dans ma bibliothèque | ma première liseuse numérique

de ce qui devait basculer et a basculé mais pas vers où on pensait


C’était en juillet 2008. Ça semble si loin.

À échelle de mes dates numériques – premier ordi 1988, première connexion 1996, ce site 1997, ADSL 2002 – c’est pourtant un segment d’histoire si court.

Cela veut dire que depuis 20 ans j’avais devant moi pour écrire un ordinateur, et que depuis 10 ans je lisais évidemment beaucoup sur écran. L’aventure avait commencé comme ça, en 1996, bien avant que la BNF et les autres aient des sites, en s’organisant en réseau (Athena, ABU) pour rendre disponibles en ligne quelques trésors forts de la langue française : ainsi j’ai recopié tout le Spleen de Paris (les « poèmes en prose » de Baudelaire) et je les considère toujours un peu comme miens dans ce qui en circule.

Mais ce n’était pas sur « appareil dédié ». Et même l’iPad, qui arriverait deux ans plus tard, en avril 2010, semblait une sorte de vague utopie.

Le principe du papier numérique existait déjà depuis longtemps : une mince feuille souple dans laquelle l’impulsion électrique de changement de page fait monter ou descendre dans l’épaisseur de la feuille des micro-billes noires, qui restent définitivement affichées, avec la stabilité et la lisibilité du livre papier, pour autant de temps qu’on le voudrait.

Je crois que cet été-là, logés à Bleecker Street, je n’avais pas pu attendre vraiment longtemps. J’ai réalisé mon achat dans le Borders de Manhattan South, j’en rapporterai une autre pour un ami que j’achèterais dans le Borders de Colombus.

Et c’est vraiment curieux pour moi de relire aujourd’hui mon premier compte rendu d’utilisation, de redécouvrir le même appareil mais avec les textes que j’y avais placés.

J’avais l’impression d’effectuer une très grande chose : un livre qui contiendrait des livres, un livre sans épaisseur, un livre où nous pouvions nous-mêmes éditer nos textes pour la diffusion numérique.

Je me revois pour le premier déballage, l’insertion de la micro-carte SD, le câble USB pour transférer sur l’appareil les premiers PDF (si l’epub existait, je l’ignorais, ça viendrait les mois suivants, tout est allé si vite dans cette si brève histoire).

J’avais acheté l’étui cuir quelques jours après, on vous proposait aussi des étuis incluant une petite lampe à diode électroluminescente pour éclairer l’écran la nuit.

Je crois que cette machine m’a surtout servi – et intensivement, pendant un an – à nos premières manips sur textes numériques, premiers essais epubs. Je me souviens aussi m’en être souvent servi pour lecture en public, j’en frémis un peu à rebours. Mais on était si peu à en avoir, de ces nouvelles « liseuses » !

À la manipuler aujourd’hui je comprends des éléments dont je ne disposais pas à l’époque : la nécessité d’une prise de la main qui la rende anthropomorphe, l’étui qui déborde un peu et piqué façon maroquinerie pour donner le contact et l’épaisseur du livre, et l’ergonomie en alu brossé (il y avait prise casque, réglage son, prise antivol, double inerte cartes, plus les boutons de fonction, plus le double bouton d’avance pages etc. Sony jouait l’objet haut de gamme, donc la valeur symbolique du livre.

Je me souviens aussi, cet automne-là, des rencontres avec François Pachet au labo Sony derrière l’ENSAD, comment je regardais ébahi leurs recherches sur les robots, et comment on avait mis au point sur un chapitre de ma bio Rolling Stones un système d’ancrage d’extraits mp3 plus un basculement vers la traduction japonaise. C’est ce genre de chose qui irait si vite ensuite.

La machine fonctionne, mais l’écran ne s’allume plus. On distingue encore vaguement des lettres en contrejour, figées pour l’éternité. J’aime bien cette idée d’un texte inconnu et qui resterait à jamais illisible et secret. Je ne sais pas comment se sont faites ces fausses rayures perpendiculaires, la page faite pour les lettres devenue une affiche géométrique abstraite. Ça en fait une curiosité : quand je serai mort et célèbre, mes enfants pourront la revendre sur eBay.

Sony avait baptisé ce modèle de liseuse PRS 505. Le 505 c’est une légende de dériveur, du temps de mon adolescence. Je suis content de l’avoir gardée dans mon musée des bricolos numériques (une pleine armoire, il y a aussi mon premier Mac portable, le 145, avec son disque dur de 45 Mo que j’avais appelé Océan tellement c’était grand).

La PRS 600 arriverait un an plus tard, avec un écran tactile, donc presque plus de boutons, un petit stylet qui permettait aussi les annotations. À ce moment-là on venait d’arriver au Québec, souvenir précis que pour être les premiers, à quelques-uns on les avait commandées par je ne sais quelle astuce et que Clément Laberge était venu me la porter à domicile. Celle-là, parce que toute cette année au Québec je n’avais ni mes Balzac ni mes Jules Verne ni mon Saint-Simon etc, j’ai vraiment lu sur liseuse, parce que c’était ma bibliothèque.

Là aussi, un nouveau compte rendu sur le site, avec d’autres photos, et on mesure le chemin. Je m’en servais avec le stylet comme tablette graphique, et j’avais écrit tout un texte avec : 97 portraits de bus (la 801).

Puis je ne sais pas. Même pas souvenir de ce qu’elle est devenue, la PRS 600. J’ai acheté un premier Kindle, puis un deuxième et un troisième, mais mon petit Kindle PaperWhite tout fin, acheté lui aussi à New York, ça fait plus de 2 ans et jamais une tuile. Mais c’est juste un terminal, qu’on recharge en livres par la wifi.

Je n’ai aucune idée du devenir de la lecture sur liseuse. Ce que tentait le PRS 505, avec sa lourdeur et son épaisseur, son alu anodisé et son étui cuir piqué, voilà qui est fini. Je lis quand même tous les soirs sur liseuse (le Kindle) et ne lis plus sur papier que quand je ne peux pas faire autrement.

Mais, dans mes 10 à 15 heures d’ordi quotidiennes, ce qui ne veut pas dire travail sur ordi, la lecture occupe bien sûr une place d’importance.

Lire différemment, donc écrire différemment. Écrire pour l’outil, c’est plutôt écrire pour ici, le site. Je vois plus le livre numérique, ceux de ma petite collection (et la façon dont je m’accroche à l’idée d’un accès forfaitaire, même si chacun des livres numériques est disponible séparément dans la totalité des librairies en ligne) je les vois plus comme un prolongement, une sorte de micro labo ergonomique.

Même si le livre de poche a entamé une régression brutale, les étudiants semblent décider à zapper complètement l’étape de la liseuse numérique – ça n’aurait été qu’un objet provisoire, projection du livre imprimé dans le média numérique, pour le temps de la transition ? Je n’ai pas de réponse, sinon l’importance d’élaborer ici-même des modes de récit qui naissent à même ce média neuf.

Nous n’avons plus besoin de vision sur le futur du livre, nous avons besoin d’historiciser notre relation au présent, dans son caractère imprédictible pour assumer notre responsabilité dans la transmission et l’exercice de la littérature.

Mais je garde, dans ma bibliothèque, ma première liseuse – pourtant vide de tous textes, puisqu’ils étaient dans la petite carte SD insérable.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 19 novembre 2014
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