web, imprimé, bifurcations

l’imprimé et le web, 2 métiers complémentaires et indépendants, justement parce que pas un métier


Je m’étais habitué au modèle : j’écris en ligne, puisque je ne sais plus faire autrement, et que c’est comme ça pour moi le plus vivant. Le site est une matière vive, en constante évolution, rubriques, arborescences, liens et images, c’est l’atelier où je m’installe, assis à ma table ou debout au pupitre. On peut sur le web pratiquer l’écriture longue : on reprend ses textes, on poursuit une idée sur plusieurs années, on recompose – aucune différence avec le travail autrefois quantifié par la publication papier.

C’est une divergence plus conceptuelle avec ceux qui théorisent le web (les amis Gilles B. ou René A.) quand ils parlent de fractionnement de l’écriture dans nos publications web : le travail manuscrit de Balzac ou Proust l’est tout autant, j’ai l’impression (question aux mêmes) qu’il faudrait nous ouvrir à une notion de continuité quantifiée de la publication, quitte à la projeter rétrospectivement dans quelques oeuvres alors examinées autrement que sous le primat du livre, même continuité quantifiée dont le livre est seulement l’ultime projection alors fixe (ou pas, voir chapitres Après le livre sur Balzac, Baudelaire ou Kafka). Exemplaire ainsi la structure interne du Van Gogh suicidé de la société d’Artaud, 4 rédactions orales successives, chacune reprenant le même point de départ. Donc ainsi se sont écrites, lentement, avec reprise continue en ligne, mes Fictions du corps, 48 fragments, avec photographies et vidéos s’y greffant progressivement, et cette sensation aussi énigmatique que le travail sur cahiers, que c’est au bout, qu’on arrive à une stabilisation ou une clôture, qu’on doit soi-même entamer autre chose. En allant lire sur les ronds-points, pour les voitures qui passent, c’est un peu comme si je m’incarnais dans les personnages de ces Fictions du corps.

Cette clôture, le livre en porte le nom. De mon côté, yeux d’un côté, recherche d’occurrences et disponibilité de l’autre, je lis désormais principalement en numérique, sur le Kindle, le téléphone ou l’ordi. En construisant sur ce site sa librairie numérique, il s’agit moins d’épicerie (musique, art ou littérature, ce qui se recherche concerne une communauté bien restreinte) que d’expérimenter cette clôture dans sa possibilité même : ajout de documents, cahier de phots (dans Mécanique mis en ligne hier, pour compenser), possibilité de reprise et d’évolution du livre (une version 2.0 d’Après le livre) que n’offre pas l’imprimé. Et surtout le confort de lecture, par rapport à la disponibilité sur site – les 2 d’ailleurs interagissant : en tout cas, c’est un des enjeux du projet nerval.fr, qui va franchir cette semaine les 70 000 pages lues, que de réfléchir à la lisibilité en ligne de proses non fractionnées.

Avec publie.net, il y a 2 ans, nous avions été les premiers à tenter l’idée de livres imprimés (magnifique outil Print On Demand d’Hachette Maurepas, que nous détournions pour la création au lieu du reprint) incluant code de téléchargement du livre numérique – la tâche, dans contexte de méfiance générale, ou parce qu’on s’y est pris trop tôt, était trop lourde pour moi, je l’ai laissée à meilleures mains. Mais il s’agit bien d’une frontière qu’on explore d’un commun effort. Mes traductions Lovecraft vont être accueillies au printemps prochain en Points Seuil, mais l’écosystème auteur que constitue le site ne peut être mis en cause, et personne au Seuil ne viendra prétendre que le numérique est leur priorité, j’en assume donc la diffusion directe (et ça marche, merci aux lecteurs, merci à Immatériel.fr). Dans les 2 cas, il y a pourtant une séparation essentielle et double (j’ai intitulé cette collection Raison double) dans le prédicat : 1, un prix inférieur à 5€ (ce sera aussi le cas, d’ailleurs, pour les fascicules Lovecraft en Points), qui laisse déjà une marge auteur supérieure à la rétribution éditeur (ça faisait déjà partie du projet publie.net à son origine), 2, avoir trop de fois entendu « j’ai lu tel ou tel livre de vous », si le contrat auteur/lecteur s’établit sur 1 livre, qu’il s’établisse sur l’oeuvre : le pass 1 fois pour toutes Tiers Livre permet l’accès global, forfaitaire et pérenne à ces eBooks. Il n’empêche que l’accumulation de savoirs, la puissance lente de diffusion, l’artisanat collectif de publication qu’est le monde imprimé est un circuit de plus en plus séparé. Nous sommes des funambules du livre numérique, le monde imprimé propose seulement (d’ailleurs, petit à petit, de mieux en mieux) des versions numériques des versions papier, c’est une complémentarité. Question aussi de délais : pas possible pour moi, désormais, l’idée qu’un travail ait à attendre 10 mois pour paraître.

J’avais donc été ô combien heureux de la proposition de mes amis de Verdier, en juin dernier, que paraissent dans la collection jaune, qui a été si importante dans mon parcours autrefois, ces Fictions du corps, dans un autre équilibre graphique, une autre dimension d’objet, tout le soin et la réflexion qu’ils y apportent, et la présence librairie qui leur est accordée. Mais patatras hier matin, je crois tout simplement qu’ils n’avaient pas regardé mon site depuis longtemps, la disponibilité numérique du texte les fait changer d’avis. Passons sur quelques incohérences : « et aussi sur Amazon » disent-ils comme à crime, alors que le principe d’Immatériel a toujours été la disponibilité sur la totalité des plate-formes, et – que je sache – Amazon est certainement le premier libraire de Verdier aussi en chiffres.

Pincement au coeur, je sais l’exigence de leur travail, et c’était aussi une façon de reprendre le chemin commun, même si le numérique n’a jamais été chez non plus la priorité. Et puis finalement c’est passé assez vite – peut-être il y aura une édition imprimée avec un autre éditeur volontaire, qui le ferait en connaissance de cause, on verra. Mais pour mon attachement premier, il est bien d’abord à cette unicité de l’écriture dans le site. Les Verdier mentionnaient mon billet récent du livre et du pantalon : oui, je dis et maintiens qu’il faut réviser en profondeur le contrat éditeur, le limiter à 10 ans tacitement renouvelables comme tous les autres contrats commerciaux, et ceux des contrats éditeurs de tous nos voisins qui ne s’en portent pas plus mal, et qu’il est parfaitement légitime à un auteur de séparer les droits imprimés et les droits numériques. Sur toile de fond d’un changement essentiel : comme pour les musiciens, ce ne sont plus le disque ni le livre (s’il l’a jamais été) qui assurent l’indépendance de notre vie et de notre travail, à nous de trouver les micro-modèles qui permettent de maintenir nos ateliers, lents et quasi invisibles, dans une logique d’accès généralisé et le contexte d’une profusion indifférenciée, peu rémunérative. Ainsi le Seuil qui me demande l’exclusivité des droits numériques pendant 2 ans après la sortie du livre (pour Objets ou Proust, avec 23% de rétribution, mais me laisse liberté ensuite de proposer mes propres versions. Ou discussion sereine avec Minuit, signé avec eux à 20%, leur laissant versions numériques exclusives sur certains titres (Sortie d’usine, Parking) et gardant pour moi certains autres, dont je veux faire un principe de recherche (Limite ou Un fait divers par exemple). Seulement, si nous concédons nos droits numériques à un éditeur classique, le moindre c’est qu’on sache s’il est en état de les promouvoir, et d’y porter la même créativité qui l’honore dans l’imprimé, et c’est loin d’être gagné (voir remarquable vidéo de Vincent Monadé, directeur du Centre national du livre, sur le barrage des éditeurs au numérique pourquoi comment – et, très accessoirement, l’absence totale de toute mention du web de création mais bon).

« Nous ne croyons pas que la littérature sortira grandie de cette passe périlleuse si la confiance entre les acteurs du livre est si légèrement mise à mal », dit Verdier, mais je m’inscris en faux , s’appuyer le dos contre la porte ne sert à rien, c’est trop tard : grand traverseur des voyes périlleuses se disait Rabelais, et la littérature – le langage comme réflexion – c’est précisément dans l’intérieur des usages du monde en tant que langage qu’elle s’éprouve, et sur le lieu même de cette confrontation. Internet est évidemment à la fois l’outil, le vecteur et le support d’un travail qui a décidé de ne pas se cantonner au divertissement culturel où à la réserve indienne (les grillages imposés à Nao Fontaine dans le 1er texte qui a conduit à Kuessipan – je n’emploie pas cette image à la légère). Se grandir ou pas, ce n’est pas la question : travailler oui, humblement, obstinément. Pour la confiance, c’est autre chose, disons qu’on s’intéresse réciproquement les uns les autres à proportion de nos autres tâches, et c’est pas si mal comme ça – on porte chacun probablement le deuil des années 80 avec L’oeil de la lettre et autres initiatives, de l’eau a coulé depuis sous les pilons des imprimeurs. Quant au légèrement, allons-y, c’est bien légèrement que j’assume 15 ans de web (ce site existe depuis 1997), en prise constante – quand bien même parfois polémique, ô lobbyings des assis, on se rappelle assez à leur bon souvenir même quand ils nous tournent le dos.

On restera ami, avec les Verdier, pas de problème, on a trop partagé. Mais je n’avais pas pris conscience avant ce mail d’hier matin comment – quand on est côté auteur – c’est intérieurement la logique du travail qui compte, quel que soit le prix à payer (ou la rémunération matérielle et symbolique dont je me prive, puisque accusé réception sans discuter plus, juste dit que dommage...). Et ce qui m’est nécessaire, c’est bien d’abord le labo que constitue le site, ça ne peut plus ni se morceler ni se négocier.

Pas un auteur aujourd’hui qui ne soit confronté à ces ondes de choc, qui obligent à tout relire, tout réinventer. Ce dont on a besoin, c’est un labo. Funambule peut-être, inconfortable certainement, mais j’assume le mien. Et d’autant plus reconnaissant à l’équipe de France 3 Un livre un jour (merci Olivier Barrot et Delphine Japhet) d’avoir consacré un spot à ces mêmes Fictions du corps en parution numérique...

 

 

Image en haut de page : broyeurs à l’arrière d’une imprimerie, Tours Sud, sept 2014.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 septembre 2014
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