atelier d’été, 1 | les peurs

vers le fantastique – lancement de l’atelier d’été 2015


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 note de vendredi 10 : suite au gros plantage d’hier je crois avoir tout réparé, sauf un texte qui finissait par "c’était il y a 45 ans" que je n’arrive plus à retrouver ? merci de l’aide !
 note de samedi 11 : la proposition 2 est en ligne, mais bien sûr toujours possible d’envoyer une contribution pour celle-ci, et ensuite à chacun de faire selon l’ordre qu’il souhaite...

Résumé de la proposition :
 on travaille sur les souvenirs associés à des peurs, même les plus anciennes ;
 contrainte de les rassembler en un seul paragraphe, sans se laisser happer par une seule, mais en privilégiant l’accumulation sur le développement ;
 l’atelier consistera en un livre collectif, chaque chapitre rassemblant l’ensemble des contributions pour chaque proposition, donc veiller à ce que forme et longueur de vos paragraphes-contributions soient compatibles avec le rythme induit par l’ensemble ;
 fiches et notes d’appui disponibles dans l’espace téléchargement du site, contributions en ligne réservées aux abonnés ;
 notes aux personnes qui s’inscriraient maintenant : bienvenue, tout d’abord ! – et ne pas m’en vouloir si confirmation ne vous parvient que quelques heures après l’inscription, suis en décalage horaire et connexion moins régulière qu’en France.
 images ci-dessus : Providence, nuit, juillet 2015.

 

la proposition peurs / paragraphe


Cette fois il me semble être prêt pour le lancement du parcours. Ce qu’il me fallait trouver, pour cette première proposition, c’est plutôt des filtres-retard, des écrans qui empêchent de se lancer trop vite vers le centre ou le noyau de ce qu’on vise.

Concrètement : un parcours qui nous mènera, sur 8 ou 10 propositions, à travers les figures principales du récit fantastique et son fonctionnement. Au bout du voyage, le chemin même parcouru par chacun (d’une part) et parcouru ensemble (d’autre part) constitueront par leur trace et leur arbitraire ce récit fantastique lui-même.

Parce qu’on souhaite se rendre dans le lieu le plus énigmatique et vertigineux du récit, là où l’invention surgit à travers nous mais au-delà de nous, et que la tâche principale est peut-être d’accepter de lui laisser passage, de s’y rendre transparent.

J’ai pris mon temps, parce que je souhaite avant tout, en amont, indiquer une forme : en 8 ou 10 séquences, fabriquer ici un livre collectif, sans vraiment de clôture, mais dont la force imaginaire viendra d’avoir rassemblé toutes les contributions ensemble dans chacun des chapitres. Une diffraction d’un possible de l’imaginaire, où chaque lecteur trouvera progressivement le sien, par l’écart même des contributions rassemblées dans chacun des 8 ou 10 chapitres.

Pour cela, pour que réussisse l’entreprise commune – et ce sera aussi une nouveauté pour moi, qui ai toujours privilégié en atelier la diversité des formes pour les textes induits et recueillis – une discipline formelle : je propose que chaque contribution qui me sera transmise sera présentée sous la forme d’un paragraphe unique, un paragraphe bloc.

Bien sûr, c’est une des dimensions de ma recherche personnelle – ainsi, c’est la forme que j’utilise principalement pour mon journal en ligne. Mais c’est bien sûr un enjeu décisif depuis longtemps. Flaubert parle de phrase, et rarement de paragraphe, parfois même laissés aux copistes. L’unité de récit chez Proust c’est la séquence même de digression, dans un montage toujours très précis, mais de la séquence textuelle au-delà de ses paragraphes. Gertrude Stein est la première à l’établir nettement : « la révolution du XXe siècle, c’est le paragraphe » (je dois retrouver la citation exacte). Dans les oeuvres majeures du XXe siècle, celle de Thomas Bernhard : poèmes et romans plus théâtre d’abord en ordre séparé, puis ce livre au titre emblématique, Perturbation, qui finit, après l’enfoncement progressif dans la vallée montagneuse, par le monologue d’un seul paragraphe compact du « Prince ». Toute l’oeuvre ultérieure de Bernhard, soit autobiographique (La cave, Le froid, Le souffle, Un enfant...), soit romanesque (Béton, Maîtres anciens, Les naufragés jusqu’à Extinction) se présente sous forme de livres de format variable, de 120 à 400 pages, mais toujours fait d’un paragraphe unique. On peut relire aussi La mort de Virgile de Hermann Broch.

Bizarrement, je crois que tout le succès de ce que nous avons à faire ensemble tiendra à cette capacité de chacun de répondre à chacune de mes propositions successives par un paragraphe unique, et qui aura en même temps la générosité de penser qu’il doit recueillir l’énergie de la contribution qui le précède (veiller à l’incipit du paragraphe) et à une clôture nette, qui renvoie l’énergie pour le suivant.

Le nom (ou pseudo) des contributeurs accompagnera discrètement chaque paragraphe, c’est-à-dire qu’on pourra toujours retrouver l’auteur de chaque contribution, et bien sûr aussi tel lien que vous m’indiquerez chaque fois vers votre site ou blog, ou la progression de votre propre récit fantastique si vous êtes de celles et ceux qui le mettront en ligne parallèlement, sur votre blog ou Facebook ou autre (n’hésitez pas à créer un Tumblr ou un Wordpress pour cela...). Un paragraphe de 10 pages, et vous tuez le chapitre pour tous les autres. Un équilibre entre les contributions entre 3 et 5 lignes dans le paragraphe, et les contributions de 15 à 25 lignes dans le paragraphe, et la machine rythmique que nous pouvons initier ensemble sera formidable.

Paragraphe : c’est aussi arbitraire que la définition du vers par sa coupe. C’est la coupe et elle seule qui définit le paragraphe. Il peut être constitué d’une seule phrase, ou de trois (si souvent, dans le Journal de Kafka, voir les fiches), ou de plus. Il peut inclure des parenthèses, du dialogue, du monologue intérieur en italique, mais chaque contribution respecte qu’elle est une brique d’un dispositif collectif.

Alors, maintenant, commencer.

Aucune hésitation pour ce début, longtemps qu’il rumine. Mais là aussi, commencer par le filtre-retard : c’est un voyage de 2 mois. C’est une suite de 8 ou 10 propositions successives, dont la réussite viendra du voyage que chacun entretiendra depuis chacune de ses contributions à la suivante. Il n’y a pas de preuve à faire. Juste le sfumato d’une approche. De quelque chose qui se dessine, ne dit pas tout – et même plutôt le contraire : la force de se limiter à un élément concret, de le faire émerger nettement, imparablement. Relire les premières pages du Château de Kafka : on parle du pont qui fait la sortie du village. Si le pont tient en tant que pont, le roman réussit.

Cela ne veut pas dire être modeste dans la réponse. J’aimerais au contraire que chaque paragraphe, donc chaque contribution, soit aiguisé – le début, l’intérieur, la clôture – et aiguisé aussi le mode d’organisation formel de la marche interne du paragraphe. Fragment de digression, fragment de dialogue (dans les fiches, voir Edmond Jabès), équilibre en trois phrases ou lambeau (voir aussi les fiches : Lambeaux de Charles Juliet est un des livres les plus exemplairement conçu depuis l’autonomie de chacun de ses paragraphes).

Je travaille sur Lovecraft, il est probable que je le cite fréquemment dans ce troisième parcours d’été. Ce qui est fascinant chez ce grand, immense graphomane, c’est la continuité entre les notes de carnet (le Commonplace book, dans l’espace Lovecraft de la zone téléchargement), les lettres où il évoque des rêves, ou reprend un récit de voyage, et comment tout cela catalyse dans la fiction qui en résulte, parfois des années plus tard.

Je voudrais, pour cette première proposition, qu’on parte doucement. Non pour affaiblir. Mais pour une spatialité de l’imaginaire. Qu’on lui établisse un territoire. Qu’on la munisse de failles transitionnelles.

Formellement, la demande serait celle-ci :
 ne pas se laisser happer par ce qu’on va énoncer (on a tout l’été pour y entrer) mais les contenir à distance par leur seul statut dans l’accumulation ;
 accumulation : pour le contenu, reprendre le merveilleux livre de Seî Shonagon (et l’extrait présent aussi dans les fiches), pour s’en tenir à une sorte de liste, chaque élément brièvement évoqué, au plus précis ou au plus embryonnaire qu’on en dispose, et tout ça solidement emboîté dans le paragraphe ;
 clôture du paragraphe : énorme regret qu’un livre essentiel, Anachronisme de Christophe Tarkos, son livre testamentaire, ne soit pas actuellement réédité par POL, mais nombreuses traces dans Tiers Livre (voir ainsi Il existe de la musique, et autres occurrences de son nom dans les mots-clés, et bien sûr extrait dans les fiches) – chaque bloc de Tarkos (et encore plus celui qui part du mot bloc) est un récit à part entière, qui tire sa force de sa compression même.

Et bien sûr pour cela un contenu. Vous trouverez aussi dans les fiches une page où j’ai rassemblé des fragments de Blanchot sur la peur. De notre côté, il ne s’agit pas de parler de la peur en général – ça aussi, la digression emboîtée, on a le temps d’y venir. Plutôt de compléter Seî Shonagon par des titres qu’elle n’a pas développés explicitement : « choses qui font peur », non, mais « choses dont j’ai eu peur », oui. Souvenez-vous des livres lus enfant, souvenez-vous de Max et les Maximonstres, souvenez-vous de votre première lecture de H G Wells, souvenez-vous de votre premier film d’horreur (ah bon, pour La nuit des morts vivants vous étiez avec moi en 1970 un mercredi après-midi dans ce cinéma de la place d’Armes à Poitiers ?), souvenez-vous des attentes, émotions, d’un accident de voiture.

Je me résume : il ne s’agit pas de développer une peur. Il s’agit d’effectuer dans un seul et unique paragraphe, à chacun d’en décider le format – mais en pensant qu’il doit s’insérer dans la dynamique des autres – l’ensemble des plus anciens souvenirs liés aux peurs, et sans hésiter à remonter à l’enfance.

La compression, l’accumulation, la pluralité sont justement la protection qui va nous permettre de résister, de les convoquer sans se faire mal. Mais aussi, ce qui va nous permettre de nous traverser nous-mêmes (le « écrire avec de soi » de Roland Barthes) mais sans que le paragraphe relève du privé ou de l’intime. Le fonctionnement de chaque paragraphe, c’est comment chaque lecteur le réinterprétera selon son propre bagage, tant l’ombre sourde sous chacun de ces souvenirs est notre part commune (encore un titre de Blanchot).

Vos contributions reçues par e-mail à mon adresse, les « fiches » d’extraits toutes rassemblées dans la page ateliers de la zone téléchargement du site. Toutes ces propositions librement utilisables pour usage personnel ou en atelier, mais publication des contributions réservée aux abonnés du site.

Et c’est à vous !

PS : les contributions sont insérées directement dans cette page, mais commentaires ouverts pour discussion, et vos réactions d’auteur à auteur...

 

le chapitre 1 du livre collectif


Les peurs des autres, oui je les prenais, surtout si elles étaient un peu insolites, déjouant par là même toute tentative de rationalisation, mais je les prenais un peu comme on joue, du moins je le prétendais, seulement elles ouvraient un trou dans le monde solide, et l’attrait de ce trou jouait en moi, tentant, si tentant que, grimaçant de ma faiblesse j’y risquais un orteil, puis plus. Comme pour mes peurs qui étaient restées légendaires dans la famille, dont je riais encore pendant des années - cela s’est malheureusement estompé, tout le monde l’a oublié maintenant que sommes vieux - chaque fois qu’on les évoquait devant moi, avec une ironie assez peu tendre - nous nous aimons, sommes liés à travers des séparations parfois très longues, mais ne sommes jamais tendres, ou ne l’étions avant notre grand âge qui s’accompagne d’un peu d’égoïsme. Mes peurs donc, qui étaient comiques, entraînaient des comportements ridicules, que je surjouais, mais qui étaient bien là, présentes sous le ricanement, et la plus tenace malgré la disparition des chasses d’eau à longue chaîne, peur de ce qui était là, que je n’essayais pas de déterminer – un peu comme quand je nageais en surface dans la paix de PortMan, ce qui m’incitais à plonger – dans ce monde qui effleurait par la surface d’eau dans la cuvette, peur qui se réveillait quand me levais, et je tirais la chasse depuis le pas de la porte, au grand dame du mécanisme. Peur d’un bronze représentant je ne sais quel guerrier, sans doute Vercingétorix, sur la cheminée de la salle à manger d’une de mes tantes, pièce heureusement pourvue de deux portes ce qui me permettait de circuler en prenant garde à ne jamais lui tourner le dos... et la plaisanterie cruelle qui faisait qu’on m’attribuait une place juste sous lui, transformant le repas en enfer, surtout s’il comportait une viande. Peur d’une robe de chambre rouge comme le sang, qui me faisait penser à la mort de ma mère. N’y avait que les rochers un peu escarpés, les arbres, le feu, la circulation dont je ne tenais pas compte quand voulais traverser ou marcher sur la chaleur du macadam, qui ne suscitaient en moi aucune appréhension... BRIGITTE CÉLÉRIER.

Sur les murs, maintenant que l’heure est passée et avec elle les derniers trains, ce qui disparaît laisse grande la place au ballet des ombres venues là comme chaque soir prendre possession des lieux et ouvrir la nuit comme un sac éventré laissé en arrière de votre civilisation répand ce qui reste du monde une fois prononcé le Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate – dans l’éloignement les voyageurs s’engouffrent dans la ville rejoindre leur immeuble, leur chambre, le linceul de leurs draps tandis que nous restons ici pour la raison qu’il n’y a personne d’autres que nous, chacun seul en cette pensée, chacun sûr de la présence de l’autre tout près enveloppé de cette lumière passée aussi des nuits opaques où tout désormais est possible, Gare de l’Est rendue inutile avant les premiers trains de l’aube et livrée à ces corps là-bas adossés aux larges piliers nord, parenthèses entre une heure et cinq heures du matin – qui ne relèvent pourtant ni du matin ni du soir ; à main droite les types fument en attendant le client, à main gauche, ils pourraient dormir ou se battre, nus sur le sol, un enfant tout près dort, des cris montent parfois comme des éclats de rire que chaque instant menace d’être changé en sanglot, plus loin si on s’insulte c’est pour s’épargner un temps la peine de sortir les couteaux, on parle ici toutes les langues et aucune n’est nécessaire, la lumière évite soigneusement certains espaces plus denses de corps et de cris, ailleurs elle tombe lourdement, mais quand elle touche le sol elle n’existe presque plus, et je devine mal d’où je suis si le type là-bas à vingt mètres s’adresse à moi ou s’il déplore pour lui-même les six euros vingt-six qui lui manquent pour une chambre, mais je suis invisible, j’ai pris soin de me cacher dans une ombre plus noire que cette nuit-là, les rats pourraient me frôler – ils me frôleront –, moi je suis là seulement pour voir et apprendre les lois de cette lumière et des lieux quand ils sont abandonnés, alors je note tout intérieurement, les gestes et les accents, les silences quand ici ils sont ce qui précède un coup et non ce qui suit une demande, je suis là pour tout voir et pour apprendre, oui, je suis à la leçon : je regarde ces images avec l’espoir et la certitude qu’un jour je saurai les écrire ; mais j’apprends autre chose, cette nuit-là précisément où novembre commence son travail de sape dans tout le corps, que j’ai vingt ans pour quelques jours encore et que j’approche de si près cette région des choses possibles sans espérance et avec la pensée que je n’en sortirai pas intact, car monte en moi la pensée qu’ils vont bien finir par me voir et comprendre que je ne suis pas d’ici, que je ne suis pas des leurs, que je ne devrais pas être là, que d’une minute à l’autre une main va se poser sur moi pour me demander des comptes ou de l’argent ou mon corps en échange de ma présence ici, et tous les sévices et tous les désirs passent tranquillement en moi et j’invente pour moi seul toutes les terreurs le temps de cette nuit et cela forme le grand roman de ma destruction dans lequel je m’abîme et viendrai me confondre –j’apprends alors que la littérature que j’étais venu chercher ici n’est pas différente de la peur qu’on se raconte pour passer le temps qui vient remplacer le temps lui-même, que la peur est le récit même que l’on fait pour aiguiser le temps et qu’en cela elle se confond et s’abîme aussi dans la littérature, qu’ils sont tous deux l’art de la provocation du temps, la chair même de ce qui va venir, de ce qui pourrait arriver bientôt si, maintenant, tout de suite – et qui n’arrive jamais, mais fatalement grandit en soi : alors tandis que j’attends cette minute où on viendra me dépouiller sauvagement, cette minute qui me délivrera des récits qu’intérieurement je me raconte pour me tenir chaud, une minute après l’autre passe sans rien apporter d’autre qu’une minute plus lourde de tous ces récits, les cris s’approchent et s’éloignent, j’invente pour eux toutes les atrocités, des rires comme on n’en entend jamais, je suis là et j’écris en moi, les récits se poursuivent, mon corps tantôt jeté sur les rails, ma montre arrachée, mes vêtements, je reste là et j’écris, une minute après l’autre font passer les heures et soudain vient la première lumière qui tombe sur moi avec toute la fatigue du monde : le roman écrit en moi s’efface immédiatement – je rentre. Quand je me retourne, assis à l’angle du mur, un jeune homme, mon âge et le visage détruit, avait passé la nuit à m’observer. Il se cache lentement les yeux dans ses mains noires et pleure. ARNAUD MAISETTI.

Lobes, bronchioles, alvéoles noires d’un tilleul qui semble sur le point de s’ouvrir dans la nuit tiède, dont le renflement roule comme un os sous la peau jusqu’au sommet des frondaisons, puis qui se referme lentement. Son mouvement ne suit pas celui des autres arbres ni du vent, et le bruit qu’il fait est celui qu’on utilise pour faire taire quelqu’un, un doigt posé sur les lèvres. Fond d’une piscine croupissante, malade, où des grenouilles engluées dans quelques centimètres d’une eau opaque, épaisse de corps putréfiés, liquéfiés, comme cet hérisson qui n’est plus qu’un peu graisse remontée à la surface, coassent quelque chose qui ressemble à une complainte. Oisillon tombé du nid. C’est un fœtus. Craquements, manducations des vers dans le bois de l’armoire qu’il faut fermer tous les soirs, à double tour, en se demandant comment leurs dents peuvent faire autant de bruit ? La petite taille des trous noirs qu’ils forent ne serait-elle pas une illusion ? Surtout ne pas toucher à ce livre car tout s’anime dans la chambre, et il y a toujours quelque chose qui respire par-dessus l’épaule. LUCIEN NOUIS.

La peur d’être suivie ; la peur d’être suivie jusqu’à la portière de ma voiture, raccompagnée par un importun qui m’a abordée devant la machine à café, sur l’aire d’autoroute, insistant ; la peur d’être suivie dans la rue ; la peur d’être une proie, bien que j’attache mes cheveux et que je me tienne droite, fière, sereine, que je ne rase pas les murs ; peur de ne pas savoir courir assez vite, de ne pas trouver le mot apaisant. La peur d’être mordue ; le chien, le chien surtout si c’est un berger allemand, mais pire encore si c’est un bull terrier, pourtant chien sociable et gentil mais c’est irrépressible ; peur d’être mordue par une ombre ou un zombie, la nuit, avançant sans bruit dans le couloir, au moins trois nuits durant après un épisode de The Walking Dead, de n’importe quel film de vampires, ou avec des requins ; peur d’être mordue et dévorée avec les intestins qui débordent du ventre ; peur d’avoir les yeux mangés. Peur des doigts malformés d’E.T., dans le film, peur des doigts boudinés par la maladie et la vieillesse ; peur des ongles des vieux ; peur d’être enterrée vivante et de gratter, dedans, les ongles en sang et la mort par asphyxie, plus tard, après avoir bu mon propre sang en suçotant mes doigts ; peur du souffle froid qu’on sent, quand on descend les cercueils dans la tombe ; peur du crâne de sanglier que mon père gardait à la cave, trophée de chasse ancien ; peur des masques ; peur de perdre mon visage. ALICE SCALIGER.

... parti comme ça, quelle angoisse, de ne pas savoir où ça commence et où ça finit, avec pour conséquence l’impossibilité de déterminer ce qui est à moi et ce qui est à l’autre, surtout pour ce qui concerne les corps. je me souviens d’une fille qui avait peur de comment les bras sortaient des manches, d’une autre (le plus étrange était qu’elles étaient sœurs) qui avait peur des tuyaux, oui, et moi, à chaque fois que je rencontrais une peur, je me l’attribuais, je me l’agrégeais, comme objet de savoir et d’appréhension du monde. Je rentrais littéralement dans les yeux et la tête des autres, je crois qu’ainsi je leur faisais peur aussi. et les mots, ce qu’on allait me faire dire. j’avais peur de froisser, je me sentais trop invisible. on me disait : « attention quand tu montes au grenier », et je trouvais cette phrase désagréable, inquiétante, pourquoi, qu’y avait-il de particulier au grenier, des sous-entendus ? je me souviens bien d’une fois, quelque chose comme deux yeux qui me fixaient. et ces bruits alors, de maison, de pas derrière soi, même la neige craquait dans mon dos, et ces bruits qui ne correspondaient à rien, à rien que dans mon ventre toute une population sans nom. un soir, on nous réveille. quelqu’un rode autour de la maison où nous sommes en vacances. oui j’avais un carnet des peurs, j’ai un "Fichier des peurs", travail de rédaction sans fin. non mais tout cela n’est rien, car j’ai peur aujourd’hui que l’escalier se dérobe ou qu’il ne finisse pas, de ne pas retrouver mon appartement, qu’il ait disparu et surtout, surtout, qu’on m’oublie, et que mon existence ne soit plus connue que de moi seul. GABRIEL FRANCK.

La peur des serpents, leur toucher froid, leur raide dedans. La peur enfermé : une voiture qui roule, personne qui conduit. Tout va trop bien, c’est une rue connue, c’est calme, non ça ne va pas durer, ça va s’écrouler. Et puis vous êtes là face à face dans la pièce, il y a eu ce déferlement brut de violence et maintenant la transpiration dans les mains, en toi ce qui tremble, peur. Ce n’était pas, dans ce livre, que l’histoire fasse peur : c’était le malaise à la situation, ça n’aurait pas dû être comme ça, alors oui, l’angoisse qui te prenait, possessive, absolue. La peur de ton corps, tu sais que parfois il se démantibule. La peur pour l’argent, toujours la peur pour l’argent. La peur de toi : non pas toi dans la glace, mais toi qui fais toujours ce que tu sais bien qui serait l’opposé de ce que tu aurais à faire. La peur quand chien devant, la peur quand trop haut monté et sais plus sauter, la peur la peur tu sais. La peur de la langue : tu parles et tu te dis, si c’est faux, comment ça craque. La peur physique : ces types qui à trois continuaient ces vexations et plus peur : quand tu lui as écrasé le crâne sur le mur, que ça saignait et toi ça y est, débarrassé de la peur. PIERRE BOUTINEAU.

C’est une chose qui te fait peur et qui vient de loin, frangin. Tu sais. Tu sens. Olfactivement. L’odeur convoque la peur. Tu ne sais pas ce que c’est que cette odeur. Tu as senti une trace de ton enfance, juste là, en passant. Tu t’es arrêté, tu as reniflé comme reniflent les loups. Si tu avais pu redresser les oreilles comme eux, tu l’aurais fait. Réflexe animal, tu as senti tes oreilles devenir vigilantes à cette odeur au moment où se serrait ton coeur, comme si tu cherchais le son du passé. Une image, tu es au cinéma, frangin. Nous y sommes ensemble. La Belle au bois dormant, tu te souviens ? Le Prince Philippe combat le dragon. Tu es terrorisé. Tu fermes les yeux. Tu les rouvres, tu les refermes. L’odeur ne vient pas de là, celle qui te serre les entrailles. Les dessins animés n’ont pas d’odeur. Tes narines se dilatent, tu essaies de fixer un parfum, le parfum, mais les parfums se mêlent, se brouillent. Tu n’as pas le nez parfait frangin, tu n’es pas Jean-Baptiste Grenouille. Tu me tiens la main. Il fait noir. Tu as peur du noir. Tu gardes les yeux ouverts dans le noir. Tu le scrutes. L’odeur vient de là. Tu cherches le point d’origine de cette chose qui te fait peur et que tu as oubliée. Tu ne vois rien, tu n’entends rien. Juste l’odeur qui fait remonter la peur. Tu essaies de l’associer à un son, à un goût, à un lieu…, de te souvenir. Elle s’est envolée. La peur reste fichée en toi, comme un corps étranger. PHILIPPE LIOTARD.

Le réveil sonne, à peine une vibration, mais c’est comme un déchirement qui nous vrille le cerveau et nous jette hors du lit, on se lève machinalement, pas encore revenu des angoisses de la nuit ; on se cogne aux murs, la poignée de la porte de la chambre, on ne la trouve pas tout de suite, de même que le bouton de la lumière de la salle de bain ; on tâtonne dans le noir, les doigts glissent sur le carrelage froid, on trouve l’interrupteur, finalement, mais pas exactement là on l’on croyait. La lumière crue gicle du plafonnier et inonde la pièce, on éteint aussitôt, effrayé par le visage inconnu aperçu dans la glace — les yeux fous, la barbe hirsute, le teint blême —, on éteint pour lui laisser le temps de partir : les yeux s’habituent à la pénombre et on voit notre doppelgänger qui se glisse derrière notre reflet comme s’il enfilait un masque. On allume l’autre lampe, plus douce, dans la glace on fini par reconnaitre l’autre, on se reconnait soi. Comme une illusion d’optique, suivant la façon de regarder, parfois c’est soi, parfois c’est un inconnu, le visage ravagé. On se racle la gorge, quelque chose de chaud et métallique remonte, du sang, on le sait, on le crache dans l’évier. On fait couler l’eau, le sang est épais et gluant, il met du temps à disparaitre tout à fait. L’eau sur le visage aide un peu. Il y a du bruit derrière la porte, des bruits de pas. On repense à l’interrupteur qu’on n’a d’abord pas trouvé, on regarde la porte sans la reconnaitre tout à fait. Derrière, il devrait y avoir la cuisine, les bruits de pas devrait être ceux, familier, de la femme qui partage notre vie, qui se lève et prépare son petit déjeuner ; placard, vaisselle, sifflement de l’eau qui bout, tous les bruits rassurants du quotidien. Seulement on se souvient qu’enfant, on se cachait sous l’escalier, imaginant qu’au moment de sortir, si on se concentrait assez fort, on aurait changé de lieu, la configuration des pièces serait presque exactement la même, mais le papier peint aurait des motifs différents, le tissu des fauteuils une autre couleur, la personne assise qui se retournerait en nous entendant sortir de notre cachette aurait les traits de notre mère, mais ses yeux injectés de sang passeraient sur nous sans nous reconnaitre. Alors, d’un bond elle se lèverait, et ses mains… PHILIPPE CASTELNEAU.

Deux lits jumeaux avec d’immenses pattes en fer dans une chambre de campagne. Deux sœurs de six et sept ans, presque les mêmes ; elles doivent escalader pour s’allonger. Peur de tomber. Peur de leur maman très belle qui passe dire Bonne Nuit. Les sœurs-oisillons la supplient : vas-y, des grimaces, vas-y, fais-nous des grimaces ! L’hésitation, des non non non et puis la beauté de la maman, défigurée en un instant ; plus d’ovale du visage, mais une gargouille instable, plus de regard amande, tout révulsé, la bouche et les sourcils en zig-gag, plus de mots, des borborygmes zébrés de cris. Le plaisir effaré de ces métamorphoses. Les sœurs rient, pleurent, ont peur ; la maman dit -plus jamais les grimaces. Elle ferme les volets en bois, puis les rideaux puis la lumière, puis la porte. Ses pas dans l’escalier puis plus rien. Peur de ce plus rien. Se rassurer avec l’autre monde, celui des livres et des lampes de poche. Le chef de la chambre de campagne se nomme « Contes et légendes du monde entier », il est aussi large qu’un édredon, si grand que l’on peut se cacher derrière. L’attraction pour la même page, celle où l’image du monstre fixe son lecteur. Le livre sait : il s’ouvre toujours là, à la page Yamanba. CLAIRE DIDIER.

Il ne les a pas comptées, ses peurs, car elle auraient fini, effet d’accumulation, par lui coller une trouille bleue. Il en avait couchées quelques-unes sur le papier, comme on épingle des papillons, afin qu’elles soient extraites de son souvenir, posées ainsi ailleurs et livrées à d’autres, délivrées de lui-même. La plus belle peur de sa vie lui apparut un jour dans un miroir : ses cheveux avaient disparu, ses dents offraient des trous noirs à l’identique des affiches de portraits publicitaires sur les affiches dans le métro, ses poches sous les yeux mangeaient une grande partie de son visage. Il s’était réveillé de ce cauchemar en hurlant : sa compagne crut qu’il était devenu fou. Dans sa jeunesse il avait frôlé la mort en moto (à moins que ce ne fut la mort qui ne se soit saisie du guidon), le semi-remorque qui fonçait en face de lui ne lui laissait aucune chance et pourtant il avait réussi à changer, au dernier moment, la trajectoire de son bolide à deux roues. Plus tard, en revendant sa moto, il s’était senti plus stable sur quatre roues : son existence adhérait mieux au macadam. Pendant les vacances, son plaisir renouvelé était de nager sous l’eau dans la piscine de cette maison d’Uzès où ils étaient invités chaque été. Quand il plongeait, il se demandait toujours s’il réapparaîtrait tout au bout, s’il émergerait de cette traversée où il se prenait, en glissant si facilement, pour un dauphin, les yeux ouverts dans l’élément liquide. Il regardait le fond en béton qui progressait en cadence avec ses brasses, il retenait sa respiration, aucun autre nageur ne le croisait (c’était toujours très tôt le matin, quand le soleil venait de se lever en même temps que lui). Mais il se demandait si un jour il ne resterait pas au fond de la piscine, son cœur aurait eu peur à la longue de cette vie amphibie qui le rapprochait fatalement des origines et le ramènerait un beau jour à sa condition de têtard mortel. DOMINIQUE HASSELMANN.

Ses mains… ses mains aux ongles parfaitement soignés, qui griffent parfois incidemment ton cou quand elle y noue ta petite serviette… ses mains se détachent, elles tombent à terre et s’évanouissent dans la pénombre. Il ne reste que ce vide qui s’est ouvert on ne sait pas quand. Et cette décoloration du temps, plus de lumière vive, de soleil matinal, de gris profonds. Combien de temps déjà que les visages connus ont disparu ? Faut-il compter en secondes, en minutes, en heures cette durée qui ne s’écoule plus ? Faut-il continuer à guetter le moindre son, à attendre leur retour en tremblant ? Mais vient la nuit et les bruits qui rampent. Des jouets qui projettent leur ombre menaçante à travers la chambre. Il y a la peur sourde d’une présence indéfinie tapie dans un recoin. Une présence qui enfle, qui s’impose. Qui te poursuit dans le sommeil. Dans tes rêves d’enfant, tu étais modeste mouton dans un troupeau, cheminant parmi tes pairs quand surgissait sur le coteau voisin un point noir, l’ennemi ancestral, le loup qui s’élançait sur vos traces. Tu t’éveilles encore en sursaut, frissonnant de peur animale, en passe d’être dévorée. M. G.

J’étais quelqu’un il y a une seconde, puis plus qu’une petite pointe d’aiguille. Le lit gigantesque s’éloigne, quitte les choses valables et bien proportionnées à mesure que je m’amenuise. Moi, éclat, écharde de bois, copeau rond. Je glisse dans la direction de nulle part. C’est comme derrière le parapet qui sépare le paysage de montagne en deux pavés distincts (en haut le ciel les coulures de pics blancs, le grumeleux des roches, en bas l’herbe pentue), derrière ce parapet la chute. Il n’y a rien, lorsque j’irai m’asseoir je le verrai. Puis, sous l’affolement je tomberai. C’est la peur de tomber qui me fera tomber. Le pire est toujours à prévoir, créant l’attente. L’attente de l’amputation, aussi, qu’elle était longue. Dans le noir une voix de femme qui disait Comme elle est belle, avec une grande admiration. Qui parlait d’une apparition, d’un fantôme, et la radio ne donnait qu’une image mentale, lourdeur flottante et blanche et passagère. Le froid m’est alors entré dans le corps, avec la peur. Elle a saisi le téléphone, Bonjour, un grand sourire, puis brutalement elle a fondu en larmes. Des larmes si fortes, des larmes solides qui sont venues trouer ses vêtements, trouer son corps, trouer le sol. Les abeilles visent les yeux, bras retourné, visage sans dents. Une ampoule éclatée sur le carrelage et ses aiguilles de verre sur mes pieds nus. Une sinueuse ligne de sang sur le mollet. Au-dessus de la porte fermée, une bouche parfaitement ronde souffle de l’air chaud l’hiver. Son ronronnement dans mes oreilles va s’amplifiant, me rendant petite pointe d’aiguille, l’espace épais, battant, et noir, c’est là qu’on tombe. Le problème avec le manque de gravitation, c’est qu’on ne peut pas savoir le haut le bas, ni si on se déplace (se déplacer, il le faut bien, même si ça n’est pas dit clairement) ou si on tombe. Un changement de proportion vertigineux, le lit gigantesque s’éloigne, je diminue, la tête contre le papier peint à fleurs fuchsia et ses imbrications de lierre, de feuilles dentelées qui le rendent illisible, foisonnant, assourdissant, dans le mur ça bourdonne, bruits de tambour, roulements de tambour, lointains, pris dans le papier peint, en expansion, tu entends ? rantanplans qui gonflent gonflent, vont envahir le mur lorsqu’ils en sortiront, envahiront le mur, et moi (accroître la distance entre le mur et ma tête ne me sauvera pas, car lorsque je m’éloigne ce ne sont pas eux qui disparaissent mais moi, mais moi qui diminue jusqu’au néant, je n’essaie plus), écoute, presse la tête, écoute les tambours, un petit garçon aux yeux vides avance au bout de ma rue et il joue du tambour, c’est le premier d’une longue file, derrière lui d’autres au même rythme avancent, bruits de tambour s’ajoutent en expansion, ils se déploient. Une armée de tambours monte la rue, celle que je prends pour aller à l’école, mais le jour on ne voit rien. La nuit une armée anonyme, intraitable, avance. Je presse, jusqu’à la douleur, une douleur vivante, je presse la tête contre le papier peint de feuillage mort, car ils me cherchent. C’est parce que je sais qu’ils sont là qu’ils me trouveront. CHRISTINE JEANNEY.

Même pas peur du noir, peur de l’armoire dont la porte s’est ouverte alors que je l’avais fermée. Peur du crucifix au dessus du lit qui me surveille, peur d’aller seule au fond du jardin, très grand le jardin pour les petits. Peur de grandir et ne pas savoir qui je serai. Peurs en vrac qui me vrillent l’enfant qui deviendra adulte si il ne descend pas au fond du jardin, si le crucifix ne lui tombe pas dessus, si les fantômes n’allument pas la lumière. Peur d’attraper un cancer si je continue à me ronger les ongles, peur de loucher toute ma vie si un courant d’air vient interrompre mon jeu, peur de voir pousser un arbre dans mon ventre si j’avale un noyau, peur de l’armoire dont la porte s’est fermée alors que je l’avais ouverte, mais même pas peur du noir. MARIE C..

ça commence toujours avec la peur de s’engouffrer dans le noir d’une phrase dont je ne reviens pas — long tunnel labyrinthique dans lequel je tremble d’ignorer où et quand la nuit finira — malgré le risque j’avance à l’aveugle la main devant moi, m’enfonce dans l’oubli des heures ; à force de me perdre je ne sais plus d’où j’ai peur, la mémoire est désormais une fiction d’où jaillit une légende barbare au sujet de ma rue, la rue du Taur, là où le corps de Saint Saturnin fut trainé à mort ; dans ma tête le tableau du supplice, le portrait du martyre, les images sanglantes défilent, j’ai envie de pleurer, ouvre les yeux pour ne plus voir de telles atrocités, mon regard cherche du réconfort dans la lumière de la veilleuse, mais les ombres qu’elle crée sur le mur sont plus effrayantes encore ; alors crie, appelle au secours ! impossible ! de ma bouche ne sort qu’un chuchotement inaudible, ai-je perdu la voix ? à jamais ? mon dieu, je suis muet, qu’ai je fait pour mériter ça, trop de mensonges n’est-ce pas ? ma mère m’avait pourtant prévenu : — arrête de mentir où tu vas perdre ta langue ! si seulement je l’avais écoutée, si seulement je pouvais l’appeler, qu’elle vienne s’asseoir à côté de moi, le temps que je m’apaise ; un baiser, un seul et je pourrais dormir en paix, sans elle, je suis ce soir condamné à la nuit blanche, malgré la fatigue, les yeux qui peu à peu s’alourdissent, je me force à rester éveillé pour éviter le cauchemar, toujours le même : deux vieilles sorcières aux mains crochues m’attendent au fond du couloir, comment m’échapper ? en revenant à moi, surtout ne pas tomber de sommeil, rester ici dans la chambre, continuer à écrire, assis en tailleur sur le lit, l’ipad sur les cuisses, ainsi je ne risque rien, quoique, le pire vient souvent à la rencontre de celui assez seul pour passer la nuit à écrire une phrase... ANH MAT (version 2).

Le loup est en bas de l’escalier, tapi dans le noir. Le pied posé sur le sol, juste après la dernière marche, c’en sera fait de moi. La descente est pourtant inéluctable. Je me réveillerai en sueur, incapable de résister à l’attraction de la terreur, la somme de toutes les craintes. C’est d’abord l’angoisse. Puis la peur. Ça enfle, grossit : c’est la frayeur tétanisante. Je sais ce qui m’attend et cela ne change rien. J’avance dans la crainte poisseuse s’épaississant. M’endormant, je me suis assuré, recroquevillé sous le drap, que rien ne pourrait y pénétrer. C’est hermétique autour de moi. Pas le moindre filet d’air ou de lumière. Des myriades qui tenteront de se faufiler là, rien ne m’atteindra. La peur crée le cocon, l’abri, le nid. Il y a là la peur de l’abandon, celle de la mort, la peur de l’autre, de l’absence de l’autre. La peur du bord de la route qui attire le conducteur à 140. Juste à tourner le volant pour... La peur du vide. La peur fascinante et retorse qu’il se produise quelque chose. Ou rien. SÉBASTIEN BAILLY.

D’abord les mots « mort », « guerre », « suicide », « nucléaire », mais aussi en mémoire et en vrac :Veille vagabonde qui porte des vêtements noirs et les avis mortuaires ; Sans visage dissimulés derrière leurs lunettes noires ; Barouf et saccage des loirs dans le grenier ; calmes plats et extraplats ; le monde comme il est : opaque et sombre ; Pouvoirs surnaturels ; violence dans la langue ; colères ; Douves boueuses et broussailleuses ; Disparition de l’astre solaire ; Cannes à pommeau sculpté ; Bruits des charpentes et des murs en dilatation sous l’effet de grandes chaleurs ; ce que j’entends : ce que les adultes disent de la vie ; Départs en vacances ; Caves du château nommées « prison N°17 » ; Toutes sortes d’enfouissement : trésors, butins, pièces et pierres précieuses cailloux, bijoux, ossements, paroles et autres peines de cœur ; ceux et celles qui se veulent néanmoins rassurants ; l’heure du cathé au presbytère ; Egarement lors d’une promenade en forêt ; vipères dans la matière futaies et vignes ; vipères encore, et crapauds embouteillés dans l’alcool ; Voitures abandonnées dans les taillis ; Anguilles dans les seaux ; Absence d’un autre ; Raréfaction de l’air libre ; mares silencieuses ; courants marins et tourbillons en sortie de baïne ; chiens loups ou bâtards attachés à l’entrée des vieilles fermes. L’hypnotiseur a dit un jour : « la peur est le contraire de tout ce que tu es… » SMERALDINE .

Un, Deux, Trois, PEUR ! Ça peut commencer par quelque chose d’indistinct. Une légère sensation de gêne qui crée une douleur semblable à celle d’un point de côté. Un point de côté qui serait situé dans le dos. Au niveau du poumon droit. Ça comprime la cage thoracique. Surtout sur l’inspiration. Pour pallier ce désagrément tu essaies de limiter la quantité d’air à avaler. Et tu t’efforces de ne plus y penser. Tu t’efforces de te dire, et te répéter – méthode Coué – ce n’est rien, ça va passer ce n’est rien ça va passer. Tout va bien aller. La gêne ressentie en haut du poumon droit s’ accentue. Méthode Coué mon cul ! Ce n’est plus seulement sur l’inspiration que tu la sens. Expirer aussi est devenu pénible. Et quelque chose quelque part au fond de ta gorge s’est coincé. La salive tu ne peux plus l’avaler. D’ailleurs tu n’as plus de salive dans la bouche. Asséchée, ta langue a gonflé. Tu voudrait la cracher, l’expulser, la vomir cette limace dégueulasse qui t’empêche de déglutir et de parler. Oui. Tu es sûre de ne plus pouvoir parler avec cette horreur molle et sèche dans la bouche. Il te faut boire oui. Boire il faut. Tu portes ton verre jusqu’à tes lèvres sèches elles aussi. La gorgée d’eau passe avec difficultés dans les différents tuyaux. Ce qu’il faut déployer d’énergie et de volonté parfois juste pour déglutir ! Tu as épuisé toutes tes forces dans ce geste infime. Tu l’as pourtant répété des milliers de fois sans même y penser. Que se passe-t-il donc pour que tu te sentes à des années lumière du genre humain et de ton environnement familier ? Dans un no man’s land visqueux et insécurisant où tu n’es plus reliée à rien ni à personne ? Alors la certitude te vient et t’envahit Tu vas mourir. Tu vas va mourir maintenant. sans avoir revu ta fille qui dort ce soir chez son père. tu vas exploser en mille morceaux. tu ne veux pas. Tu veux crier appeler au secours mais ton cri est inaudible. Le “ça va aller, ça va passer” s’est transformé en un mantra maudit “tu vas mourir tu vas mourir”. Il cogne et résonne dans la caverne de ton crâne devenue chambre d’écho déformée. Cacophonie de sons, brouhaha grouillant de sensations. Tu vas atteindre le point de désintégration.... Une autre fois ça commence avec brutalité. La brutalité soudaine d’une crampe qui te réveille au milieu de la nuit. Tout le monde, un jour ou l’autre a senti des crocs puissants entrer dans la chair d’un mollet ou d’un orteil et y rester plantés au plus profond. Mais là, c’est à une bête d’un tout autre genre que tu as à faire. Celle là, c’est au ventre qu’elle s’attaque. Pas n’importe où. Au beau milieu. Là où toute ta vitalité est concentrée. Là d’où jaillit la force vive qui se diffuse et irrigue ton corps entier. Avec avidité, la Bête inconnue suce, aspire tout le chaud de ton ventre, de ton centre. Te voilà froide à l’intérieur. Épouvantée. Sans cette énergie chaude qui coule en toi, de temps en temps en filet parcimonieux, en ruisseau guilleret le plus souvent, et parfois en torrent impétueux, tu n’es plus rien. Dévitalisée. Tu penses que rien ni personne ne saura réchauffer ces entrailles glacées, et dans le même temps tu redoutes cette inéluctable fatalité. Tu luttes et te débats. La Bête lâche prise, s’en retourne dans son antre. Mais tu sais d’instinct, – celui de la proie – que la Bête n’est pas morte, pas même blessée. Tu sais qu’elle reviendra, qu’il te faudra encore subir ses attaques, ses morsures, et apprendre – question de survie – à déceler son approche sournoise pour t’enfuir avant d’être déchiquetée. Dans une minute, annonce le régisseur lumière ! Elle est là, seule dans le noir, en proie au fatras d’émotions habituel. Le besoin d’y aller, la peur d’y aller, ne plus vouloir y aller, le doute, l’envie d’y aller plus forte que la peur et que le doute, en attente d’être libérée enfin de toutes ces tergiversations quand la lumière s’allumera sur scène et qu’il faudra y aller …Je vais avoir un trou de mémoire un trou de mémoire trou de mémoire trou de mémoire. La toute nouvelle crainte rend les mains collantes, crispe les trapèzes, déplace la respiration du ventre à la poitrine... Maintenant ! L’espace vide s’éclaire. Il faut y aller. Trouver à chaque fois la force de se jeter, faire la folie d’y aller ! Elle y va ! La sensation ineffable l’envahit. Elle est là, elle est là et le monde autour peut bien s’écrouler. Ils la regardent tous ces yeux et elle les veut ces regards, ils ne doivent plus se détourner. Elle peut tout faire, tout oser. Le jeu de la séduction est entamé. Plus rien d’autre n’existe que se donner et s’abandonner aux regards et gagner sa légitimité à être là ! Avoir bâillonné une fois de plus le doute, avoir une fois encore fait la nique à la peur...mais elle sait...la prochaine fois il faudra à nouveau refaire tout le chemin... Marcher sous la pluie, faire flic floc dans les flaques, c’est amusant ! Un lac, – lapis-lazuli étincelant dans un écrin de pierre et de verdure – un lac pourvu qu’on le voie de loin, ou de haut, c’est beau ! Mais l’océan...vue de haut, de loin, de près, de face, reste le Grand Immense... Fascination. Attirance. Aspiration, vertige, frayeur et répulsion…VÉRONIQUE SÉLÉNÉ.

Avoir peur que le 31 octobre 2006 n’ait jamais existé. Avoir eu peur ce jour quand toi, mon compagnon numéro 6, tu as roulé trop vite sur la bretelle de sortie de l’autoroute. Un cri jaillit « Maman ! ». Et tu éclatas de rire. Rien ne fut plus comme avant. Tu me quittas définitivement trente-deux jours plus tard. Avoir peur de ne plus pouvoir célébrer avec toi le 31 octobre 2006. Avoir eu peur de la mort, ce jour, où toi Ayrton Senna tu quittas la vie. Avoir eu peur de la mort, ce jour, où des avions s’écrasèrent sur deux tours. Avoir eu peur de la mort, ce jour, où toi, Papa tu choisis de devenir une étoile. Avoir eu peur de la mort, ce jour, où toi, mon fils, tu choisis de ne pas venir au monde. Avoir eu peur de la mort, ce jour, où la porte de l’hôpital se referma derrière toi, qui seras mon dernier amour. Avoir toujours peur que tu ne remontes pas le chemin comme ce 31 octobre 2006. DANIELLE MASSON.

Elle marche elle marche loin devant moi sur un chemin plein de neige, j’ai froid j’ai sommeil la porte de la maison est fermée, je dois continuer la marche seule jusqu’au moment – je ne la vois plus – les yeux fermés aucune image persiste aucune image ne s’interpose aucune image aucune aujourd’hui les yeux fermés je suis restée toute la journée allongée sur le lit blanc, j’ai attendu toute la journée la main familière la voix familière ; on croit qu’il s’agit d’une image la voix étrangère sur le seuil de la maison , la promenade longue sur le chemin plein de neige, le cou et autour les mains familières, le ciel d’été coupé par le mur, le bruit de la vitre brisée, aucune image aujourd’hui aucune, j’entends le ciel noir, le ciel noir recouvre toute la maison ; le jour reviendra le jour montera à la vitesse de la lumière, aujourd’hui les yeux fermés, je suis restée toute la journée sur le lit dur, j’ai attendu toute la journée la voix familière ; la porte s’ouvre sur l’ombre de ma mère, l’infirmier, le molosse au collier clouté, j’entends l’effondrement, je suis au milieu maintenant de gravas blancs, j’entends la voix de l’infirmier je sens ses mains sur le hauts de mon visage je sens sur mes yeux le déchirement du pansement – aujourd’hui les yeux fermés je dois m’exercer à faire des lignes de gauche à droite de droite à gauche, puis je dois dessiner des cercles – douze cercles dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ; le froid bloque ma respiration, la porte qui claque bloque ma respiration, la mauvaise drogue bloque ma respiration, les mains qui enserrent dé-serrent enserrent mon cou bloque ma respiration – je reste les yeux fermés. ANA NB.

C’est le cinéma de l’avenue de France, là où ça commence, là où les deux doigts de la main gauche dans la bouche majeur annulaire il fait le tour des sièges qui sont tous réunis en une seule et grande rangée comme ici les mots, sur l’écran « La chose venue d’un autre monde », ce ne sont pas les images c’est la musique elle est dans son dos et c’est au ventre, ce n’est pas le corps c’est l’esprit, l’âme quelque chose qui aurait à voir avec une effraction la manière d’agir de se sentir en société tandis que son frère, ce héros au sourire si doux - comme il aime à rire - se cache derrière un fauteuil, on ne sait pas il n’est plus là il a disparu happé mort sans doute, cette bête qui nous rend proie, « puis-je… puis-je donc faire autrement…,si cette malédiction est en moi ? cette torture ? … il y a toujours quelqu’un derrière moi, il me suit, c’est moi… », pris tenu serré pour que ça ne sorte ni ne s’échappe, c’est sourd ça sourd c’est là ce n’est pas spécialement noir, ou beige, ça dégoulinera suintera peut-être en s’accrochant laissant une trace, une brûlure ce sont des bruits qui coupent les yeux qui s’écarquillent on dit, ce sont des notes sourdes et basses ou tout à coup si stridentes, quelque chose qui fouaille comme ces grandes vrilles qu’on voit dans les chantiers inaudibles avant qu’à bâtir on ne commence, les bruits surtout les bruits, l’irruption à l’aube mais n’attendre rien sinon qu’elle pointe, le corps l’esprit, et à l’orée, il y a l’avenue de France et la chaleur, « même les étoiles se cachent derrière les nuages », les ombres dures séches mates lourdes la couleur ce sera le rouge l’écarlate sang, la terreur des armes, des fils aigus des armes blanches, des ouvertures béantes et des tortures, des liquides qui poissent des humeurs des hocquets des spasmes, crier sans bruit crier sans bruit crier sans chanter ni siffler crier crier HANS BECKERT (340-1896)

Et la dernière lumière s’éteint. La présence rassurante de l-autre-en-bas-des-escaliers se mue brutalement en vide noir gueule béante comme si rien d’humain jamais n’avait existé. Contradiction insoluble entre l’anodin du geste et la terreur durable qui en découle. Bascule de l’univers autour qui disparaît et seul alors, on s’affronte de l’intérieur. Ou : on n’a pas respecté le rituel du soir. On a mal compté sur ses doigts les centaines de fois qu’il faut dire la chose magique pour se protéger. Peur que l’équilibre du monde en soit définitivement rompu, que la réalité se liquéfie, du coup on veille encore un peu pour réparer. Ou : dans la chambre de la vieille magnanerie, la frontière entre dedans et dehors, trop poreuse, a laissé passer la nuit et tous ses bruissements nous enveloppent laissant l’impression qu’il n’y aura plus de matins (ou que celui qui viendra nous retrouvera trop différents comme altérés). Ou : même invasion de nuit en pays inconnu et hostile mais l’obscurité ici s’est armée de crocs bien réels cette fois les monstres sont vivants ils hurlent en un chœur sardonique leur appétit féroce. J. P.

Avoir les jetons, les chocottes, les foies, le trouillomètre à zéro, les mouilles, oui des dizaines de fois, et au hasard, pour l’examen du permis de conduire, la rentrée en sixième, la deuxième balle de service à 30/40, le premier amphi, la question du jury. Mais aussi, la peur, la vraie, les jambes en compote, le passage, coté vide, d’un balcon à l’autre (tellement stupide d’avoir oublié sa clé), la vire en Belledonne et son passage boueux avec le gaz dessous, le couloir à ski avec la neige qui peut décider de se faire la malle. La terreur aussi, la seconde avant le camion, la roue dans le vide, le rocher droit devant, et ce cri, énorme, informe qui sort sans contrôle aucun. Mais rien, rien de comparable avec la première fois, 16 ans à peine, déjà les épaules de déménageur, la fausse assurance des balèzes, et Claudie dans le lit et toi qui sait même pas comment c’est fait une fille. Oui, parce que tes parents, ils ont toujours eu peur de t’en parler de ces choses là. DANIEL PILAUD.

Surmonter ses peurs, les vaincre. Ou admettre qu’elles accompagnent, quand bien même reléguées à l’état de souvenir. Peurs constituantes. Peurs incrustées en pensée comme en chair. Peur du noir ou du sommeil, lumière allumée du couloir, et la présence d’un frère, le temps que je m’endorme, mais rien pour chasser ce cauchemar récurrent, d’un clochard venu sonner à la porte d’entrée, à qui mon père ouvrait, puis impuissant le laissait aller, entendre l’intrus s’approcher dans le couloir, le voir, la porte qui s’ouvre, et, simultané, surgie du rideau blanc ce fantôme de femme qui aussitôt venait s’agenouiller près de mon lit, comme en prière, et le clochard de l’imiter : mixte de veillée funèbre et d’adoration de l’enfant par deux qui de la nuit, de la route, de la déchéance et la mort. Peur de l’eau, de la profondeur qui engloutit – une séance de piscine, sept ou huit ans, la jeune femme qui remplaçait l’institutrice expliquant le soir à ma mère qu’elle n’avait rien pu faire, que tout s’était passé si vite : jeté à l’eau du grand bassin – la peur c’est ridicule : « t’es pas en sucre ! », corps saisi et chute, bruit du corps qui claque, s’enfoncer dans la flotte perche tendue ne pas la saisir, couler, couler encore, ne jamais prendre la perche, et le type qui saute à l’eau, me prend sous le aisselles, le petit escalier pour sortir du bassin. Et là cogner poings serrés sur deux cuisses. Peur qui s’inscrit dans les larmes et la violence. Peur des crânes fracassés dans des bagarres – trois fois, deux inconnus et un très proche. Peur, un soir, traversant le forum des Halles, étui de guitare à la main, d’un zonard gueulant « c’est lui ! » et commençant à ma courser – jamais su pourquoi, ni même si une raison – arrivé à la station taxi de Châtelet le premier chauffeur dans la ligne qui démarre à vide, monter dans le second – délivrance. Peur des armes à feu à la ceinture des flics, dans les tiroirs des maisons – rare qu’on te les montre à jeun... Peur des chiens non tenus en laisse quand me promener à pieds ou à vélo – souvenir d’une morsure à la cuisse, tombé de ma bicyclette, malinois qui s’acharne, le grand-oncle dans son cerisier à cueillir, ancien hangar de la ferme loué à des pompiers pour l’hivernage de leurs caravanes, l’un deux saisissant le collier, frappant la gueule à terre, maintenant le chien maintenant calmé.Peur de pénétrer dans les établissements psychiatriques – la frontière est si ténue. Peur de tous les lieux fermés, ou susceptibles de l’être, et capables d’accueillir un grand nombre – stades, prisons, salles de concert. Dernière peur : non de s’abandonner, mais de l’être – socle de toutes. MICHEL BROSSEAU.

L’eau tout autour, dedans la barque assise les mains croisées et pas un mot pas un geste, s’effacer dans la peur qui pourrait m’aspirer. Traverser la Tisza à la nage et sentir au bord tout près de l’autre rive le courant si fort brutalement et pas de jambes pour courir. Il faut du temps toujours du temps pour s’éloigner du bord, ni premier jour ni suivant, peur de la masse vivante des profondeurs, imagine et si. Et là plein les narines putréfaction odeur fétide, crevée la bête qui flotte. Cri et sortir de là. Peur de la nuit, ils vont revenir. Ils étaient là blouses blanches dans cette auberge où tu as demandé à changer de chambre à cause du vacarme des gars qui fêtaient. Alors oui là haut, silence. Mais à minuit ( ça ne s’invente pas ), ils étaient là blouses blanches. Qui là ? quoi ? pourquoi ? t’as pas poser de questions. Fallait se tirer. Du bas ventre incessantes vagues de peur. Rouler toute la nuit, ne pas fermer les yeux, ils vont revenir.FRANÇOISE SZELEVENYI.

Peurs de Brc, les peurs des autres, présentes sous le ricanement, la disparition des chasses d’eau, de ce qui est là, peur d’une robe de chambre, la mort de ma mère, peur de Arm, je suis là pour tout voir, mon corps en échange de ma présence, la chair de ce qui va venir, des rires comme on n’en entend pas, peurs de Lun, des grenouilles engluées, d’une eau épaisse de corps, c’est un fœtus, peurs de Gaf, de déterminer ce qui est à moi et ce qui est à l’autre, les corps, tuyaux, des bruits qui ne correspondent à rien, qu’un ventre, peur de Phl, qui fait remonter la peur, tu sais, peurs de Pib, la peur des serpents, face à face dans la pièce, peur de Phl, comme un corps étranger, peur de Phc, le visage inconnu, la personne qui se retourne en nous, en nous entendant, tu entends ? peur de Chj, a les traits de ma mère, pas ses yeux, peurs de Cld, de ses métamorphoses, maman défigurée, en un instant, une gargouille, le monstre fixe, ses mains se détachent, peurs de Mg, son visage se décolore, te réveillent en sursaut, la peur animale, tu sais, peur de Phl, le dragon, je glisse dans la direction, peurs de Chj, la peur de tomber fait tomber, tu entends ? brutalement elle fond, une bouche, en larmes, c’est là qu’on tombe, dans le ventre, peur de Mac, un couloir dans la nuit, peur de Anm, peurs de Doh, la peur de sa vie, vie amphibie, de têtard, du bas ventre, peur de Frs, peur de Seb, je me réveille, de l’attraction, peur de Dam, et tu éclates de rire, maman, informe, peur de Dap, et me quittes. ChT.

Cre… cre… cri… cri… Invisibles et inaudibles, elles sont pourtant là, les petites bébêtes ; elles grignotent à qui mieux mieux de toutes leurs dents, de leurs mini griffes acérées tout le bois qui se trouve sur leur passage, organisées dans leur vie souterraine pour se répartir la tâche, insatiables, persévérantes, elles ne font pas de différence entre le bois précieux ou le contreplaqué – non pas de racisme, tout est bon à déguster – elles progressent inexorablement, en rangs serrés comme à l’armée, dans une ligne droite que le plus talentueux des architectes leur envierait, sûres d’elles et de leurs méfaits. Mais de quoi se vengent-elles ? Que leur ai-je donc fait ? Peur d’elles, j’ai peur, elles sont le cancer qui grignote, sabote, affaiblit, anéantit et nous tue sans crier gare. Oui, j’ai peur. Peur de Lui, lorsque son sourire se transforme en rictus, lorsque ses yeux me fixent sans me voir, lorsque son regard dérive vers des contrées où je ne peux le rejoindre. J’ai peur de cet inconnu qui surgit sans s’être annoncé, de ces bras qui se refermeront sur moi en me serrant trop fort et ses mains douces prêtes à enserrer mon cou pour une étreinte éternelle. J’ai peur de Lui, j’ai peur de la vie qui vous trompe, du chat qui vous griffe alors que vous lui tendiez la main, du chien qui vous mord lorsque vous le nourrissez, de l’oiseau qui vous contamine innocemment, et du moustique tigre qui vous mine sournoisement. J’ai peur de tous ces invisibles qui… cre… cre… cri… cri… Au secours ! LÉA GUERCHAN.

Une descente avant la paroi. On en devine l’aplomb, voyant plus bas les places liquides d’une rivière à travers le feuillage d’arbres jeunes et droits qui sortent de la pente en piquant le ciel. Toute chose est en tension et vole et éclate après une courbe aérienne en descente, à l’inverse en montée est lourde et gauche. Descendre, dans l’envie de passer, tel un oiseau, dans une nature neuve et vierge aux forces déportées. Forcé, endolori et fatigué, sûr que l’harmonie juvénile et dangereuse du lieu dissimule une chute sur un appui, et abandonnant l’envie de saut, renoncer sans voir la verticale. Il vivra ce retour décidé d’ailleurs que de sa tête dans un potentiel d’inquiétude, imaginant le franchissement d’interdit, mystiquement parlant comme un vide d’oiseaux. COURTMAYON NAPOBURDI.

Les objets sont mauvais et mesquins, ils se jouent de nous. Je classe usuellement mes peurs en trois catégories. La première, les plus classiques, souvent apparentées à celles de l’enfance (j’entends enfance au sens large, qui va de ma naissance à maintenant), et qui sont un défaut d’imagination ou de compréhension. Peur de me perdre à jamais dans les champs de maïs trop haut, d’avoir un arbre qui pousse sous ma peau, ou que les escaliers ne finissent pas de tourner. Peur de mon grand-père qui me visitait la nuit pendant deux ans après sa mort et, bien que je fus convaincu qu’il était bon, son fantôme me terrorisait. Des ronces qui retiennent mes jambes, depuis que j’avais lu, mais pas terminé, le Château des Carpates, et dont le souvenir m’avait, alors en vacances dans cette région, empêché de quitter les villes pour des randonnées dans ces montagnes où le soir monte de la terre une brume bleue et envoûtante. De Frankestein qui noie la petite fille dans le lac, et qui me rappelait ce jour à la plage, mon oncle tenant ma cousine de trois ans dans ses bras, battus par le remous des vagues, et soudain une vague plus grosse l’emporte, et elle disparait. De la lame effilée des couteaux longs. De la panique, perdu dans l’un des cerros de Valparaiso, celui où les touristes ne vont pas, deux chiliens m’ont déjà prévenu du danger, invité à faire demi-tour, je ne les ai pas écouté, je suis perdu dans le labyrinthe des ruelles délabrées, à l’affût de tout bruit et de toute ombre suspecte. La seconde catégorie est bêtement usuelle et physique. Bien moins amusante que la première, sur laquelle je pourrais digresser des nuits entières. Ces peurs sont avant tout liées à de mauvaises nouvelles du passé. Quand les infirmières m’informent que mes poumons sont malades. Quand des migraines me tordent en deux après avoir trop bu de vodka en Lituanie. Quand ma grand-mère en maison de repos ne me reconnait plus et ne semble plus rien reconnaitre. Quand je découvre que j’ai perdu la moitié de mes cheveux. Quand la femme avec laquelle je vis est amputée d’un bras. Vous voyez l’idée. Pas besoin d’en faire le tour. Et puis il y a la troisième catégorie. Celle des peurs que je dis appartenir à la chambre des miroirs. Je me souviens que ma mère ne m’appelait jamais Matthieu, si bien que les jours où pour une raison ou une autre elle le faisait, je ne pouvais m’empêcher de la suspecter d’être une autre, ou pire me suspecter moi d’être un autre. Ce doute m’a si souvent effrayé qu’il a parasité mon quotidien, lentement, pour s’incarner dans les objets. Tout est devenu comme dans une chambre aux miroirs. Ici on ne peut savoir lequel est réel du reflet ou de l’objet. Je les observe avec attention mais ils se défilent ou disparaissent. Ou simplement bougent. Une fourchette que vous aviez laissée sur la table de la cuisine s’est déplacée inexplicablement, quelques centimètres de côté. Est ce qu’il s’agit des centimètres de la fourchette ou est ce qu’il s’agit de vos centimètres. Est-ce l’objet ou est-ce vous qui avez basculé ? S’ouvre alors un abîme terrifiant. Je me souviens d’un ami qui, en mesurant sa maison, trouve l’intérieur plus grand de deux centimètres que l’extérieur. Il en est devenu fou. Les objets prennent vie et vous mettent en demeure. Le battement sournois d’une horloge, le souffle hiératique d’une hotte de cuisine, la vibration intrusive d’un téléphone, l’arrogance d’une bibliothèque. Tout s’anime et se meut, prend possession de la place, et vous met de côté. Une fissure profonde sur les lattes du sol, que vous n’aviez jamais vu ou qui plus probablement n’avait jamais été là. C’est vous l’intrus. Et avec eux je passe d’un miroir à l’autre. Souvent je me couche après minuit, un bol de tisane à la main, je lis et m’endors vite, à peine le temps de poser le bol et le livre sur la table de nuit avant d’éteindre. Je dors alors, paisiblement, tout du moins me semble-t-il, je ne rêve pas dans cette idée de la nuit. Et puis il m’arrive, presque toujours, de me réveiller en sursaut. Je guette d’abord un bruit, une présence. Puis mes yeux s’habituent au noir, et alors je distingue le bol sur la table de nuit. Qu’y a-t-il de plus effrayant qu’un bol qui la nuit vous observe, et vous dit que vous n’êtes pas là. MATTHIEU HERVÉ.

Le front contre la vitre, appuyer le plus fort possible. Et jouer au jeu, toujours le même jeu. Regarder à travers la vitre, la lune, rien que la lune. Regarder la vitre, l’insecte écrasé, la grande rayure, la petite rayure, les petites lettres dans le coin. Regarder le reflet sur la vitre. Un, deux, trois. Il manque le trois. Parce que la nuit n’est pas vraiment là ? Il faudrait pourtant un reflet pour se rassurer. Un reflet pour se voir bouger. N’est-ce pas là la différence entre un mort et un vivant ? Qui est mort ici ? Pas le bébé qui hurle. Mais devant ? Ne pas penser à devant. Ne pas penser à autour. Appuyer le front contre la vitre, appuyer fort. Comme lorsque la voiture roulait et que la vie défilait. La vitre devient froide. Ne pas regarder les feuilles des arbres et l’herbe qui dansait à leurs pieds s’évanouir. Ne pas accompagner ce jour qui s’éteint. Chercher la lune. Puisqu’il n’y a plus de route, plus de mouvement, plus de lumières jaunes, rouges, jaunes, rouges, jaunes, rouges. Chercher la lune. Le front contre la vitre, se blottir contre elle. Patienter. Quelque chose d’autre va forcément arriver. MARGIE AMELOT.

Une famille entière, piégée dans une voiture cadenassée par des chaînes : une explosion de flammes, et puis des hurlements. La nuit à guetter le silence les yeux ouverts sur le plafond gris. Les poupées de porcelaines, teint de cire et yeux glauques, incarnation du malsain dans leurs jolies toilettes. Le vide surtout, quand, penchée au balcon, je sens la façade qui bascule en avant. En voiture, les animaux écrasés sur le bord de la route. Ce rétrécissement de l’échine quand mon téléphone vibre, attente de l’impact à venir. Toutes choses pouvant receler menace ou sonnant comme un sombre rappel. CAROLINE.

Les ombres se rejoignent pour danser sur les murs de mon enfance, encerclant les oursons tapissés çà et là.
La nuit m’enveloppe, m’enserre comme un garrot pour faire taire l’hémorragie interne qui envahit mon être. Je me tapis dans le sommeil mais la main de ma mère glisse et m’échappe. Je plante mes ongles, comme des pitons dans la paroi rocheuse. Je la retiens de toutes mes forces, je livre une lutte sans merci. Le rapace en manque de chair rôde. Il ne l’aura pas ! Non, il ne l’aura pas ! Je me réveille en sueur, fiévreuse, soumise. Les racines de la peur ont gagné du terrain. Peur de soupçonner l’indicible, peur que le destin ne lui donne de la voix, peur de la phrase tranchante enroulée dans un linceul satiné, peur d’oublier son baiser sur ma joue ou de m’en détacher. Peur de cette immensité qu’est la vie. Une ombre gigantesque a obscurci mon insouciance, cette terre fertile où poussent les rêves d’enfant. Un tremblement s’installe, lancinant comme une plainte. Le vide fait son nid, l’absence trop présente y prend place pour couver le néant. Son regard vert s’est éteint, m’emportant avec lui dans la pénombre. J’ai cinq ans et je sais. Aujourd’hui, papa est mort ! SYLVIE DUTOUR.

Indéfinissables sensations sans forme, sans contour, impalpables et bien présentes cependant … Un sentiment d’urgence, de péril, d’incompréhension, comme si j’allais tomber dans un précipice, et le souffle en suspension … Acuité singulière de tous mes sens. Pas d’alternative, me semblait-il. Pas de retour en arrière envisageable non plus. Un péril informe. Nous devions quitter cette grande maison, vite, définitivement. Pas de parole, ou si peu que je n’en garde aucune trace. Chacun avait rassemblé ses bagages, chacun les siens, prêts, devant la maison. Chacun, sauf moi. Il me fallait aller dans le labyrinthe des couloirs où je me repérais difficilement chercher ce qui me manquait. Je tâtonnais, trébuchais, hésitait : à droite, à gauche, prendre cet escalier, l’autre, cette porte …. ? Cette tâche me semblait insurmontable. Ne pas paniquer. Retrouver son chemin. Rejoindre les autres. Sans espoir de trouver ce qui me semblait si cher, je ressortais de la maison les mains vides. Il n’y avait plus aucune trace de vie. Rien. Comme si il n’y avait jamais eu personne dans ce paysage. Paysage irréel, comme une gravure ancienne, en noir et blanc. C’est à ce moment précis que je me réveillais, anéantie, touchant les murs autour de moi, les objets familiers, présents, rassurants, attestant de l’endroit bien réel où je me trouvais. Longtemps, je n’ai plus su trouver le sommeil … A.N.

Parfois je sens les vers dans mon corps qui forment des nœuds comme les serpents, des boules vivantes cachées, je les sens couler dans le sang, les veines comme des toboggans ou se bloquer dans mon coude gauche ou dans mon genou droit, je les vois quand je m’endors sous mes paupières qui filent à toutes vitesse exprès pour pas que je les attrape, maman dit que j’ai trop d’imagination ; sur l’escalator du Prisu je lui dis pas que toutes ces dents sur les marches veulent juste une chose, manger les gens pour nourrir le cœur qui se cache dessous, un cœur velu et noir avec des grandes pattes qui tirent sur les marches pour qu’elles s’enroulent, je lui dis pas qu’il y a des choses dans les choses, je dis tout bas abri abra en croisant les doigts parce que Bouba m’a dit que ça marchait parfois. #POMME.

La peur : un cube. Ce qui est. Ce qui a été. Ce qui sera. Ce qui n’aura pas été. Ce qui n’est pas. Ce qui ne sera pas. Ce qui n’a pas été. Ce qui aurait pu être. Avant de la toucher, je sens son poids, l’odeur chaude. L’eau est transparente, bleutée, sans poisson, sans algues, sans mouvement, la surface étale, tendue, un miroir, une lame, et l’absence de sans fond. La peur de se pencher en arrière, les dents qui s’en vont, les mains qui s’approchent, les invitations à dormir, les cuisses qui s’écartent, entourent, se referment. La peur de revenir dans les langues, de se laisser aux phrases simples, de s’approcher, de consoler. La peur de venir. La grande peur du rêve et tu n’as pas peur quand tu devrais. A l’aube d’hiver tu es descendu dans la cave, et quand tu remontes, tu devrais être sur le chemin de l’école, il est tard, sans savoir comment le temps est passé.
TRISTAN MAT.

C’était si rassurant d’avoir peur. Les coups de tonnerre se rapprochaient. Fermez, fermez tout, pas de courants d’air. On allait te raconter … La boule de feu qui passait par la cheminée pour tomber dans le chaudron de l’eau de vaisselle. Et puis cet imprudent qui au retour des foins avait gardé sa fourche à l’épaule. Et puis … tu as oublié, tu débranches fébrile le modem et la prise d’antenne de la télé. Le vol de la buse ou du héron te paraît encore menaçant. Les poussins c’étaient eux les espèces à protéger. Courez les enfants, courez. Vite on les contraignait à rejoindre l’abri des cages grillagées. Et on revenait d’un pas plus tranquille, jetant un regard au vieux cheval qui ne se laissait pas toujours atteler et que les garçons coursaient sous les cris des mères affolées. Garçons que l’on sermonnait lorsqu’ils étaient réquisitionnés pour changer la bouteille de gaz en l’absence des pères retenus aux champs. Sortez les enfants, sortez. Tu vérifies si l’énorme clé anglaise est bien toujours dans le tiroir de la cuisine - ne pas te laisser surprendre par la prochaine panne. La peur remettait tout à sa place. Sauf quand les deux grandes filles te tirant chacune par un bras te forçaient à courir aussi vite qu’elles. Là tu hurlais, tu n’avais que tes cris pour échapper à la panique. Tu n’avais rien à inventer de tragique - comme lorsque depuis ton lit tu regardais vaciller le reflet des flammes sur le pied des bancs vernis et que ta fièvre d’enfant solitaire te faisait imaginer l’incendie qui emporterait tout et tes parents te cherchant vainement dans les décombres. Et puis … Il y avait cette peur délicieuse d’être enfermée dans le grenier où tu te réfugiais pour dévorer tous les livres en sursis avant le brûlot du ménage de printemps. CHRISTIANE MANDIN.

Il y a un homme qui me surveille. Invisible à la lumière, il apparaît seulement dans le reflet du globe terrestre lorsque j’éteins la lampe. L’une de mes plus anciennes peurs d’enfant. Je demandais chaque soir à mes parents si la porte d’entrée était bien fermée. Pas de monstres sous mon lit, la menace était toujours bien humaine. Enfant encore, je revois ce type en voiture qui était passé à ma portée, alors que je me baladais. Il avait poursuivi sa route jusqu’au premier rond-point et je l’avais vu passer à nouveau, dans l’autre sens. Puis, après un nouveau demi-tour, le voilà revenu, ralentissant en approchant de moi, me lançant par la vitre ouverte : « Eh, petit ! N’aie pas peur, je vais rien te faire ! » Sans doute la phrase la plus effrayante que j’aie jamais entendue. Un homme que j’ai un peu trop dévisagé, dans un centre commercial, qui s’est approché de moi menaçant jusqu’à ce que je détourne la tête. J’ai toujours eu peur de recevoir des coups. Pas besoin d’autrui, pourtant, pour que naisse la terreur : je suis un trouillard encyclopédique. Je n’ai jamais pu apprendre à nager par peur de la noyade, ni à conduire par peur de l’accident. Atteint de vertige alors que je grimpais les marches de pierre d’un immense clocher, j’ai cru devenir fou quand les cloches se sont mises à sonner. Partout, toujours, j’ai peur de m’engager, de parler, d’exister un peu trop. J’ai peur qu’on me repousse, qu’on me veuille du mal. Pourquoi ne m’en voudrait-on pas ? RAPHAËL JULDÉ.

au commencement l’enfant a dû avoir peur de la lumière, avant le noir de la lumière et du vide et de l’air, comment se produit la conversion de la peur de la lumière en la peur du noir, à quel mois, en quelle occasion, après le commencement l’enfant a peur du noir de la chambre et use de stratégies pour faire le noir moins noir, l’enfant demande la porte ouverte la lumière dans le couloir le bâillement des volets, l’enfant au noir oppose des contours, la contamination de la clarté, la circulation de l’air, mais les yeux fermés la nuit est toujours là rien n’y fait bâillement de porte ou des volets rien, les yeux fermés la nuit est là et dans le sommeil le contamine terre de terreurs créatures vertiges, il ouvre les yeux, la lumière sauve, il ouvre les yeux, la lumière, il y a peu la lumière sauvait, maintenant le commencement est loin et l’enfant sait, partout le noir menace et pas seulement la nuit, il y a que le corps attire le noir, il le sait, il a vu les corps rongés à la télé, il sait autour de lui les voix prises pour les dire, il y a que le noir l’attend lui comme tous ceux qui vivent sous la lumière et peut-être dès demain, il le sait et ne s’en remet pas, il y a que les pensées attirent le noir dans le silence d’avant dormir et dans ce silence l’enfant ne sait plus, son corps est-il dans le noir ou le noir dans son corps vertiges, l’enfant de tout ce noir ne sait quoi faire, il voudrait lui souffler dessus dissiper son brouillard opposer ses clartés être à forces égales ne pas grandir avec le sculpter il voudrait E.L.

Une nuit une menace rôde à l’intérieur et opère une transformation des formes de d’habitude. Un jour, la peur d’une attaque au cœur et tomber raide sur le trottoir avec celle d’être la cible d’un gamer de jeux vidéo grandeur nature. Depuis je reste sur le qui-vive. Je n’hésite pas à fuir. Fuir sans attendre – prendre une corde et se pendre dans le vide se jeter ou chuter. Le saut sans l’élastique. Et les sons. L’univers sonore. Dans l’univers sonore le murmure des voix. Un effleurement dans le noir. Un « bouh » derrière une porte et l’arrêt cardiaque. Le monstre. Ça n’évite pas le danger de toute façon c’est pas ça le problème. Le problème c’est plus le dégout. Ou l’autre. Sinon elle a une peur passive – une fucking peur qui fige qui peut la rendre agressive. A chaque fois qu’elle riposte, le Scud part de là. LTX20. LÉA TOTO.

Peur que tu ne sois plus là. La peur, c’était que je pousse la porte et que, derrière, il y ait son corps, comme ça, posé, au bout d’une corde, noyé, suicidé, des cachets entre les draps froissés. D’entendre la complainte articulée, disque rayé, si-tu-n’étais-pas-là-je-serais-morte-je-me-serais-tuée-c’est-pour-toi-que-je-ne-l’ai-pas-fait, peur de ne pas être assez - pas assez bien, pas assez là, pas assez - pour qu’elle ne se tue pas. Je me blottis contre ton souffle, ta chair est chaude, si je dors contre toi, tu seras toujours là demain. Une poupée tombe dans le vide, cinq étages et le trottoir. Alors, d’imaginer, terreur, gelée glacée qui colle la peau, la pénètre, la recouvre, cœur qui givre. La peur, c’est quand tu traverses la rue sans regarder, quand on me dit elle-s’est-mise-en-danger, quand tu te penches trop, le Vieux-Port tout en bas. Peur qu’il t’arrive quelque chose, quelque chose d’attiré par l’innocence de ton regard, ton sourire, ta peau. Qui arrive, vient, te happe, repart avec toi. Comme la vague au large qui m’enroule, quand la mer se réveille, et que je sens les centaines de mètres sous moi qui nage, les strates de vie marine et les abysses. JENNIE GELLÉ.

Reviendraient-ils la chercher ? La parole a manqué, les explications, les larmes de la séparation, pas de larmes, pas de peur ? Ils ont fui la maison où elle dort près de la grand-mère. Elle entend Algérie mais on ne lui dit rien. La peur c’est celle de ne pas les voir revenir, la peur d’avoir été laissée là pourquoi ? Les cris la nuit les pleurs et ce que l’on comprend d’une comédie adulte pourtant le cœur sursaute. Plusieurs fois par semaine, la nuit, le cœur sursaute, en pleine nuit ils crient, elle pleure, s’enfuit. Et l’on court derrière elle. Toute l’angoisse liée à l’attente, le regard sur une montre, la main sur un poignet qui serre, les lèvres qui comptent. L’enfant rentrera-t-il de vacances, retrouvera-t-il le chemin de l’école ? Elle taraude, la peur, avant de s’installer. MARLEN SAUVAGE.

Dans les films de guerre, l’instant fatidique où le résistant, qui vient d’être dénoncé, se retrouve, dans un souterrain suintant, vaguement éclairé par une ampoule qui pend du plafond, face à un officier nazi, impeccablement sanglé dans son uniforme dont la seule vue inspire une terreur insondable. Le SS arbore ce visage lisse qui masque sa cruauté méticuleuse sous une présentation soignée, il parle un français étonnamment châtié pour un étranger. La douleur physique qu’infligent ses instruments de torture (il y a toujours une brute dans un coin qui attend de passer à l’action à sa place) n’est rien en comparaison de la souffrance psychique que distille sa perversion sans limites, cet art de paraître secourable au moment même où il sape les ultimes résistances de son prisonnier. Captivé par cet aperçu glaçant de la barbarie humaine, je n’entends pas arriver mon père qui éteint brusquement la télévision et se plante devant moi sans dire un mot. La pièce n’est plus éclairée que par le réverbère de la rue auquel il tourne le dos. Sa silhouette noire se superpose à celle du SS, je me ratatine sur mon siège, pris en flagrant délit, condamné d’avance, redoutant non pas le châtiment, mais la torture morale qui va le décupler dès que mon père ouvrira la bouche. SYLVAIN MARESCA.

C’est toujours la nuit, dans la toile de la nuit les bruits de pas qui s’éloignent – la grille claque quand elle passe le porche sale (relents d’urine, dos informes des poubelles de plastique noir, murs sales) – la peur vient du bruit ou de son absence, les bruits de ses pas qui s’éloignent et toi, terrée dans le lit, les mains sur les oreilles. Dans ta tête et si elle ne revenait pas, elle va mourir, elle va s’ouvrir sous une lame, un couteau et il devient impossible de dormir, de s’adosser à la nuit.Quelque chose a heurté la porte-fenêtre, peur du son inconnu, ton cœur fait plus de bruit que les grincements du vieil escalier de bois qui mène à l’arrière-boutique. Du verre brisé dans la rue et des cris qui dégondent le sang dans tes veines. Tu ne respires plus. Peur de sentinelle autoproclamée et dérisoire et si tu venais à faillir ? La nuit encore, les herbes sont très hautes - elles crissent sous tes doigts - le vent fort et la mer gémit sous la falaise, tu lui tenais la main mais il l’a lâchée et tu tournes sur toi-même et rien, sinon l’absence de sa voix, ne te guide plus. Abandonnée, peur d’être abandonnée. GAËLLE G.

Choses qui convoquent ma peur : les claques, le crocodile dans les cauchemars, le squelette dans le sous-sol du château, les yeux énormes des vaches, les oreilles penchées des chevaux, la mauvaise note et les claques, la récitation la voix qui chevrote, les claques ; barrer le chemin des vaches armée d’une gaule, les vaches qui avancent, la déroute, les claques ; le dindon qui fait la roue, le cochon qui grogne dans la soue, plonger la main à l’aveuglette dans le nid et les coups de bec de la poule ; le plongeoir trop haut de la piscine, le vide, les ravins, le fauteuil d’osier qui craque, les poutres qui craquent, l’escalier qui grince, la pénombre, la nuit, le noir ; renverser l’eau sur la nappe, les claques ; perdre la monnaie du pain, les claques ; les couloirs sans fin, les yeux des ancêtres dans les tableaux, la tête blême dans le frigo, la tête blême dans la cuvette des toilettes, les têtes coupées, les têtes fichées sur la grille, le poignard planté dans le dos, les portes ouvertes, les portes fermées, les tiroirs fermés. Ses poings fermés, ses poings ouverts, les coups, les claques… ISABELLE Vé

La sensation s’infiltre en provenance du soubassement, entre les dalles de cette cave obscure qui n’abrite pas les grands crus, juste la piquette qui pique la bouche et fait monter les larmes aux yeux. Acide comme un déjà-vu, déjà trop vu, aperçu et sitôt enfui, qui tourne lancinant comme une rengaine. Tourne la tête, tourne les yeux, baisse le regard pour prolonger le confinement ouaté. Une compagne anonyme, discrète, pas de celles dont on se sépare avec fracas ni avec lesquelles on règle des comptes. Juste un nom propre, la Peur, une ombre grise, noire, rouge fraise, qui essaie d’empêcher l’histoire de s’écrire. Peur sans jamais savoir pourquoi ni pour qui. La peur sans queue ni tête qui courre à longueur de pages blanches. Aveuglantes. Des vies à avoir peur de tout et surtout de rien. Toujours abandonner avant de s’abandonner. Des défaites transformées en victoires comme on fixe le mouvement des aiguilles fluorescentes dans la nuit depuis un lit d’enfant sous les toits, désespéré devant le cœur du monde qui n’arrive pas à s’arrêter de battre. Des lendemains qui s’enchainent tous au rythme de la peur des autres, irréductible, tellement indifférente à la pulsation du grain de radium collé sur une lame de métal accomplissant sa révolution immuable, éclairant les chiffres du décompte fatidique, retombant dans l’ombre comme une rue mal famée. Des lendemains qui ne chantent qu’à la radio qui vient de s’allumer dans la cuisine où on se croise sans regarder, chacun à ses faiblesses pour ceux qui vont bientôt partir. Le déjà-vu comme si la même vague pouvait refluer se chargeant à chaque fois de plus de fragrances salines et revenir plus tard. Un plus tard qu’elle ne choisit pas, qui sera juste cet instant où la Peur va enfoncer la porte. L’ampoule au plafond qui se met à tanguer, ce drôle de goût dans la bouche, l’air saturé, le vertige commence. Entretenir la chute comme d’autres cultivent l’ivresse. Et puis toujours la peur de succomber. JEAN-MARIE FLEUROT.

Ces peurs de toujours que te suivent partout où tu vas. La mort. Peur physique de la mort, peur panique de mourir ici, maintenant : tu te réveilles en sursaut et impossible de respirer. La maladie. Peur de la rechute, peur du froid à l’intérieur, peur de souffrir, peur de ne plus avoir le courage, les entrailles qui se crispent, peur d’être dévoré vivant par cette saloperie. Peur des voix médicalisées qui chuchotent dans le couloir, des médecins et des machines médicales qui fouillent ton corps, des nuits atroces à l’hôpital, traversées sans fin dans le noir. La solitude. Peur à la fois d’être isolé, que la porte de ta chambre ne s’ouvre plus jamais, toi sans les autres pour toujours, et angoisse qui te paralyse, qui t’empêche de mettre le nez dehors : tu sursautes au moindre bruit, tu as envie de foutre le feu à l’hôpital, à l’immeuble. La folie. Sur ton visage, dans tes gestes, dans ta tête, quand tu parles, quand tu te tais, peur qu’on te prenne pour un fou, et sensation d’étrangeté que tu sens monter en toi dès que tu t’arrêtes pour regarder le monde, people are strange, ritournelle de l’angoisse qui tourne inlassablement dans ta tête, peur de perdre pied, peur de te perdre totalement, peur délirante de devenir définitivement barré. Peur de toi aussi, de tes désirs, de tes fantasmes, de ta sauvagerie, de te rencontrer toi-même, de ce que tu pourrais trouver en toi-même, de ce que tu es capable de faire, de ce que tu aurais pu commettre. Peur de l’oubli, peur de ne plus exister pour personne. Peur de vivre, peur du prix à payer pour vivre. Peur d’être démasqué, chez toi, au bureau, peur de te dénuder, d’ouvrir ta gueule, de mal faire, de mal dire, de la phrase de trop, du mot de trop, peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être à ta place, peur de perdre ta place, qu’on te vire, peur du déclassement, peur de manquer de tout. Cette peur aiguë, incontrôlable, qui te prend n’importe où, n’importe quand, sans que tu saches pourquoi tu as peur. GWEN DENIEUL.

Son abdomen de pirate. Jaune, rayé de noir. En forme de nez crochu. J’imagine. Sa tête de carnassier, ses gros yeux fixes, en amande. Derrière une paire d’antennes, en mouvement. Une guêpe. Ou un frelon. Son va-et-vient, lent et lourd devant le rideau tiré. Je sais. Qu’elle sent ma peur, qu’il s’en amuse. La chambre, pour refuge. Combien de temps ? Aux aguets. J’ai ouvert, ridicule, doucement, la porte. La fenêtre entrebâillée. Le vent, sans doute. Je ne la vois plus, il a dû s’échapper. Méfiance. Attirance. Un vrombissement, autour de mon oreille. Cri de fille, gestes brusques, énervement, jurons. L’insecte, accroché, au bout de mon doigt ! Réveil, soudain. Dans l’obscurité, mes épouvantables palpitations... NICOLAS BLEUSHER.

C’était en Turquie mais pas en Turquie. Dans l’est mais pas dans l’est . Près de la frontière iranienne mais pas la frontière iranienne ! Le village, un village à l’époque, porte encore ce nom à coucher dehors que personne de mon entourage ne connaissait mais ce n’était pas un village. A l’occasion d’inutiles, de stupides palabres au cours desquelles je me risquais vainement à communiquer le très difficile sinon, absurdement, l’incommunicable, il m’arrivait d’en articuler les cinq syllabes mais non, non ce n’était pas un village. Inévitablement, mon interlocuteur du moment se perdait dans la jungle des liens, des signes, des situations puis décrochait de l’exposé en raison de sa nature pour le moins déroutante, perturbante tandis que je persistais, contre vents et marées, à vouloir, en long en large et en travers, raconter jusqu’au bout. Ne disposant que d’eux, n’en apercevant pas d’autres à l’horizon de mon ignorance qui puissent couvrir ces faits sans les réduire, sans en altérer la teneur, je m’appuyais sur des mots familiers, connus, faciles. Des mots courants, communs, triviaux censés éclairer des données, des circonstances qui ne l’étaient pas. Ce n’était pas la Turquie et ce n’était pas un hôtel. Ce n’était pas eux, ce n’était pas moi et pourtant l’accident, pourtant l’immobilisation, pourtant le minaret, pourtant les deux sources, pourtant le fémur pourtant, tapi dans les pierres, rodant dans les tombes, planant dans les airs ce je ne savais quoi d’inquiétant, de mauvais que signalèrent, confirmèrent de menus incidents. Il se regroupaient au fil des heures, petit troupeau de moutons à cinq pattes, perturbant insensiblement la quiétude des apparences, contraignant mon esprit à s’interroger sur la nature étrange de cette journée et de quelques précédentes mais tellement moins marquantes, tellement moins denses que là, là dans l’éclat ordinaire d’une matinée ordinaire, un jour de septembre ordinaire dans la course ordinaire d’une année ordinaire. Pourtant la poussière pourtant ce visage, pourtant la nuit, les nuits qui viendraient, entraineraient dans leur sillage le jour, les jours devenus nuits et toutes ces nuits, toutes ces nuits fondues en un seul instant. Pourtant la frontière, les multiples pannes, le retour et la peur, la peur folle au fond des os, la peur rongeant, glaçant le choix. Pourtant la peur maîtrisée face au vide, la peur maîtrisée face au déferlement parallèle d’un torrent démentiel d’informations bouleversantes et tant leur nombre que leur contenu mais surtout leur provenance poussaient la raison dans ses ultimes retranchements. La peur bravant la mort Laisser aller et tenir. Certaines contrées ne se visitent pas sans guide et même avec un guide, le meilleur fut-il, et même bien équipé, voire préparé si préparé, la peur prend place à bord. Elle fait partie du voyage. Elle en marque les limites franchissables ou non. Née de l’envergure dévoilée du réel, née de la suspension des barrières, née de la dissolution des repères, née de la subversion du possible, née sur le seuil franchi, née fille craintive du courage, la peur, à cet instant, côtoie l’émerveillement, la foi, le doute, l’acceptation. Frapper de toutes ses forces aux portes closes de la raison. Descendre au plus profond de l’obscur sans jamais l’atteindre et que la lumière échappe à l’attraction des douleurs, qu’elle ressorte des abysses insondables de l’effroi, qu’elle déserte la cellule de l’ombre et brise enfin l’étreinte du silence Je ne cherchais plus. Je croyais avoir trouvé. C’est alors que je fus mais je ne voulais pas, je ne voulais pas parler de ça. Je n’ai pas peur, non, je n’ai pas peur, pas peur, plus peur, plus aucune crainte, plus aucune non pas que je sache maintenant, non mais il faudrait que je le fasse, que je note quelque part ce simple souhait. Ce vœu réalisable en principe sans difficultés et tout sera bien ou pas, ou moins ou plus, ou peut-être rien finalement. A vivre, à durer on s’habitue. Au pire comme au meilleur pareillement qu’à cet état qui n’est ni l’un ni l’autre et s’apparente à une absence, à une anesthésie générale de la conscience. Cet état, cet apaisement que je n’ai jamais pu rejoindre , cet impossible oubli. Ce n’’était pas pas en Turquie et ce fut en Turquie que tout commença. A vrai dire un peu avant, plutôt et même très avant et pour peu que l’on creuse l’affaire, c’était il y a fort fort longtemps… LAURENT SCHAFFTER.

Une main sortant de l’eau alors que je m’approche du rivage, un enfant qui me regarde et parle comme un oiseau, un type poussant les portails, entrant dans les maisons avec sa marchandise à vendre, les chiens hurlant de l’autre côté de la grille, les haches que la nuit matérialise au-dessus des lits, une voix tombée des hauteurs d’une tour (la guide avait les clefs, je l’avais suivie un soir jusqu’au premier étage du donjon, il y avait là un vieux matelas) et cette voix, si je ne la reconnais pas de suite j’en sais l’exacte teneur (le prénom qu’elle articule est celui de ma guide sorti de la contraction violente de mes côtes et de ma gorge), et ce poids, ce poids sur la poitrine, le poids de l’enfant, la position de mes pieds le long du précipice, une main, la même ? enserrant mon cou, c’est pour rire, dit l’étrangleuse-, mourir quand même, dans un champ frappé par des inconnus, bouffé par les puces, qu’ils et elles m’attendent, les puces et les cafards, assis à ma table alors que je tourne la clé dans la serrure, revisser chaque fil d’un accumulateur -dix, vingt ? ils se sont démultipliés : une seule erreur et tout l’immeuble sautera, voir l’autre se pencher au-dessus d’une scie électrique, les mains trop proches, m’allonger sous la fraiseuse mâchoire ouverte, chercher où débrancher la peur absurde et ne pas trouver le compteur, sans que les muscles ne se relâchent d’une once ne pas me défaire des bras qui me tiennent au fond de la piscine, des têtes qui tournent comme celles des chouettes sur des corps indifférents, de la peau et des veines ventres à fourmis, du mioche endormi sur le lit derrière la porte qui s’est refermée, qu’elles se laissent tomber du plafond les fourmis, que je ne retrouve pas la clé, (le soleil est vacillant et ne se rapproche pas) et je les dénoncerai tous parce que je ne supporterai pas la douleur.PASCALE GARREAU.

Planches froides du confessionnal. S’agenouiller. Fenêtre grillagée, rideau qui glisse. Parler à l’homme de l’autre cote de la paroi. Avouer ses péchés. Tremblements intérieur. Le même Homme, nuit tombée, ruelle derrière l’église, sa silhouette sombre à chair molle, se sauvant furtivement de chez Mademoiselle Cornu. Mais de Dieu ou du Diable, avoir peur et obéir. ISABEL JAUNET-PERROTTE.

Peur de la nuit. Peur du péché. Peur de l’enfer. Peur des anges. Peur du loup. Peur du noir. En face du lit, ce chromo, le Sacré-Cœur n’est qu’une plaie qui laisse échapper des flots de sang. Jets de flammes, clous, couronne d’épines. Il pourrait arracher mon cœur comme il a arraché le sien. Peur du sang versé pour mes péchés. Désir de partager sa souffrance. Peur des étranges formes que dessine la lune sur les murs et du cri de la chouette. Rêve d’être sorcière et fuir sur mon balai. Peur des bruits devinés dans la chambre close des parents. Solitude. Peur des adultes tout puissants, de l’abandon. Pleurs silencieux. Peur de ce cauchemar : une immense salle, un lutrin, un livre. Désir de lire. Les pages tournent à toute vitesse. Impossible de déchiffrer la moindre phrase. Rage. Peur d’avoir peur chaque nuit. Rester seule avec ma peur, ne jamais en parler, jouer avec elle, la surmonter. L’aimer ? CHRIDEL.

Peur pour soi, en soi. Peur viscérale et animale. Chien surgit et me terrasse. Perdu dans le remugle de mon inconscient. Rien ne remonte à la mémoire de mes deux ans. Juste les mots racontés par les parents. Quand Chien croise dans les parages, une peur me tombe dessus, me claque les genoux et me vrille les entrailles. Peur aussi pour sa tribu, les siens lâchés dans la ville ou sur les routes. Avec ma fille, à son tour d’avoir deux ans. Vieil homme sale et décharné, près d’une église. Il marche vers nous, des mots hirsutes plein la bouche. Il arrive à notre hauteur. Soudain, il arme son bras et le lance vers ma gosse. Le présent se déchire. Peur de soi. A une peur bleue, réagir par une colère noire ? Non, juste peur de soi. Blesser avec des mots pour seule arme. Et à propos, cette peur de la page blanche, c’est pas plutôt la peur des mots ? Enlève son « r » à « peur », donne-le à « mot » et c’est la mort qui déboule. JÉRÔME C.

Ce que je devine dans la peur, c’est d’abord la honte originelle dont elle semble, mystérieusement, procéder. Au cours d’une nuit solitaire au Domaine, à la fin d’un mois d’Août, c’est bien cet affleurement qui vient en premier, non sans vous laisser éprouver quelque gêne à son sujet ; l’idée qu’en une certaine partie de la demeure, il n’y a aucune raison, passée une certaine heure, de ne pas aller se promener. L’heure d’éteindre la chandelle, pourtant, était passée. Vous étiez bien bordés, entre quatre murs d’une chambre à coucher familière et lissée d’années de souvenirs. La voie du sommeil se dessinait. Mais cette pensée, soudain. La pensée de cette longue galerie dans l’aile Ouest. Sa vue ; la sensation que, plongée dans le noir, dans la nuit sans teint, elle est comme déprise du quotidien ; étrangère, sans nulle doute. A l’instant vous vous redressez un peu du lit. Ce dernier, et tardif bâillement – pour la forme, tout sauf innocent – n’a pas empêché votre pensée de gagner en acuité. L’air immobile est, comme d’habitude, traversé de craquements – la maison travaille. De la plus honteuse façon, au lieu de la croire si ordinairement assoupie, il vous semble qu’elle parle, et qu’elle ose, même, qu’elle signifie. C’est un langage désinvolte, quelque peu altier. On s’en laisse dire, et entendre, même si l’on fait mine de ne pas comprendre tout de suite. Quelques raideurs dans vos jambes se sont installées. Aucun tic-tac d’horloge ne signe la fuite du temps. Pourtant, quelque imposant et invisible Ministère en décompte chaque seconde pour vous. La mollesse de ces oreillers, du matelas, tant recherchées à l’habitude, peut-être n’ont-elle plus cours à de telles heures ? Ce dernier bâillement, au sortir des limbes du sommeil, vous le disait déjà un peu : vous n’êtes pas seul. Ça y est, les draps sont repoussés. Vous voilà debout. Encore quelques piétinements gênés autour du lit, devant le bahut surmonté d’un miroir et, malgré tout, vous pousserez la porte de la chambre esseulée, à une heure du matin. ALBERT NAUDIER.

D’un âge dont on est sensé n’avoir aucun souvenir elle avait conservé l’image d’une créature capée et casquée de noir au milieu de la cuisine de ses grands-parents. Chaque frousse, ensuite, lui avait semblé rejouer cette première rencontre avec un cauchemar. Le petit corps de sa sœur projeté dans les airs par la collision avec un autre skieur. Les bruits alarmants provenant de l’entresol de la maison abandonnée où elle traînait avec ses cousins. Le manège infernal de la voiture tournoyant sur la glace avant de compléter un salto au fond du fossé ; nuage de neige, de biscuits de Noël échappés de leurs boîtes et de sacs gonflables déployés. Dans une autre voiture mais sur la même route, son sommeil de passagère brutalement interrompu par une pluie de verre sur son visage et une enfilade de panneaux abattus comme des dominos d’acier. Des années plus tard, la visite d’une plantation de café, derrière un homme à l’œil trop bleu qui aurait pu régler son compte à ce couple de gringos du même coup de machette vigoureux dont il abattait devant eux la végétation impétueuse. Personne n’en aurait jamais rien su. Le retour en taxi vers l’hôtel, à six plus une poule dans une berline déglinguée dévalant une route de montagnes, le chauffeur changeant de voie comme il changeait les disques, d’une seule main et en parlant au cibi tandis qu’elle ne pensait qu’au camion qui arrivait peut-être au tournant, qu’au ravin impitoyable de l’autre côté. La nuit interminable où, secouée sans interruption par les douleurs d’Ève, elle avait été convaincue que, d’elle ou de l’enfant, au moins l’un des deux y resterait. Tous les films à suspense. Toutes les peurs de ce qui pourrait arriver, collisions, étouffements, incendies, maladies cruelles ou mortelles. Elle n’avait jamais aimé Star Wars. ANNE-HÉLÈNE DUPONT.

Tout ça qui surgit et qui engloutit, tout ça qui prend au ventre, le bas-ventre avec le haut des cuisses, tout ça qui empoigne l’estomac, tout ça qui compresse la glotte, tout ça qui saisit aux chevilles, et cloue chacun au sommet de ses pommettes saillies. Tous ces coups qui ne portent pas, toutes ces voix qui ne sortent pas. Tout ça qu’Orphée lorsque le retour ne vient pas. Oui. Mais aujourd’hui. Ma peau mêlée sur la vitre du métro, et mes os contre le hublot qui frappe la montagne. Les cellules abstraites aux regards multipliés dans les déserts de passage. Tous ces déserts qui migrent, et le cœur qui ne suit pas. L’eau qui court dans tous ces tuyaux que je ne connais pas. Les graines qui s’éparpillent et qui ne repoussent pas. La terre prise deux fois. La terre prise trois fois. La terre prise par tous à la fois. Monstres digues. Sirènes offshores. Ouragans industriels et souffles mortels. L’air que j’inspire, et j’expire. La brise fine et les particules mobiles. Le monde qui bascule au manège du grand vide. La peur qui sourd et colle et m’habille de voiles qui volent au vent pourri. La peur qui pave et s’étale dans les champs d’épandages sous chacun de mes pas. La peur que j’avale et la peur que je crache. La peur qui brule mais qui ne consume pas la peur qui brule mais qui ne consume pas. ZONE CLAIRE.

La peur travaille la nuit. Surtout la nuit d’été. Elle saute de génération en génération comme la maladie ou l’intelligence. Vous avez beau fermer les volets, la brise finira par pénétrer vous faire des frissons. Vous êtes né, vous en aurez une part de frissons. De quoi peut-on avoir peur à 5, 7, 14 ans ? D’une paire de ciseaux aux mains d’une personne antagoniste. Du haut d’un escalier, le départ d’une chute. D’une vielle dame mordue par le vitiligo au visage. L’effacement de la couleur de sa peau, menace votre propre suppression ! Une peur qui sourit la nuit. Elle a baissé son pantalon et elle est assise aux toilettes. Derrière la porte fermée de la salle de bain, un gros homme chauve et louche sourit et fait “venez… venez…” d’un signe de sa main. Pas étonnant si vous tremper votre lit donc. Enfin, une grande peur retrouvée dans plusieurs sacs noirs distribués dans les poubelles de la ville. Reconstituée sur la table du coroner, elle prend la forme d’une femme démantelée. C’est étonnant comment ce corps tient débout dans l’encadrement de la porte de votre chambre une autre nuit d’été. Ses articulations ne sont que de l’air pur, vous pouvez y passer la main. SPYROS SIMOTAS.

Elles ont toutes disparu, si, si, je vous l’assure, pas une seule ne reste, et ne me regardez pas ainsi, avec cette moue qui dit « cause toujours, comme si on allait te croire, il suffit de te jeter un coup d’œil pour savoir que tu nous mens, que tu racontes des histoires, tes peurs sortent de toi, elles flottent autour de ta tête », non pas… les peurs sont parties et ne me dites pas le contraire, je ne vous écouterai pas, plus, jamais, j’en ai fini avec elles et avec vous qui les ramenez toujours à moi ; ainsi, en ai-je décidé ce matin-là, je vous en parlerai une autre fois, plus tard, quand on se connaîtra mieux et qu’enfin vous m’accorderez votre confiance, qu’au moins vous ne remettrez pas en cause ma plus petite affirmation, comme celle-ci : les peurs ont disparues ce jour-là parce que je l’ai décidé, qu’elles avaient fini de rôder, de m’encercler, de m’étouffer…
BRIGITTE OURLIN.

Moi j’ai pas peur de Max et les Maximonstres, moi j’adore ce gamin avec sa couronne qui dirige une fête épouvantable, depuis que j’suis tout’ petite chez moi c’est une fête épouvantable, va bien falloir que je les aime ces fêtes, vu que ce qui me tient de Roi et de Reine ont l’air supers doués pour les coups de gueules et lancement d’assiettes (presque dans la gueule) – J’ai plutôt peur à l’école où les Rois et Reines sont calmes et fermes (j’apprends 30 ans après, que « c’est comm’ça qu’on éduque les tout’petit’ »), j’ai si peur que j’ose pas demander et que ma culotte est noircie carrément – Moi j’ai souvent peur dans la cour, peur de Georgette la gardienne parce que j’ai lancé ma tennis sur un muret, peur d’une grande qui veut me casser la gueule (une histoire obscure, j’aime un garçon - il l’aime elle - mais elle veut en rajouter à mon malheur on dirait), d’une bande de plusieurs grandes (genre CM2) qui marchent sur les pieds et tirent les mèches qui dépassent, de Saïd qui à chaque récré me plaque au mur car il m’aime (bizarre, mais pas difficile d’affirmer - 30 ans après - que l’amour est à la limite du compréhensible.) Parlant de peur, je n’ai pas regardé « Psychose » avant des années parce que ma mère disait que ça faisait « horriblement peur ». J’ai finalement eu plus peur devant Qui a tué Baby Jane ? J’ai 18 ans, je vis en colocation avec deux copines, Bette Davis, 60 ans, chante avec une voix de petite fille de 5 ans et martyrise sa sœur handicapée, on se cache en hurlant sous la couette. 20 ans après, je me demande si nous ne nous sentions pas nous aussi comme trois sœurs enchaînées par l’adolescence. A cette époque qu’on appelle « l’entrée dans la vie », j’ai eu mille raisons d’avoir peur, de belles jeunes femmes tentaient le suicide, d’autres sombraient dans la folie, des garçons nous invitaient dans des chambres aux rideaux fermés. Un soir, le Roi aux fêtes épouvantables s’est laissé coulé dans un bain – vodka etc - en voyant son corps endormi (même pas mort) je fus étonnée (la peur est restée tapie) de le voir si maigre et petit . J’ai infiniment aimé Max et les Maximonstres tout’petite’, puis 30 ans après j’ai infiniment aimé un homme qui avait un visage d’enfance – il m’a donné l’illusion que je n’aurais plus peur de rien – avant de repartir vers des terrains connus, avant de me laisser, là, seule comme Max, dans une chambre privée de dessert – j’y suis, j’attends la forêt, le bateau, une fête – j’ai la chanson d’Amy Winehouse dans la tête, « We only said goodbye with words / I died a hundred times/ You go back to her / And I go back to... black ». Et ce soir, je l’entends, les abymes d’Amy sont comme autant de variations autour de la peur du noir. JALIE BARCILON.

Dans le jardin, le poulet du voisin — enfermé dans la cabane — tête coupée au matin. Devant mon lit, son long corps mou assis sur un fauteuil en rotin, son chapeau, son nœud papillon, ses cheveux, son sourire, atroce, de clown. Rouges, les lèvres de la maîtresse du CP — et rouge, la corde autour de la petite gitane attachée aux pieds du tableau, ou enfermée sous un bureau. Sous le fauteuil en osier, qu’on ne me voit pas, juste les pieds des adultes. Sur mon lit, un matin, l’hiver, un soir dans la rue, le bruit de gravier dans la cour, crissement de pneus, un couloir trop long, Rosemary’s baby seule dans le salon les grosses fleurs couleur de cimetière du canapé, course à perdre haleine avec ma sœur dans les herbes hautes, hurlements des parents : vite, un serpent, dépêchez-vous — ils ont bien ri. Papi a dit la petite cuillère qui est dans le tiroir qui est dans le buffet qui est dans la cuisine qui est dans l’appartement qui est dans l’immeuble qui est dans le quartier qui est dans la ville qui est dans — le silence des espaces infinis m’effraie. Même pas peur de monter au Phare du Paon, du tourbillon en-dessous, de tomber de la falaise, de glisser de l’échelle, de me baigner sous l’orage, même pas. Mais peur du rideau blanc au crochet qu’une main invisible soulève quand je passe dans la rue déserte. NATHALIE FRAGNÉ.

Regarder sous le lit. Puis entre les volets et la fenêtre. Dans l’armoire, plusieurs fois. Sous le tapis. Écouter le moindre des sons qui ferait dire, il est là, l’homme noir, celui des cartes à jouer, celui qui va m’enlever, me kidnapper. Secrète peur couplée à ce désir d’être emmenée ailleurs, loin...Chaque soir, les tremblements comme berceuse, comme histoire, comme unique compagnie. Les tremblements et puis les pleurs. Sous le lit, sous le tapis, mais aussi dans le puits, derrière la porte de la cave, dans la nuit. Le noir est la couleur qui fait le plus de bruit. SYLVICHO.

Elle a du faire quelque chose de mal, elle ne sait pas quoi, la mère est enfermée dans sa chambre depuis des heures, elle a peur des gens terriblement peur des gens tous les gens, dans la cuisine collective à Copenhague, dans la salle de réunion à Fontenay le Fleury, au Thelonious avant le concert – elle a dit qu’elle filmerait avec la grosse caméra sur l’épaule -, elle a peur de se perdre dans les bois – horreur de la cueillette des champignons, peur de ne pas retrouver sa serviette sur la plage bondée après la baignade, elle a peur pendant tous ses repas où elle boit trop, elle a peur qu’on l’abandonne, ça serait normal, c’est pour ça qu’elle est tellement jalouse, elle a peur de perdre ses dents, de ne pas passer à travers les boyaux étroit, elle a peur ça sera la première fois, pourtant c’est l’heure, il attend. BÉATRICE D.

Et la peau rugueuse qui ressemble à du bois mort de ces créatures préhistoriques à sang froid, vivantes-mortes, la gueule dévoile toute grande ses dents si sales, si mal rangées, si affûtées dans leur chaos, les sorcières aux yeux violets de Roald Dahl qui enferment les petites filles dans les tableaux, la cave de la maison de campagne aux murs humides, à l’obscurité vivante, les broussailles qui s’agitent dans la nuit, le radio-réveil des mes grands-parents s’est allumé tout seul à 2 heures du matin dans la maison silencieuse (la même nuit j’ai trouvé dans une petite boîte près du lit une collection de gros scarabées morts), les jumelles demandent innocemment à Danny de venir jouer avec elles, mais Danny écarquille les yeux sur son tricycle rouge et il les voit mortes, les éclaboussures de leur sang sur les murs, il fait drôlement frais dans la salle de cinéma, je tire ma robe sur mes genoux, je ferme les yeux dans mon lit et j’attends, résignée, que le monstre vienne me chercher, quelque chose m’a frôlé la jambe, je crois que quelque chose m’a frôlé la jambe, le fils tout pâle de Nicole Kidman demande à sa soeur d’arrêter de lui tirer les pieds, sa soeur lui répond d’une voix ensommeillée de l’autre côté de la pièce « mais ce n’est pas moi », mes talons claquent sur le trottoir sombre et je crois que ce type me suit, le bruit de la chasse d’eau tirée à la hâte me fait courir pieds nus sur le carrelage jusque dans mon lit, une souris s’est glissée entre le mur et la tapisserie et court sur la paroi en déchirant le tissu, terrifiée, j’écoute et je vois cette forme vivante que je n’identifie pas... La première pellicule mince et opaque recouvre l’oeil avant que la seconde paupière, rugueuse, elle aussi se ferme. La lenteur de ce double geste qui clôt. Puis l’ouverture soudaine, le regard de lézard du crocodile, la fente noire qui flamboie, observe, immobile, toute cette vie grouillante. Lentement. LOUISE MÜLLER.

Derrière les faces stupéfiées des tableaux de Francis Bacon, l’effroi du premier visage qui n’a pas vu, pas entendu l’enfant pourtant tenu dans les bras. Derrière l’homme qui chavire de Giacometti, la peur d’être aspirée vers les fonds, les failles, toutes sortes de gouffres dont il sera impossible de s’extraire. Derrière les mots de Beckett, la terreur innommable – la vie est un vide sans appui. Six heures du matin dans une chambre d’hôtel des faubourgs d’Avignon, la nuit longue, étouffante, électrifiée par les bruits qui rampent le long du réseau des fils qui déclencheraient l’alarme si quelqu’un tentait d’escalader la façade (a dit la gérante de l’hôtel). Six heures du matin quelque chose cède enfin. L’air fraîchit par la fenêtre grand ouverte quand tout à coup ce bruit n’est plus un songe et lui, là, jambe levée au-dessus du balcon où ses deux mains s’agrippent, lui, là, et ce cri abominable qui te déchire et va le percuter, ce cri le pousse hors de ta vue, déjà il n’est plus là tandis que le cri te projette hors du lit vers la fenêtre te couvrant du drap saisi dans la poussée du cri, du balcon il a sauté tu le vois s’enfuir, le vois s’arrêter, le vois se retourner vers le cri qui te détraque les nerfs et la tête, te regarder – stupéfait. Peut-être était-il six heures, aussi, lorsque l’ours qui te tenait dans ses pattes gigantesques s’apprêtait à te dévorer, lorsque – pétrifiée dans le petit matin. Et ces autres fois où tu cours, cours, et cours sans effet de déplacement alors que tu tentes d’échapper à ceux qui te poursuivent, s’approchent. C’est bien avant six heures que d’autres fois tu erres dans la nuit de ta chambre cherchant l’interrupteur où il n’est pas, et il ne s’agit pas là de peur mais d’effroi lorsque tout ce qui normalement fait repère – l’angle droit du mur au-dessus du lit, la ligne de relief où se superposent deux laies de papier peint au milieu du mur entre le lit et la porte, le bois plaqué du placard, l’arrête horizontale de la table-bureau, les montants autour de la porte, le tissu des rideaux – lorsque tout, soudain, a perdu sens et place. CLAIRE LECOEUR.

C’est au pied de l’escalier de pierres, dans le repli de la terrasse que les bosses poussent comme des œufs de grives ; c’est à la tombée de la nuit, sous le lit justement, que les serpents s’enroulent en ganses ; c’est dans la cave empêtrée et l’odeur de salpêtre, les genoux qui saignent ; c’est sous le flot des pluies de novembre, le niveau monte, on devrait partir on le sait, mais on reste ; c’est encore et toujours devant la chute des mots sur l’écran, cliquer ne résout rien, ils s’écroulent, mouvants ; c’est le vent qui charrie les feux de forêt, lave le ciel des nuages errants ; c’est le noir de la pièce qu’on dirait absolu et la main qui cherche ; c’est le manque souvent. ALISIER BLANC.

Me souvenir des colères du père ? Etre surprise en train de faire pipi par de parfaits inconnus dans un lieu improbable ? Que la serviette de plage dans laquelle je me contorsionne pour me changer s’entrouvre ou tombe et laisse apparaître mes seins bourgeonnants ? Ne pas être la meilleure élève ? Me faire traiter de nouille par mon petit voisin qui me plaît bien ? Que maman oublie des affaires quand on part en vacances ? Qu’un inconnu me suive puis me traque sans que je puisse lui échapper ? Imaginer que je ne suis pas une bonne mère ? Partir à l’étranger et ne pas pouvoir communiquer, sentir les mots coincés dans ma gorge, ne faire que des sourires niais par dépit ? Oublier de saler mes plats ? Oublier un rendez-vous ? Ne pas être à la hauteur pour quelqu’un qui comptait sur moi Constater que mon corps se dégrade et que je ne peux rien y faire ? Perdre l’esprit par intermittence et voir la démence arriver avant d’y être engloutie tout à fait ? Mourir les yeux ouverts ? NatLab.

Elle est devant moi, elle est derrière. C’est une ombre. Installée depuis le premier jour. Qui embrasse le monde, l’enveloppe, l’étreint de ses tentacules géantes. Elle a envahi l’espace, les couloirs sombres de l’âme, a creusé un nid à l’angoisse, pour longtemps. Elle a joué ses plus belles victoires dans les résistances de mon être. Elle défie sans cesse et tient mes nerfs dans sa paume. D’où ça remonte ? D’où c’est parti ? De loin en loin, un battement d’aile, un bruissement, un cri puis un autre cri plus sourd, une frénésie autour de soi qui l’augmente : pourquoi tu cries ? Pourquoi tu pleures ? Pleure ? Non, peur ? Pourquoi tu as peur ? Le noir, le vide, l’absence, le manque, de chaleur, d’amour, de bras ; le bruit des balles et des pas perdus, dans l’allée du jardin, ou le continent voisin, indifféremment proche et lointain, elle ne connaît pas de frontières, la peur. Elle est tapie, en attente, dans le coin d’une pièce, à l’ombre d’une rue, au milieu des villes en cendres et tout autour le noir, le silence épais des interrogations. C’est là qu’il fait le plus froid. Quand les pourquoi s’installent. Parfois elle s’attarde, essaie des ruses, des déguisements. Comme au début, elle s’éternise, prend toute la place. Devenue familière, là, penchée au dessus du monde, elle nous déborde. Elle est là partout, elle est en toi, elle est dans l’autre, elle contamine. Et c’est la peur d’un autre qui s’approche dans l’ombre et épouse celle qui était là, en toi, à l’origine du grand tout. Elles se coagulent, s’accouplent, se démultiplient à l’infini. C’est celle d’un homme ivre, d’un qui a perdu son centre. Celle d’une femme qui crie, en proie à la panique. L’autre et sa peur convoque des monstres, tapis dans un recoin que réveillent d’autres peurs, surtout celle de mourir. La peur de la mort de l’autre rôde, inscrite qu’elle est dans le quotidien anxieux de chacun. Une main vous attrape et vous jette dans un coin de la pièce. Dans ce retrait tacite, elle attend qu’on l’apprivoise. Toujours les peurs sont irrationnelles. À force de cohabitation, l’être s’éprend de son obscurité, s’allie ses forces obscures, se laisse enserrer dans ses bras innombrables, puis s’abandonne enfin, se fond en elle, lui appartient. Le silence intérieur alors s’ouvre sur une grâce, c’est une porte en soi qui délivre la nécessité de s’unir à plus haut que soi, une promesse dans l’abandon, avant le dernier souffle. M-J DESVIGNES.

Ça n’a jamais été clair, mais pas flou non plus. C’est toujours rien de tout ça. Ça travaille justement dans cette distance là, entre le « ça » et le « ce ». Il y a eu cet homme, tout de noir, dans le miroir. À peine vu. Déjà disparu. Qu’à pourtant laissé l’image, juste sous le crâne, plus de quinze ans plus tard. Il y a eu les planches, personne dessus mais ça crissait, grinçait suppliant à l’abandon. Ça c’était inséré là, dans le bois, ou juste dessus. Personne ne savait bien pourquoi ni comment, mais ça se mettait à susurrer. La nuit. Calme plein. Puis… Le doute. Comme une goutte échappée d’un robinet mal fermé que l’on ne parvient à trouver. Il y avait de cette attente là, dans ces apparitions. L’oreille tendue, sans savoir s’il y avait vraiment quelque chose à entendre. Parait-il qu’aux Antilles, une fois le soir installé c’était la féraille qui s’y mettait. Une vieille femme me dit un jour qu’elle avait cherché, traqué durant des années la provenance du murmure métallique. Et qu’à ce jour, elle pouvait assurer que c’est la terre, elle même, qui faisait danser l’intérieur des tiroirs. Plus tôt, c’était passé sous mes paupières. Tourbillons de lumières, puis rien. Réflex corporel. Le noir. Mais pas vraiment plein, des points, des formes, qui défilent toutes seules. Pas vraiment jaunes, pas vraiment blanches. À les suivre, une sombre ossature transparaissait sans réellement apparaitre. Là, juste sous les paupières. Plus tard, la chaire a prit la place, macérante, presque odorante. Mélange ocre, verdâtre, jaunâtre… Arc en ciel de pustules négatifs s’emparant des visages. C’était pas bien clair, mais pas flou non plus. Et puis il y a eu l’odeur… L’odeur. Saisissante et pourtant si furtive. Ça travaille justement dans cette distance-là, entre l’imperceptible et le palpable. MAUD NARFIN.

« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte », écrit Albert Cohen, et j’ai peur qu’il ait raison, que Cioran ait raison, que l’amour n’ait pas le moindre sens, que la vie ne soit qu’un affreux gâchis ; peur qu’on meure « comme des imbéciles » au lieu de « vivre comme des frères » (Martin Luther King) ; peur pour ma fille handicapée mentale, pour ma mère qui vieillit, et peur que tout le monde se foute d’elles et de moi, qu’on se moque de mes peurs (autant que je me moque de celles d’autrui, car il le faut, pour pouvoir vivre, n’est-ce pas ? c’est justement le problème, dites-moi que je me trompe, s’il vous plaît) ; peur de devoir un jour vivre sans amis, mais aussi d’en être capable ; peur de n’être qu’une merde égoïste, que ma femme s’en rende compte et me quitte ; peur d’avoir moins peur de la mort que de la vie, quand j’étais enfant je m’évanouissais pour fuir les douleurs ; merci, je sais, j’ai déjà un psy et un traitement que je prends régulièrement, mais qu’est-ce que ça change au fond du problème, rien, rien du tout ; allez, fumer un narguilé, se faire peur avec le cancer du poumon qui a eu mon vieux. F. D.


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1ère mise en ligne 4 juillet 2015 et dernière modification le 8 juillet 2015
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