celles et ceux qui ne se sont pas préoccupés d’y prendre voix. De la phrase ample et rauque de Michon à l’anonyme Suzanne Moreau, c’est en tout cas ce qui définit en tout cas le partage :

Elle s’appelle Suzanne, Suzanne Moreau, je crois. Comment est-ce qu’on la surnommait avant ? Suzie ? Suzon ? Ou Suze ? Je ne sais pas.

Elle rit aux éclats, elle est à côté de celui qu’elle aime, dans le jardin de leur maison. Leur maison à eux deux, à Tunis, dans les années 40. Elle vient d’avoir une petite fille. Ils sont beaux tous les trois, beaux comme une légende, une histoire qui n’existe pas.

Est-ce qu’elle a été heureuse Suzanne Moreau ? Même un petit peu, avec celui de la photo ? Celui qu’elle aime et qui en aime d’autres. Georges, géomètre de son état, toujours ailleurs, apatride longtemps et maintenant pour toujours en Guadeloupe. Mort en insulaire.

Est-ce qu’elle a tété heureuse un jour, même un petit peu Suzanne Moreau ? Plus heureuse que ce jour-là dans les années 80 où je l’ai vue. Dans sa cuisine ? Dans son salon ? Difficile à dire. C’est quoi cette pièce vide, tellement il n’y a rien ? Et ce visage creusé, ce sourire sans dents fumant des gauloises bleues. Suzanne Moreau c’est cette image de la vieillesse que je garde longtemps et que je fuis comme un cauchemar. Si être vieux c’est être seul, je ne veux pas grandir.

Elle a été heureuse Suzanne Moreau ? Oui forcement, comme un cauchemar que l’on chasse de la main.

Elle ressemble à quoi sa maison à Suzanne Moreau ? Elle est toute petite. C’est une maison de rien, de pacotille. Un logement provisoire donné par Emmaüs. Un bloc carré pour gens en partance, 4 murs, un toit. Le strict minimum. Elle devait repartir, ses sept enfants avec. Mais il est resté là-bas, lui, ou ailleurs. Il n’est pas revenu. Il a habité d’autres maisons grandes comme celles de Tunis, avec des Jardins tout autour, ou pas. Et il a rendu d’autres femmes heureuses, heureuses comme Suzanne Moreau. Et il a eu d’autres enfants qu’il a probablement appelé comme les premiers : Georges, Solange, Monique, Roland, Geneviève, Pierre et Marc.

Je ne veux pas y rentrer dans cette maison. On m’y tire par la manche. Je ferme les yeux, je ne veux pas entrer. Il y fait sombre dans cette maison et pas uniquement à cause des yeux fermés. Au sol, on dirait du sable ou de la terre, très fine. Les murs, de la même couleur. Presque rien à l’intérieur de cette maison minuscule avec une toute petite vie dedans. Presque rien. Sauf une table et une chaise. On reste debout, même après avoir dit bonjour.

On lui tend un paquet de cigarette à Suzanne Moreau. Elle sourit aux anges. Un sourire de femme édentée. Ce bonheur fugace et l’horreur de ce sourire. Il y a quelque chose qui ne colle pas, qui est intolérable. Ferme la bouche, Suzanne Moreau, tu me fais peur. Suzanne Moreau comme un masque de la vieillesse avec des cheveux brun dessus. Des cheveux qui ne vont pas avec le reste. Des cheveux permanentés, comme des poils de chien. Elle n’est pas belle Suzanne Moreau, pourtant elle l’a été.

En réalité, ce n’est pas ton visage qui m’a effrayé ce jour-là. C’est ta vie comme un rien. C’est l’abandon de tout les tiens dont j’étais témoin. C’est la gêne de ta fille aussi, ma mère, qui nous avais amené là pour se racheter de la distance qu’elle avait été obligé de mettre entre vous.

Comment je t’ai appelé à ce moment-là ? J’ai dû te dire Madame, pour marquer la distance à mon tour. Je ne t’ai pas connu Suzanne Moreau, je le regrette et j’aurais aimé que tu sois heureuse.

Je ferme les yeux, tu es là. Tu n’as pas souffert, tu n’as pas été abandonnée. J’ai le droit de faire ce rêve. C’est ce que me permet la fiction. Mère et filles, comme une continuité, heureuses.

Association Bibliothèques de Seine Saint-Denis, stage de formation, Pantin, mai 2005.

Je remercie l’auteur de m’avoir autorisé à publier cette version originale du texte qu’elle a prolongé depuis lors. Dans ce premier jet, on distingue bien les étapes successives du travail proposé, via les lieux, l’inscription du narrateur, le travail enfin sur gestes et visages, puis dialogues ou paroles.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 septembre 2013
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