textes & contributions | Michon

pour clore le cycle été 2017, personnages, l’appui sur un très beau portrait bref d’Edouard Martel par Pierre Michon


ce jeudi 30 novembre, on en est à  37  contributions-portrait.

 présentation et sommaire du cycle été 2017

 la proposition 7, avec vidéo et textes supports

 recherche par auteur

 rappel : les contributions reçues sont mises en ligne par ordre chronologique de réception, et un groupe Facebook est disponible pour échanges, discussions, interactions entre contributeurs ;

 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – toujours rappeler en fin du doc la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

 un nouveau cycle tout bientôt : voir le pass Tiers Livre pour contribuer et bénéficier de l’ensemble des ressources (et nota habituel : étudiants écriture EnsaPC ou UCP exclus du pass...).

.... et super merci à tous ! FB.

portrait n°  [1]

La porte battante s’est refermée, a claqué sèchement contre le chambranle. Le cognement a résonné un bref instant dans la chapelle rabougrie, reléguée comme un élément de décor suranné dans les coulisses du bourg enneigé.

Tous la savent et l’oublient, passent son étrave minérale sans lui adresser un coup d’œil – sûrs d’elle - embusquée derrière ses platanes pelés, ses grilles écaillées, son panonceau métallique vissé sur le pilier gauche du portail en fer forgé, peinture verte et desquamée. Notre Dame de Nazareth. Larges lettres noires sur fond bleu-pâle, décoloré et égratigné de rouille, horaires des messes, certaines depuis longtemps annulées. Impossible de se remémorer le village sans le porche étroit surélevé de quelques marches, les traînes blanches et les costumes saupoudrés de rires et de confettis – les longs corbillards lustrés - arabesques argentées – rideaux noirs ou mauves – les cercueils bruns hissés à épaules d’hommes comme autant de chenilles courtes et luisantes, tronquées nettes. Entre ses murs humides les corps se sont épaissis et engourdis, ou bien se sont desséchés – mystérieusement raidis et consumés jusqu’à devenir pierre maigre et dure avant le souffle liquide des humeurs putrides et souterraines.

Presque au fond de la nef grise, toute frissonnante d’ondes froides et sonores, l’assemblée réduite est figée. Debout, interdite et penchée sur ses pensées. Une quinzaine de personnes suspendues au fil de l’écho. Saisies. Le regard soudain lointain et vacant comme cloué sur la planche vermoulue de trois minuscules points de suspension jetés au-dessus d’une écume blanche…

La plupart bricolent des suppositions composent en urgence des nœuds et des pans d’histoires, édifient à tâtons des ponts et des passerelles vers les mirages qu’ils croient percevoir et se complaisent à affabuler ; une usine à images derrière le silence maintenant tiré tel une lourde tenture sur ce presque cri d’amour. Ils remâchent cette voix projetée depuis les tout derniers bancs et les entrailles serrées d’Eddy – puis les pas précipités vers la sortie - poussés encore par l’écho des mots qui errent sous la voûte des crânes - la courte langue d’air d’un dehors lumineux et glacé - enfin le dernier choc sonore.

Pour faire brèche dans ce fracas infini à l’intérieur des têtes courbées quelqu’un a la bonne idée de tousser - alors le cérémonial enfourche à nouveau ses rails. N’empêche. Dix ans plus tard il en restera encore des bouts de ce moment là et le vrai c’est que déjà il fouille ses racines dans un avant que personne ne connaîtra jamais. On pourra juste faire semblant de se rappeler, supposer – raconter et deviner encore pour se confirmer à demi-mot qu’on a raté des choses, des brins de vie, se répéter qu’on ne s’en doutait pas, mais que vraiment pas si surprenant, et surtout, quand on prendra un peu la mesure et le poids, ces morceaux là d’ordinaire et de banal c’est du vertige – c’est ce qui se dira. Ou pensera. Puis on oubliera d’un trait - comme on descend un godet pour espérer le suivant.

Comme jeté dehors Eddy a dévalé en deux bonds les quelques marches du perron, oubliant toute prudence pour ne pas déraper sur les degrés glissants. Il a poursuivi à vive allure – d’un possédé par absolue nécessité d’épuiser – s’enfonçant dans la neige qui crissait à chaque pas sous ses grosses chaussures de travail. Il a arraché un soupir de poudreuse à chaque enjambée – creusant jusqu’au fin gravier entre les zigzags charnus des empreintes épaisses et crantées. Il a un peu honte. Il a envie d’être seul. Il s’en veut d’avoir jeté des mots comme on crie, il s’en veut d’avoir dérangé et perturbé le recueillement et son rituel ; il est surpris et délivré aussi d’avoir hurlé comme un gosse éberlué lâche... Il ne sent pas les larmes qui coulent mais tout est brouillé diffus et difforme. Il est sans âge enfin parce qu’il vient de perdre d’un coup ce que personne ne peut donner.

Eddy c’est la tout juste trentaine courte sur pattes et trapue – pétrie d’absence et d’hésitation – plantée en balancement constant au seuil des portes - depuis toujours – lentement - d’un pied sur l’autre. Yeux bleus, collier de barbe étique et clairsemée - cheveux raides jamais coiffés, virant sur le roux, boutons d’acné apparus à 14 ans et toujours en éruption, pâleur irréductible hiver comme été. Consigné d’embarras Eddy gratte et pince les excroissances rougeâtres et suintantes qui morcellent et grêlent son visage, jusqu’à les faire saigner, front bas, regard évitant, affolé, dérivant tous azimuts. Eddy cherche constamment à s’effacer – aussi à s’empêcher de fuir à toutes jambes. Il ne saurait dire quand ça a commencé – c’est déchiqueté en lui comme les béances dans les sculptures solitaires de Catalano. Eddy trimbale du vide au cœur - un hublot grand ouvert sur ces paysages de rien qui défilent à travers sa poitrine.

Ça lui a joué des tours. Faut dire qu’Eddy a toujours passé son temps à s’en remettre au dernier qui parlait, pieds et poings. C’est venu de très loin - avec cette manière à lui de ne pas appartenir – se retrouver dans un monde sans mode d’emploi – que penser que dire – être comment « comme il faut » ? Vérité pour toujours aléatoire, liée aux gens, aux évènements, aux circonstances, à ce qui est tout d’un bloc incompréhensible et attendu, ça s’imposait toujours d’un ailleurs : des voix qui affirmaient et déclaraient en plein éclat - sans pourtours d’ombre – des yeux qui toisaient de la tête aux godasses et miraculeusement s’adoucissaient - bien plus souvent se défilaient repoussés de dégoût. À tous les temps Eddy triture sa peau d’acné - extirpe un peu de son jus immonde – marmonne à lèvres basses – expulse son regard dans les recoins d’ombre. Mais articule bon dieu ! On comprend jamais rien à ce que tu dis – Eddy. On rit. Ça le rendait fou Eddy.

Il en a donc fait des micros conneries. Rien de grandiose. Que du minable – de l’étriqué foutraque. Des chapardages et des bagarres à sa mesure – toujours la même histoire d’avoir à prouver et enfin faire un peu partie – sans trop pouvoir cher payer. Savait pas vraiment la part de rage qu’il y mettait – l’obstination bornée, craintive et sournoise, justifier l’écœurement et l’abandon. Ça n’a pas de prix : y être enfin pour quelque chose. Savait pas trop la rage qu’il y mettait mais des fois ça giclait inattendu par les poings - histoire de pulvériser la rumeur narquoise, ses gueules de rires sous-entendus et ses moues de silence – ce fatras que les mots entrelacent planquent et ne dissipent pas, danse Eddy, sur tes jambes et sur les seuils, danse.

Forcément, très vite, les débuts de l’acné ça lui a valu quelques ennuis et le suivi en psy. Les trajets dans la caisse, chauffage à fond, tôt les matins d’hiver, pour aller chez le maître de stage : horticulture. L’éducateur qui voulait causer – s’intéresser. Ecoutent bredouiller la nuit et ses lucioles sur les vitres - ne disent plus rien ni lui ni Eddy.

C’était donc un jour d’hiver. Une de ces belles journées poudreuse et ensoleillée où… non… ça se mélange. Bien sûr la neige était au rendez-vous. Tout au-dessus, mais peut – être, les flaques d’un ciel bleu et très lumineux. Pour le contraste. On se souvient de ça – toujours - le contraste en hiver – les couleurs tranchées – le regard soudain acéré - découpe et superpose – affute les reliefs. Le froid qui va bien avec. (Fabrique une nouvelle peau resserrée et tout devenu soudainement plus vif – minutieusement ajustée la peau, accorde une précision des gestes et des articulations, comme un mécanisme d’horlogerie, calibrée au micron et qui sait - moins peut-être ?) Cette sensation de tout prendre en pleine face. Une surréalité. Aussi on se souviendra des années plus tard du vent. Après. À flanc de colline. Et des murs hauts qui n’abritaient de rien. On se souviendra que c’était d’un seul coup plus bas et plus gris dans la futaie de croix.

Mais de lui pas grand chose bien sûr. Son visage, jamais vraiment aperçu derrière les silhouettes rigides et alignées, il faudra l’imaginer. Sa voix, en retrouver un à un les mots lancés comme une explosion. L’écho, bref, assourdissant – tout une faille qui s’est ouverte. Rien de dramatique pourtant. Juste ça. Les mots ont fait irruption de nulle part. Venus de tout au fond là-bas et pourtant de pas si loin, et pas possible d’argumenter non plus que la foule était telle que…

Surgis à la place d’un cri. Après la porte a battu, on a repris notre peine et poursuivi ses cérémonies. Avec un frigorifié dans sa boîte qui ne rêverait plus.

Et Eddy d’enfui.

portrait n°  [2]

C’est sur la troisième photo que tu apparais au premier plan. Tandis que sur les deux autres, tu poses, au milieu, bien en face de l’objectif, mais debout entre tes deux parents. Très jeune enfant souriante vêtue de blanc.

Sur le troisième cliché, tu as visiblement beaucoup vieilli. Je n’emploie pas le verbe grandir. C’est une adulte qui nous regarde et il faut faire un effort pour reconnaitre sous ses traits la petite fille insouciante à la beauté prometteuse des photos précédentes.

L’enfant confiante à l’œil espiègle sous la frange de cheveux sombres. Le menton volontaire qui te vient de ton père, et l’air un peu crâne, la tête légèrement rejetée vers l’arrière.

A sa place, toujours entre ses parents, mais restés dans son ombre cette fois-ci, il y a une femme au visage rond. Le front est descendu sous les cheveux tirés en deux parts inégales. Elle est assise de trois quart et son corps un peu fort n’est pas avantagé par la blouse qui le recouvre. Une ceinture entoure la taille et fait gonfler le tissu sur la poitrine.

Derrière toi, à ta droite, la silhouette maigre de ton père est comme cassée en deux. Son geste a été arrêté et, surpris, il tourne la tête vers l’objectif. La forte mâchoire, le nez un peu long et très droit entre les fentes sombres des yeux et les cheveux très courts qui apparaissent à peine au-dessus du front haut. Ta mère, que l’on devine sur ta gauche, est à moitié masquée par ton buste, penché vers l’avant. On reconnait l’auréole de cheveux fins, comme un halo de brume autour du visage aux pommettes hautes, mais elle reste légèrement floue. Elle a dû bouger, dans le geste involontaire de ramener ses cheveux afin d’être un peu plus présentable, peut-être, lorsque le photographe vous surprend. La manche d’une robe ou d’une blouse, taillée dans un tissu clair.

Ce détail peut nous renseigner sur l’époque qui doit précéder le décès de sa sœur.

La photo est en noir et blanc mais c’est plutôt le gris qui y domine. Ton visage est gris. Tes cheveux sont gris. Ta blouse est grise et le monde autour de toi est gris.

La scène immortalisée a lieu un jour de semaine. Ce qui te recouvre et derrière quoi peut-être tu disparais, ce ne sont pas des vêtements du Dimanche, de même que ta coiffure, et ton attitude, celle aussi bien, de tes parents. Tout indique la surprise dans les gestes de votre quotidien.

Tu viens d’apprendre.

Vous avez quitté les usines de soierie artificielle qui employaient ta mère et ton père a été embauché aux fonderies d’acier. Votre logement se situe alors à douze kilomètres de son lieu de travail et c’est, bien sûr, à pieds qu’il parcourt cette distance, de jour comme de nuit. Plus tard, vous emménagez avenue de Serbie, dans la petite maison, en face de la ferme des L, ce qui réduit de moitié le trajet vers l’usine.

La famille ne s’est-elle pas agrandie d’un jeune frère, qui doit avoir une dizaine d’années au moment de la photo ?

Il est curieux que cet enfant si choyé n’y figure pas à vos côtés.

La ferme a disparu, mais la petite maison est toujours là. Je crois que ses volets ont été repeints récemment. En bleu.

Sur la troisième photo, on distingue un morceau de la porte d’entrée et à peine un bout de la fenêtre et aussi le petit jardin sur le devant. Là où vous êtes installés tous les trois dans la courte allée de graviers. Contre le mur se dessinent deux branches raides, mais il est impossible de dire à quelle famille de plantes elles appartiennent.

Si l’on observait plus attentivement ton visage, on y décèlerait une lassitude installée. Une sorte de langueur qui ralentit tes gestes et a brouillé ton teint.

Tes yeux sont creusés d’ombres, cernés gris, quand tu vas faire le ménage chez le docteur.

Tu attends. Tu regardes par la fenêtre de l’avenue. Quelquefois.

Tu es mariée depuis peu à une comète brûlante qui a déjà meublé la nuit de ton ventre.

La photo, depuis, a voyagé. Du tiroir de la commode contre laquelle vient buter la porte, elle est passée dans le tiroir de la table de la cuisine et puis le voyage a été interrompu.

Le temps aussi sur la photo.

Au dos de la troisième photo, une écriture frêle, un peu tremblée, à noter : 1939.

Tu as dix-sept ans cette année-là.

portrait n°  [3]

En regardant le jardin depuis la cuisine, il profite du petit matin et de son café. Il n’a pas encore fait son petit post quotidien, il laisse venir l’inspiration, doucement, tranquillement. Un oiseau s’est posé sur la barrière qui borde le potager. Il faudra qu’il ressorte les mangeoires car l’hiver arrive ; voir aussi si elle n’ont pas besoin d’être rafistolées ou revernies et puis acheter des graines de tournesol ; il n’a pas fait attention si elle sont déjà en vente au Gam vert. Il attend la journaliste de La Montagne, s’il avait fait son exercice journalier avant son arrivée, ce serait mieux. Après il sera ailleurs, elle lui aura empli la tête d’autres choses, des souvenirs presque oubliés, des questions auxquelles il s’efforcera de répondre même après son départ, de l’agitation du monde. Il veut garder sa fraîcheur du matin sans prétention, c’est important. Facebook est son carnet de croquis, sa mémoire ; il n’accepte pas d’amis mais tous ses posts sont publics et il aime voir ces petites marques d’appréciation qui viennent de nulle part, des pouces et des cœurs, et parfois des commentaires. Il ne répond jamais.

La journaliste va lui reparler des Malassis et lui demander une fois de plus comment il a vécu la destruction des grandes fresques du centre commercial d’Echirolles. "11 variations sur le Radeau de la Méduse ou la dérive de la société". 800 mêtres de façade ! De la belle ouvrage collective en fibrociment, même si c’était de la mauvaise peinture ; et gigantesque et qui faisait parler. Que lui dire si ce n’est qu’il y avait bien longtemps qu’ils avaient fait le deuil, tous les cinq, de ces années d’un autre temps. Et qu’ils était bien présomptueux alors de penser changer la société avec la peinture. Qu’ils ont suivi des chemins différents mais ne se sont jamais vraiment perdu de vue ; c’était une aventure forte que cette coopérative même si elle n’a duré qu’une dizaine d’années ! Il était le plus vieux et il est le seul encore vivant. C’est ça qui le fait réfléchir. Tous morts sauf Christian ! Comme elles sont loin ces années 70 ! Ils pensaient alerter sur les dérives de l’époque, mais ils n’avaient pas vu le pire. Ça le fait rire maintenant d’avoir été tellement prémonitoires et complètement oubliés. A Charlie, ils n’ont pas eu cette chance ! Ah ! du bruit, ils en ont fait avec leur « grand méchoui » installé au grand palais en 1972 et décroché dans la foulée. La police avait chargé ! On reparle un peu du collectif cinquante ans après mais il faut aller au musée de Dole pour voir les tableaux. Leur expostion de 2015 était intitulé « les Malassis, un collectif de peintres toxiques ». Ils devaient l’être toxiques pour avoir été, en leur temps, critiqués, hués, détestés de toute part et être désormais portés disparus, inconnus, oubliés…

Ils ont perdu la bataille contre les Rauschenberg, Support-Surface et autres minimalistes, les Buren et compagnie (BMTP). Ils étaients « ces peintres un peu trop évidents, chez qui on cherche en vain davantage de profondeur derrière la simple représentation sur la toile des thèmes qui leur sont chers ». Il faut être obscur pour le marché de l’art !

Il est resté le même au fond mais on ne se rebelle pas à soixante-dix ans. On est juste content d’en être sorti vivant. La stratégie du rat comme il dit, tout essayer pour trouver la sortie. Oui la sortie, c’est ce bonheur calme dans la nature ou en ville quand il fait trop froid en Corrèze et qu’ils rentrent à Paris avec les chiens, c’est cette beauté intérieure qu’il cultive et ces tout petits jaillissements qui lui permettent chaque matin d’exprimer un peu plus qu’un sourire, un petit dessin, une image, un petit mot. Ces petits riens dont il fait collection et qu’il dessine sont la trace qu’il laisse, minuscule.

Quand la journaliste sera partie, il ira marcher et compléter sa collection de glands. Après mûre réflexion, il a intégré des glands de chêne américain qui ressemble à des noisettes. Ils vont très bien avec les autres et apportent d’autres nuances de fauve. Cela prend forme et ça le réjouit. Le fragment est sa forme et le parcours sa mise en forme.

Son parcours, oui la vie est un parcours. Il est allé assez vite vers l’ écriture et le théâtre en laissant un peu de côté sa vocation de peintre, comme Christian en fait, l’autre survivant. Jean Claude, Lucien, Michel, Gérard ont tous persévéré comme artistes plasticiens (comme on dit maintenant) ; ils ont enseigné dans les écoles d’art de province (Nantes, Orléans, Bourges, Nancy, Angoulême ), pris des responsabilités , Jean Claude à la direction des Beaux Arts de Nantes et Michel au ministère de la culture et dans le syndicat CGT des artistes. Trop sérieux pour lui, trop de conflits et trop de vapeurs de solvants. Lui, il a écrit sur Cézanne et puis publié quelques petits livres « Comment grossir sans se priver » reste son titre préféré mais il n’est pas réédité. Pourtant c’était drôle, non ? Il a toujours bien aimé donner des titres « Tentative de créer un style Ve République dans un appartement-témoin de 3 pièces, grandeur nature ».

C’était de lui, déjà.

portrait n°  [4]

Le vieil homme n’est pas un vieillard. Il a seulement une longue histoire.

La nuit du 04 juillet, à 23h 20, la lune rassasiée danse parmi les branches d’un hêtre centenaire. Dans son atelier, le vieil homme songe. Ses doigts tordus s’enfoncent encore et encore dans l’humidité froide d’une terre anthracite. Il ferme les yeux. Le minéral détritique se glisse entre les phalanges en couinant. Sa pensée se décompose en une myriade de fulgurances. Insaisissables et épuisantes. Comme ces génériques de films qui se déroulent à toute allure. Il expire un drôle de soupir qui se mêle aux effluves de térébenthine.

Prendre le temps de l’argile. Suivre l’intuition de ses mains. Ses mains sont sa mémoire. Tandis que la lune grimpe au sommet de l’arbre, éclairant l’atelier d’ombres, ses doigts creusent la terre. Les visages dissimulés dans ces sédiments séculaires surgissent, défilent, se métamorphosent, rient, pleurent, se jouent de lui. Il les côtoie le temps de les reconnaître, le temps de les refuser. Là il y a sa mère morte trop jeune qu’il n’a connue qu’à travers une vieille photo jaunie. Elle a été son premier modèle. Il l’a cherchée dans l’argile sans jamais l’approcher vraiment. Il était jeune, ses doigts encore maladroits. Il y a aussi son père, homme rustique de la terre sévère et bienveillant qui les a élevés, sa sœur et lui, sans jamais élever la voix. Il s’est laissé croquer une seule et unique fois. Son buste en fonte est dans la mairie de M…où il a été maire quelques années. Et puis il y a sa sœur à la gémellité conflictuelle qu’il n’a plus revue après la mort du père. Enfin il y a Elle. Elle, il l’a aimée. Il l’aime. Il l’a modelée et sculptée sans jamais se lasser. Elle était son modèle, sa muse, son amante, son amie. Pour Elle il a pétri la terre jusqu’à épuisement. Il l’a croquée et enfermée dans une infinité de carnets, dans une multitude d’albums photos, dans des blocs d’argile, des blocs de marbre. Seul dans les écrits il lui laissait un peu de liberté. Les mots n’enferment pas. Et les mots c’était son univers, à Elle. Il prépare une dernière exposition à la demande de la ville. Il a accepté à condition que ce soit un hommage à cette femme. Plus d’une trentaine de bustes, autant de nus, de portraits et de dessins.

Elle est partie. Son fantôme rôde dans l’atelier. Ce soir il la retrouve, elle renaît sous ses doigts. Les mains du vieil homme sont encore habiles. Elles dansent sur l’argile, pincent un nez, caressent une lèvre, taillent dans la joue, étirent le lobe d’une oreille sourde, crèvent les yeux pour leur donner un regard, étirent et écorche une peau docile. Elles chantent la mélancolie des passages. Celui du temps, celui des êtres. Elles sont au service de sa recherche éperdue. Comme il a cherché sa mère dans la glaise, il la cherche, Elle, dans cette pâte blanche faite de kaolin et de feldspath qui deviendra porcelaine à la cuisson.

La lune n’est plus. La nuit n’est plus. L’homme ouvre les yeux sur l’aube. Il ne pense plus. Il s’efface devant Elle, Elle, dans sa nudité blanche, Elle en train d’écrire.

B. frappe à la porte de l’atelier. La réponse n’est pas immédiate. Il craint de s’être trompé de date et s’apprête à repartir quand il entend un grognement qui l’invite à entrer. Son barda sur l’épaule il s’avance parmi les sculptures et trouve le vieil homme debout, longue silhouette fragile appuyée sur une poutre, en train de siroter une tasse de café. Son visage basané est serein. Il n’a pas pris le temps de se raser. B. vient faire des photos pour le catalogue de l’expo. Ils ne se connaissent pas et ils n’ont plus beaucoup de temps devant eux. L’exposition est dans trois mois. Pas de problème, le vieil homme se dit prêt. Il a d’abord classé ses sculptures par périodes. Il en propose la visite.

Elle, au Maroc, c’est là qu’ils se sont rencontrés, elle n’avait pas vingt ans. Elle, à Paris, elle posait au Bateau-lavoir pour financer ses études à l’université tandis qu’il suivait les siennes à l’école Boulle. Elle, enceinte, leur unique enfant est mort-né. Elle, en morceaux, ils se sont séparés puis retrouvés de multiples fois. Elle, en baigneuse quand il se sont installés à Marseille. Elle, quarante ans. Elle, cinquante ans. Elle, malade… A l’intérieur de chaque période il a fait émerger des thèmes dont certains sont récurrents comme « le corps » ou « l’écriture » ou « l’absence ». Il montre les cartels très sobres, sur carton plume. Ils indiquent le titre de l’œuvre, la période, le thème, la date, le lieu. Il a pris du temps pour nommer chacune d’elle, trouver les mots qui ne la trahissent pas, dans la perspective de cet hommage. Il ne manque que le cartel de la dernière œuvre. Il préfère attendre la cuisson avant de la nommer – superstitieux ? B. prend des photos en silence, impressionné par la ténacité et l’obsession du vieil homme. Deux heures. Ils passent deux heures dans l’atelier. B. bombarde avec son appareil photo. Le vieil homme explique et souvent se tait. Il parait ailleurs. Ils se quittent en se donnant rendez-vous chez l’éditeur la semaine suivante.

Tout le monde est à l’heure. Le vieil homme est rasé de près, chemise blanche et pantalon noir, une veste jetée sur l’épaule. Ici tout le monde le connait. C’est la troisième fois qu’il travaille avec cet éditeur. Avant, il avait travaillé avec les plus grands. Puis Elle est morte. Il a eu besoin de temps. Il a eu besoin de silence. Quand on est venu le chercher il était en miettes. Cette exposition, c’est sa bouée. B. a déjà étalé les photos sur le plan de travail. Du noir et blanc, seulement du noir et blanc. Le travail d’un artiste. L’éditeur affiche un sourire satisfait. Le vieil homme est ému. Il voit dans chaque photo un instantané, une nanoseconde de vie, imprimée sur du papier. De l’éphémère, du fragile. Il se laisse envahir par un sentiment nouveau lié à la beauté de ce regard porté à la fois sur Elle et sur ses œuvres à lui. Il pense « fugace – précaire ». Il pense « c’est ce que ne dit pas la matière de mes sculptures en bronze ou en terre ». Il pense « ce qu’elles disent, c’est la durée, l’éternité ». Il les regarde, il les voit. B. a saisi une partie de ce qui lui échappe depuis toujours. Il est soulagé. Ils choisissent ensemble les photos qui seront retenues pour le catalogue. Chacun y va de son commentaire. Mais le vieil homme n’écoute plus.

Il sort après avoir promis au maquettiste d’écrire l’avant-propos du catalogue pour lundi prochain. Il prend un taxi pour rentrer chez lui. Dans la voiture il sort son calepin et griffonne

Exposition du 03 octobre
Titre : … …. PORTRAITS (écriture en miroir)
Exergue : En réunissant toutes ces œuvres je trace son portrait mais aussi le mien.
Titre pour le dernier cartel : « passage ».
portrait n°  [5]

Bien plus tard, je me suis demandé s’il avait lu un jour Connaissance par les gouffres d’Henri Michaux, exploration intérieure qui ne l’aurait sans doute pas laissé indifférent.

Sur ma table de nuit, j’avais conservé longtemps un de ses livres racontant ses nombreuses expéditions de spéléologie : je ne me souviens plus, hormis la photo noir et blanc de la couverture, s’il s’agissait de Ma vie souterraine (Flammarion, 1961) ou d’un autre de ses recueils qui, pure coïncidence – si pense ici à Pierre Michon – portait ce titre : « Martel, explorateur du monde souterrain » (Gallimard, 1943), et dont il donna le nom à une de ses découvertes géologiques.

Je ne l’ai évidemment pas connu, mais ses récits m’ont accompagné lors de visites de « cavernes », décorées ou non d’animaux de l’art magdalénien. La grotte Chauvet (sa reproduction à l’identique) m’y avait fait penser il y a un an, quand je l’ai visitée en été, mais je n’ai jamais pu admirer jusqu’à présent celle de Lascaux.

Le sentiment d’enfermement, de silence religieux, d’élévation (paradoxale) dans ces lieux frais ou froids m’a souvent frappé. Les grottes ressemblent à des cathédrales, les stalagmites sont leurs cierges, leur voûtes n’ont pas été peintes par Michel-Ange mais les bisons, les chevaux, l’outarde ou le cheval rouge de Labastide, demeurent des œuvres non signées par des inconnus mais si justes par leur approche saisissante d’un art involontaire, insoupçonné.

Lors d’un voyage scolaire en Belgique, depuis Valenciennes (Nord), nous étions allés visiter les grottes de Han et j’ai toujours gardé un petit couteau au manche nacré, avec un étui en cuir, acheté comme souvenir et reproduisant une vue de la rivière souterraine qui les parcourt.

S’enfoncer sous terre peut s’apparenter à une prémonition : il ne faudrait pas en abuser.

Mais plonger dans le gouffre de soi-même, sans être encordé et sans protection sur la tête (lui, il avait gardé son casque de la guerre 14-18, complété d’une lampe à acétylène, quand il commença ses explorations principalement dans les Pyrénées) signifie aussi toute une aventure : seules la poésie, l’introspection, la déréliction, peuvent nous faire approcher des vagues noires formées par les flots souterrains.

J’ai lu que cet explorateur infatigable avait aussi travaillé pour la défense du pays en allant cacher des archives nationales secrètes au fond du gouffre d’Esparros, en juin 1940, afin de les soustraire à l’invasion allemande.

Son nom a été donné à l’une des grottes qu’il a découvertes (comme il a su trouver l’exacte lieu de résurgence de la source de la Garonne), et il fut à l’origine de la création du Spéléo Club de France.

C’est pour moi un personnage étrange : il est peu connu, peu célèbre, une sorte d’artisan de la plongée terrestre. Il devait représenter la modestie de l’époque, le travail bien fait, la persévérance. Il s’est « engouffré » dans une voie non défrichée, pleine d’embûches et de risques (il rattrape un jour sa fille par les pieds alors qu’elle glisse vers l’abîme). Qui se souvient de lui ?

Jamais je n’ai croisé – pourtant il devait bien dédicacer ici ou là ses nombreux ouvrages – ni rencontré Norbert Casteret : il pratiquait même l’humour et la bande dessinée (comme sur certaines parois de cavernes), en plus de ses randonnées physiques, harassantes, dans la glaise et l’obscurité des boyaux aux étranges résonances.

Son esprit devait être forcément insondable : a-t-il pu un jour descendre jusqu’au fond de lui-même puis remonter, peut-être transfiguré, à la lumière ?

portrait n°  [6]

Bertrand est un pantin qui attend pour danser.

Sur la table du salon, un paquet de biscuits que sa fille n’a pas terminé.
Heureusement, car l’autre ne va pas tarder à rentrer. Il ne faudrait pas que la gamine vomisse. Un train lui entre dans la tête. L’alcool est pauvre en rebonds, mais Bertrand fait comme il peut avec son cerveau atrophié par les mathématiques. Ce soir sera peut-être le dernier. Et ensuite ? Se faire exploser dans le bureau du directeur ? Juste les jambes, alors, pour pouvoir au moins profiter du spectacle. La prison ne serait pas pire qu’ici.

Mais si, quand même. Le problème des assurances ou celui du mariage ?
Divorcer pour épouser son assureur. Mais le maire ici, ce n’est pas l’homophobe qui montre son nez dans toutes les crémeries depuis des mois ? De toute façon Bertrand ne sait même pas s’il est homosexuel. Ou il ne le sait plus. Il va draguer son assureur ou son patron. Il n’a pas décidé.

En attendant, il y a plus urgent. Il faut qu’il nettoie son massacre. Les miettes, les paquets vides, les tâches de sperme sur la moquette et l’historique de son navigateur internet. L’autre ne connaît pas son mot de passe, mais elle pourrait l’obliger à le lui donner. Et que pourrait-il faire, sinon lui planter un couteau dans le cœur ?

Il faudrait aussi faire quelque chose pour ses cheveux. C’est forcé qu’elle s’en rende compte. Est-il certain qu’elle pourrait le punir pour ça ? Il aurait suffit de patienter encore quelques mois. Chaque jour, il a réduit de quelques millimètres une centaine de cheveux qu’il a ensuite déposés dans une boîte, elle-même planquée dans la mallette de la visseuse dont il ne se sert que deux fois l’an, quand il faut fixer puis retirer les guirlandes qui rendent si belle leur vie à quatre dans cet appartement d’Asnières.

Sous l’évier Bertrand sait qu’il trouvera un grand sac poubelle pour tout mettre. Et peut-être aussi sa gamine qui n’a plus l’air d’être dans sa chambre. L’autre l’a déposée chez sa grand-mère trois semaines plus tôt. Peut-être plus. Pour ça que tous les placards sont ouverts et que ça ne l’affole pas plus que ça.
Le lit de sa fille est défait. Il ouvre l’armoire mais il n’y a plus aucun drap. Dans sa propre chambre, celui qui est au pied du lit semble intact. Il le découpe et jette les chutes par la fenêtre, avec les autres. Il retournera chercher tout ça demain ou après-demain ou encore plus tard. Sa ceinture le gratte. Il l’enlève et la jette avec le drap. L’autre n’en saura jamais rien puisqu’elle ne regarde jamais par cette fenêtre.

Comme tous les jours à onze heures trente, le téléphone sonne. Comme tous les jours il décroche et raccroche aussitôt. Il est encore vivant, ça suffit à rassurer Joseph, son frère. Les humains ont déserté l’appartement, l’abandonnant à une mort certaine sur son îlot. Bertrand est un mort-vivant. Sa vie ne parle plus, ne crie plus. Il va voir dans la salle de bain si elle n’y est pas, par hasard, oubliant son bout de drap. Non, personne. Son oreille contre la cloison, mais l’autre ne fait aucun bruit. Encore quelques heures, quelques jours, quelques mois de liberté.

Il faudra pourtant payer les factures. Mais dans le nouveau monde on ne paye plus de factures. Ou alors c’est Joseph. Mais pourquoi il fait ça, Joseph ? La voix sous son crâne douloureux lui dit que tout ça n’est pas étranger aux plaies violettes sur ses bras et ses jambes. Mais il ne faudrait accuser personne, ce n’est pas son genre. D’ailleurs son genre, il n’en est plus très sûr. Il retourne dans sa chambre prendre quelques restes de vêtements et un grand couteau de cuisine. Une soudaine frayeur, elle aurait pu le trouver, le grand couteau de cuisine, la gosse. Et qui sait si elle n’a pas ramassé quelque chose d’encore plus dangereux. Donc le silence puis la panique. Il lâche tout et court dans tout l’appartement en faisant un boucan monstre. Tant pis, il se dit. Mais il s’arrête quand même. Déranger les voisins ne lui ramènera pas sa fille si elle est morte.
Ses vêtements et le couteau sont dans le couloir. Il laisse le couteau, son patron préférera peut-être la virilité.

La porte d’entrée ne s’ouvre pas. Quelqu’un a fermé à clé. La gamine va arriver en retard à l’école. Il décroche le téléphone pour demander à l’autre de venir la chercher. Mais il ne veut pas lui parler. Il faut qu’il trouve les clés ou une masse pour détruire la serrure. L’autre va le tuer s’il abîme la porte. Il pourrait nouer sa fille à un bout de drap dont il aurait fait une corde. Mais il n’y a plus de draps non plus. La baignoire est pleine de cordes. Une seule suffira. Mais il lui faut sa fille pour l’attacher au bout.

Elle est forcément de l’autre côté de la porte. C’est donc la porte qu’il doit ouvrir.

Il doit encore s’habiller pour être présentable au monde.

Dans le couloir un couteau et du sang autour. S’il se couvre de sang ?

Le sang n’est pas sec. Il le boit. Maintenant il est couvert de vêtements, il peut sortir retrouver sa fille avant que l’autre débarque.

Il retourne s’asseoir au fond du canapé, près de l’ordinateur et du paquet de chips ouvert, un mouchoir à la main.

portrait n°  [7]

Comment s’appelait il cet étrange personnage qui sillonnait les pâturages ?on ne voyait de lui que ces longues jambes chaussées de bottes, son galurin et surtout son drôle d’instrument : un cor adossé à son flanc, un peu à la manière des mères qui portent leur bébé tout en accomplissant une tâche ; il était en tous cas une légende locale, sorte de vieux sage qui possédait le savoir de tout temps.

Il vivait en reclus sur sa terre déjà hautement lointaine ;un jour, il y a longtemps, un tremblement de terre avait eu lieu faisant tomber le clocher de son tout petit village ;il était près des vaches, près des rares habitants, plus près encore de toute fête locale où il défilait en tête jouant de son cor,certains disaient de façon pas toujours juste, au milieu, à la fin du cortège, ses vaches, ses chèvres et ses humains si convaincus de son pouvoir !ce pouvoir si enchanteur grâce ou malgré tout à cause de l’instrument évoquant à la fois la rugosité et la tendresse moussue des rochers, l’or des gentianes, l’onctuosité du lait de ses chèvres.

On le surnommait « Gabon » comme le pays d’Afrique où il n’ avait sans doute jamais mis un pied.

Qui était il ? D’où venait il ? Peut-être avait il toujours été là...

portrait n°  [8]

Toujours en septembre qu’arrivent les catastrophes, elle a des raisons de le croire, et justement nous sommes en septembre. Le 15 exactement. Ce n’est pas qu’elle soit plus inquiète que d’habitude — elle a toujours eu un tempérament anxieux et se fait une montagne d’un rien (des traits hérités de sa mère) —, enfin tout de même, depuis qu’elle est entrée dans cette pièce aux murs blancs et chaises disposées en pourtour, elle est habitée par une appréhension particulière qui diffuse dans le sang comme une drogue, l’engourdit, la diminue. Venant de dépasser l’angle du mur, le soleil inonde violemment l’espace. Il faut cligner des yeux pour se protéger contre cette quantité excessive de lumière.

« Non mais c’est gênant. On n’a pas tellement envie d’un soleil pareil. » (sous-entendu, dans notre état on préfèrerait une lumière douce et apaisante, au besoin filtrée par des rideaux aux couleurs pastels).

Elle se sent en accord avec la dame à côté d’elle, acquiesce de la tête. « Vous avez raison, cet éblouissement, c’est assez difficile à supporter. » Elle ne prononce pas les mots, replonge dans sa revue.

*

La dame : habillée de gris, tient son sac sur ses genoux comme le bien le plus précieux de sa vie. Elle ressemble à sa mère ou à sa tante, la façon de s’habiller sans doute, la mise en plis, l’attitude. C’est drôle comme les femmes d’une même génération se ressemblent. Une fois enfouis sous la terre, tous les êtres se ressemblent, une pensée venue sans qu’elle n’ait pu la repousser.

*

La secrétaire pousse la porte du box où est casé son bureau et elle dit le nom de quelqu’un d’une voix neutre. Pas d’expression sur son visage, elle annonce le nom des gens comme elle annoncerait des noms d’animaux ou de fleurs. C’est vrai qu’elle ne les connaît pas, même si elle en a déjà vu certains plusieurs fois.

Un homme s’est levé. Il connaît le chemin, il passe dans l’autre pièce avec sa veste sur le bras.

Cette salle est un lieu de passage, un sas, exactement le genre d’endroit où l’on revient à intervalles réguliers pour faire un bilan, estimer l’évolution des choses, parfois chiffrer le temps qui reste en années en mois — un peu comme un jardin public où l’on viendrait observer la mutation de la saison sur les arbres. Sauf que là, on aimerait être reconnu.

*

Elle se revoit à l’adolescence, embarrassée par ses seins qui pointaient et le regard des oncles sur son innocence. Poussée brusque. Bientôt ils avaient dépassé la mesure. Son corps vaste semblait bâti pour aimanter les yeux des types (pas seulement les oncles), les jeunes, les vieux, pansus ou maigres, captivés par l’énigme de la chair. Elle le vivait comme une disgrâce. Parfois un garçon essayait de l’approcher, il voulait la toucher, ça la mettait en colère, elle aurait aimé qu’il lui caresse le visage plutôt que la palper sous ses vêtements.
Elle aurait voulu ne pas en avoir, des seins, ou qu’on ne les voit pas, — cette part un peu molle et laiteuse, étrangère —, enfin qu’ils s’en retournent là où ils étaient avant. Et maintenant voilà.

*

Ce temps de l’attente dans le sas est finalement privilégié. On ne sait pas encore. On y pense bien sûr, mais rien n’est prononcé. Elle se souvient quand c’est arrivé à sa sœur Isabelle, en automne il y a trois ans, épisode de pluies intenses. Dur à avaler. Sa sœur avait beaucoup pleuré.

*

Une histoire de génétique, c’est ce qu’ils avaient dit. Une grand-mère touchée à la cinquantaine, une mère qui avait suivi le même chemin, une sœur. Toutes les descendantes de la famille à surveiller de près. Donc pratiquer des examens rapprochés, ne rien prendre à la légère : ombre, ganglion, micro-calcification, tout un vocabulaire pour désigner les amas suspects avec en arrière l’inconnu, la trouille au ventre et qui sait, l’enfer. La traversée du labyrinthe.

Au dernier examen il y avait eu un doute — une question d’interprétation des résultats. On avait ponctionné, repoussé la décision. Nouvel examen préconisé dans six mois. On y était. Elle pensait avoir confiance pour la suite, confiance dans son corps résistant aux tâches physiques, malgré tout c’était rentré dans la tête. Le doute instillé agissant mine de rien, caracolant, activant certains processus biologiques insoupçonnés.

Elle n’avait rien dit à ses proches, pas la peine (Isabelle en aurait pris un coup). Elle apprenait à se méfier d’elle-même, sa vie coulant au rythme de la menace — plus tout à fait comme celle des autres.

*

Il y avait eu Vincent qui lui n’en voulait pas au contenu de son corsage, timide et féru de poésie. Et puis Bruno. Il avait vingt-six ans exactement comme elle, sa mère venait de mourir. Bruno la respectait — trop peut être. Il venait vers elle, se mettait en quatre, lui offrait des fleurs. Elle avait cédé mais n’avait pas voulu d’enfant de lui, elle avait peur d’avoir une fille — peur qu’elle soit comme elle, la fille, encombrée d’appâts qui lui procureraient des angoisses toute sa vie.

Bruno aurait voulu, lui. Elle avait dans l’idée qu’il mendiait.
Ils avaient rompu.

*

La secrétaire va bientôt surgir de son box, ce sera son tour. Tout doucement ça se rapproche, ça gronde, le poids du sang s’accentue dans le creux autour des organes. Elle voudrait fuir pour ne pas savoir, malgré tout elle se montre raisonnable, feuillette sa revue même si elle n’y trouve guère d’intérêt, lève la tête de temps en temps vers le soleil qui poursuit sa trajectoire et pose un regard léger sur les gens, ceux qui ne font rien, ceux qui ferment les yeux, ceux qui lisent ou se parlent tout bas pour ne pas déranger les autres. Souvent ils viennent accompagnés, c’est plus facile. Sa sœur voulait venir mais elle a dit non.

Ne pas regretter. Tenir bon. Avoir confiance.

Elle retient son souffle, pense à Isabelle, regarde sa montre. La porte s’ouvre, elle n’entend pas vraiment son nom mais elle sait que c’est le sien — sa vie dépend de ce moment désormais si proche. Elle prend ses affaires, enjambe la travée de soleil. Quelqu’un murmure quand elle passe : si belle, oui sacrée belle fille faite pour le plaisir, franchement trop jeune pour avoir le mal elle aussi. C’est ce que tout le monde pense.

L’homme en blouse blanche l’attend, tend la main — le moment redouté. « Allez-y, entrez. » On ne voit rien sur elle, tout se passe dedans.

portrait n°  [9]

En ouverture, l’aventure de la vie en passe de se jouer. Celle qui se profile devant lui. Sonnez tambours et trompettes pour ce moment magique, ces instants clés. Peuvent-ils vraiment être détectés ?

C’est maintenant qu’on l’aperçoit dos au mur, couvert de graffitis noirs, ce mur ; celui d’un couloir sombre et sale où nul ne semble passer sinon de loin en loin comme une ombre pressée. Il est tard. A moins qu’il ne soit trop tôt au contraire, comment savoir du fin fond de cet habitacle. Il doit y avoir une raison à cette vacuité des lieux. Peut-être est-il tout simplement mal tombé.

Il ne sait rien de ce qu’on lui assure sans cesse : promesse d’aventures, voie royale, si tu danses bien, si tu fais ceci, tu verras.

Il n’a rien vu jusque là de cet espoir de passion dans les jours qui se sont écoulés, lentement, comme en sourdine.

Lui voudrait se faire surprendre, passif, intériorisé et du fond de l’être debout, près à bondir sous ses airs cryogénisés. Mais ma parole, se dit-il, tu n’a su que te taire !

Collé au mur, les bras légèrement écartés, le corps en tension, l’esprit en voyage, en vagabondage. Peut-être en fuite éperdue, fondu, au ralenti. Il sait, il sent. Il est là, pure énergie silencieuse et en apparence immobile.

Il n’est rien à ses propres yeux qu’une vague et lointaine potentialité angoissée. Rien, presque rien.

Intériorité en mouvements, immobile, dos au mur, silencieux. Racines coupées, de passage, encore sans langage, décollé de l’idée de substance, il attend.
Où et comment gagner la moindre parcelle d’un territoire, d’un terroir, pourrait-on lire sur ses lèvres serrées et entre ouvertes tour à tour.

Tu vas te réaliser, tu as un bel avenir, intégralement tourné vers l’âme-corps. Pourtant, nul temps à saisir ni espace à circonvenir. Tout se mêle entrecroisé dans une forêt de branchies qui respire et s’étouffe, en s’enfonçant.
Rien ni personne ne passe dans ce couloir, seul, aucune vague qui le porte. Aucune force pour l’embarquer. Un corps auquel se heurter, un esprit qui se détache avec lequel parler ? Seul manifeste familier de sa volonté de survie et les yeux écarquillés sur le gel de toute idée révélée.

C’est elle sur ce sofa, prise et venant de le savoir et s’asseoir sur le sofa et sentir alors s’élever et s’abattre de chaque côté des parois articulées de différents métaux dont elle ignore les noms et tous les gouverneurs de sa vie assis autour d’elle. Se parlant gentiment, élégamment. Cher, comment vas votre voyage intérieur ? Et tous d’utiliser le langage inaudible, l’autre langage. L’un d’eux : désolé, je m’étais endormi. Elle, le regard perdu, la vie grouillant d’ors et déjà dans le palais cérébral, lui échappant dans un essaim d’abeilles vrombissant à tire d’ailes alentour. Bruits subséquents. Attendre de ce côté que le calme revienne.

Alors que nul ne passe et qu’il se tient toujours dos au mur, la suite des événements défile, criblée d’images fantomatiques et glacées, circulant de plus en plus vite. Perdant toute mesure et comme annonciatrices de défaites épiques.

Le monde des héros ne sera pas celui de celui qu’elle porte. Elle est prise. Et son regard au loin regarde défiler ce que sera le chemin. Quelqu’un passe. Quelqu’un la regarde et lui pose la question à laquelle elle ne répond pas, yeux vers l’intérieur figeant les images du paysage . Par le discours, refuser de voir l’objet présent, s’abstraire car elle erra chez elle et rien ne lui sera donné. Rien donné comprenez-vous bien ? Voulez-vous lire, voulez-vous écrire ? Chanter, danser ? Et qu’on se perde dans les personnages ? Elle regarde, les mains croisées sur les genoux, le film de sa vie. Ulysse et le droit au retour chez soi, retour sur soi emprunt de réflexion. Retour avec sa grille de lecture. Comment pourrait-elle extraire ces données ? Et vous, les vôtres ? Vous y croyez, vous ? Alors regardez là dans les yeux, au passage, tentez d’attraper son regard !
Que fait-il, abandonné, reclus. Si un être passe, tourne son visage vers lui, qui représenterait la totalité du monde et par les yeux l’invitation au voyage. Viens petit, viens pas ici. Mais non. Débrouille toi. Navigue à vue, hume tout le reste de ta peur, vide ce reste, ne garde que ta peur. Regarde cette histoire de destin. Rappelle toi la colère de ta prof de français. L’homme décide de lui-même d’agir et commet des actes. Ou le seul droit de réponse et d’interdépendance ? Se coller dans une chaîne mais laquelle. Ici et non ailleurs ? Ailleurs et non ici ?

Il va ouvrir nos existences, se dit-elle. Dés-enferme toi. Parle, réponds- lui, dis-lui quelque chose. Parle et tu pourras agir. Si tu lui parles il te répondra. Parle-lui. Tu lui parleras et il pourra sortir.

Que puis-je écrire en dehors de ce dedans clos se dit-elle. Pourquoi n’agis-tu pas, par la parole, par le mental et par le corps. Rappelle toi comme tu as coupé court à ton action sur le monde par ton silence. En butte à la vérité. Petite fille, provoquée en ce qui concerne le oui et le non. Le mensonge et la vérité. Provoquée avec à son actif, juste son dépôt d’actes et sa colonne amortissement encore vierge. Rien d’autre ? Son âge de raison. Le quelque chose qui cloche avec le réel. C’est ici que se font entendre les notes grêles de la musique d’écriture. Partir avec elle comme on part en vrille. Là où se joue le rôle insignifiant de l’individu. Autonome ? Indépendant ? Elle se prend à tordre, essorer violemment son dépôt d’acte sous une pluie de mots ; quels sont-ils ? Quel est son souvenir d’existences antérieures et qu’en fera-t-elle ?

Nul ne passe ni ne le regarde dans ce couloir sombre et sale.

Elle, sur le sofa, toutes imprégnations confondues, les deux poings agrippés au rebord de velours vert. Les yeux grand ouverts sur l’acte inacceptable dans son cœur. Rien n’est irréversible. Mais quoi ? Comment dois-tu payer ? Avec quelle monnaie virtuelle et réelle à la fois ?

Réponse : dépôt d’actes mauvais, environnement mauvais. Actualise tes données. Tes dispositions bonnes et mauvaises. Par tes actes tu comprendras.
Ça y’est. Elle a agit. Qu’est ce qu’elle a fait, qu’est ce qu’elle a actualisé ? Comment a-t-elle fabriqué ce qui lui a échu ?

Quel grain de riz pour suivre la maturation de son acte ? Eau, chaleur, saveur, le moindre paramètre compte et surtout, voir que les actes ont un temps de cuisson variable, aléatoire, conséquentiel ou préprogrammé. Elle feuillette la recette intérieure toute prête de l’Acte irrigué et qui doit mûrir.
Maman, non ! A elle-même : tu te tairas.

Et ce jeune homme, le dos au mur de l’univers parallèle du couloir de la faculté vide à cette heure-ci. Couloir sombre, menaçant, en attente de quelque chose qui doit se manifester et surgir. Fût-il le serpent croisé en rêve, crachant le feu et le sang répandu à éponger sur le carrelage.

Elle se dit qu’elle est enfermée dans son milieu et qu’elle n’a fait qu’accomplir son devoir. Elle était comme réduite en cendre (hormis ce qui vivait en elle), sachant voir la pire obscurité qui s’approcherait, grouillante d’insectes et d’enseignements frôlant les siens, dans un délire de chatoiement, de bruits étouffés, de rires, toutes ces obligations contractées dans nos vies antérieures, lui souffle Proust et La Prisonnière. Et elle, sur ce sofa, les mains ont bougé d’elles-mêmes, elles sont venues lentement, se poser en s’entrecroisant, sur les genoux. Oh qu’il vienne !

Le temps, lui, n’a de cesse de se jeter dans la rivière où tout conflue, champs magnétiques inclus, conscience de la conscience de leurs actes dans ce couloir du temps. Celle de tous ces êtres qui ont marché avant elle, qui franchissent les confluents de la même rivière. Destinée. Responsabilité. Oui à sa naissance et à sa vie ; pour cet enfant qu’elle porte, elle trouvera la porte.

Il n’a rencontré personne. Il n’agit pas pour lui mais pour sa part de cosmos. Il remue un bras, avance une jambe. Puis retourne dans le bureau d’enregistrement de son inscription dans l’autre département. Il rejoint l’ombre de lui-même qui tente de le secouer, de secouer son non-agir car aucune cause au monde ne pourra l’amener à participer à la tuerie collective. Il sera dans le non agir, c’est-à-dire l’action dans le détachement. Il est celui qui se bat au loin. Tous les actes frôlant ce mur, venant d’avant ont traversé la colonne vertébrale de son propre corps dans le clair obscur de ses actes à venir. Il entrera dans la série des actes de l’humain pris dans les situations comme un dinosaure dans la glace.

Depuis leur univers parallèle, chacun des deux personnages sont affectés en permanence par les Situations. Ils se les remémorent, ils les attendent, ils les visualisent. Ils les regardent défiler par le pare brise du brise glace qui trace des sillons où jeter les graines qu’ils se sont partagés. Penchés par-dessus bord, ils regardent les Situations s’éjecter les unes les autres et ne rien révéler. Juste défiler. Ils sont portés par un courant, auquel ils ajoutent un peu de leurs mouvements. Ils se sentent libres dans le champ et sous la coupole cristalline de l’idée qu’il se font du renoncement.

Elle l’a appelé par son nom : Ésaü, comment t’es-tu fait avoir ? Pas la peine d’essayer de rectifier. Laisse tomber l’héritage et viens voir. Tu cultiveras le riz. Tu marcheras dans les rizières. L’eau sera ton eau et ça prendra le temps que ça prendra.

Elle, sur son sofa vert, associe encore l’individu au flot de la conscience. Ce flot ne peut avoir un début.

Lui, en marche de son pas souple sur ses pieds nus qui font scandale ici, se tourne en ouvrant la porte vers la connaissance immédiate et peaufinée d’une seule chose inconnue − que l’esprit livre plusieurs aspects dont le grossier cesse avec la mort.

Lui ne le sait pas encore, mais voici la prophétie : il écrira pour la vie subtile et en ce sens, la mère de sa mère a remporté le trophée, en forme de grand triangle équilatéral. Sa fille sur le sofa se sent secouée, au garde à vous, pour ainsi dire en garde à vue. Objet un, rompre les liens sauf un. L’enfant qu’elle porte dans son ventre et qu’elle élèvera seule. Élèvera ? Transe d’instinct de survie.

(L’inconscient, l’imprégnation, brouillard anglais de ce qui nous détermine dans nos actes.) Illuminations. Elle tente d’écrire pour se brancher sur le comptoir des illuminations. En quête de la place que l’on a dans le monde par les actes qui nous constituent.

Lui a quelque chose d’une douceur ineffable auquel il a eu accès dans le silence de ses mots.

Alors l’eau, alors le soleil ? Acide, acide partout à la gueule. Maintenant et à jamais, illusions toutes rembobinées, effacées. De simples objets à fabriquer et autour desquels se loger. De sa seule mécanique intermédiaire, relier par un regard porté sur les choses qui vibrent. Dès lors il pourra et à force, commencer de sculpter les personnages, parfois drôles et complices de ses élans créateurs, parfois harnachés en liquidateurs.

portrait n°  [10]

Aujourd’hui, premier jour. Une première fois, en somme. Vingt ans, y en a qui disent que c’est l’âge des premières fois. Ce serait le moment d’en profiter. Mais t’en profites comment, d’un premier jour à distribuer le courrier dans ce quartier rupin de Cahors ? Tiens, qu’est-ce qu’il disait ? Voilà la Banque de France.

Il fallait bien trouver un boulot. Autant trouver un boulot de ce style. Distribuer le courrier. Sûr que t’amènes pas que des bonnes nouvelles ! Mais la plupart du temps, les gens savent bien ce qui va leur tomber sur le coin du museau, non ? Comme quand on a vingt ans en 1900 et que tu sais bien que leur prochaine connerie te pend au nez. Le pire, c’est tous ces abrutis qui sont prêts à se la peindre en bleu-blanc-rouge au bout du nez, la connerie, comme des pantins du stand de tir à la foire. Pour faire écho à ces salauds qui les excitent en braillant qu’il faut reprendre l’Alsace et la Lorraine !

Bon, ça commence à bien faire, la tournée du quartier de l’hôpital. Il en a déjà plein les pattes. C’est pas tant le chemin lui-même que devoir revenir sans cesse en arrière parce qu’on a oublié une lettre pour le coin de rue d’avant. Deux jours en doublure avec le vieux Faure, c’est pas suffisant pour tout retenir. Surtout qu’il n’arrêtait pas de tout embrouiller avec ses souvenirs de Sedan. Qu’est-ce qu’on en a à faire, en 1900, de ses souvenirs de Sedan ! Pour couper court, tentative d’entonner « c’est un trou de verdure... » et voilà que ce vieux con bascule sur le paillard en souriant de toute sa bouche édentée. Brrrr… Pas chaud en plus, ce matin. Ce n’est peut-être pas l’idéal pour démarrer, le début novembre. Mais il faut bien une première fois. Vingt ans, y en a qui disent que c’est l’âge des premières fois. Ah, il tourne en rond !
Allez, il s’arrête pour fumer une cibiche. Après tout, il doit en être à peu près à la moitié. Ça va lui réchauffer au moins le bout des doigts. Il a eu tort de ne pas prendre les mitaines de Mémé. Elle était pourtant toute fière de ressortir d’un tiroir celles du grand-oncle des contributions directes. Quand il lui a entendu prononcer ce mot de contributions, il a eu un haut-le-cœur et il est parti. Mais il eu tort. Ce soir, il reviendra voir Mémé et il ira même avec des fleurs. On doit trouver ça encore à cette saison, au moins des chrysanthèmes au rabais. Eh, il les choisira jolis quand même. Et puis, qu’on aille la voir avec des fleurs, Mémé, même des chrysanthèmes, ça la changera ! Ah, elle fait du bien, la cibiche... Et puis, il n’est pas mal là, il y a un arbre au-dessus mais qui ne goutte pas comme les autres. Il n’a pas vraiment des feuilles, cette arbre, plutôt des aiguilles comme les sapins mais ce n’est pas vraiment un sapin. c’est plus sombre. Avec des étages de branches et, tiens, c’est beau, on dirait que la fumée de la cibiche grimpe d’étage en étage ? Oum... ça donnerait envie de fermer les yeux et de rester ainsi un long moment. Tiens, elle n’est pas droite, la grille de la Banque de France. Le bâtiment, rien à dire, que de l’horrible, des murs rectilignes, un vrai fort, tiens comme ceux où on enferme la chair à canon. Mais la grille, d’abord il l’a vue comme un alignement abject de baïonnettes et puis, c’est quelque chose, quand même ! Ça, c’est un truc d’ouvrier-poète, faire une encoche comme ça dans la grille pour que le tronc de l’arbre puisse passer sans se faire piquer par les baïonnettes. Ah ça ! Mais il est fou, rire en pleine rue, comme ça, une rue de quartier rupin, ça ne se fait sûrement pas. D’ailleurs, ce type qui le regarde là-bas… Ouille, c’est le coin de la rue des postes, faut se méfier de ce qui vient de là-bas. Non mais… le type le regarde avec insistance. Parfois, on regarde comme ça quand on pense à autre chose ou même quand on rêve, ça lui arrive à lui ! Mais là, le type est habillé comme on s’habille dans l’autre monde. Ce type-là, on pourrait dire qu’il est habillé comme un directeur.

Non mais quoi, il cherche à lui transmettre des pensées, en le regardant aussi fixement ? Qu’est-ce que c’est que ce type habillé comme un directeur qui vous regarde aussi fixement ! Des pensées ou des remontrances, comme disait le bon maître Calmels qui ne lui en faisait d’ailleurs jamais à lui. Bon, si c’est qu’il n’est pas content qu’on prenne la récré au milieu de la tournée, il n’a qu’à venir le dire ! Ou alors, quoi, il espère qu’on peut se parler d’un bout à l’autre de la rue ? Ah, il paraît qu’on fait ça maintenant, à Paris, mais il faut quand même tendre un fil. Et là, il n’en voit pas, Monsieur le directeur, aucun fil entre vous et lui, que les filaments de fumée de la cibiche. Eh non, on n’est pas à Peu-ris, Monsieur le Directeur, ne vous déplaise. Lui, ça l’arrange de ne pas être dans la ville où ces salauds de Versaillais… Enfin, pourvu que la prochaine connerie ne remette pas toute la jeunesse du pays en cercle autour de la Képitale. On n’est pas non plus à Périgueux. La sœur de Mémé, qui vit là-bas, lui a envoyé une lettre où elle raconte qu’on parle dans un fil à la chambre de commerce et que ça va jusqu’à Paris. Et on entend la réponse en retour. Elle appelle ça le téléphone dans sa lettre.

portrait n°  [11]

Le petit enjambe le marche-pied en se dégageant le ventre du coude de son pote lui-même déséquilibré par la dégringolade d’un autre. Il se hisse en lançant « Bonjour monsieur » adressé aux nuages. Deux autres enfants avec « Bonjour monsieur » le suivent, tout aussi liliputiogargantuatesques. Le troisième à passer pose un instant ses grands yeux et ses grandes oreilles vers le « monsieur », histoire de.

Des jardinets calmes, verts, encore plein de rosée, entourent la scène. Des murets les laissent entrevoir. On ne sait qui l’emporte ici, de l’ennui ou de la quiétude. Pour ceux qui doivent rester, l’ennui, assurément.

Une drôlette tonne à l’entrée du couloir central. De sa voix aiguë elle invective ses camarades, qui hurlent de rire de derrière leurs sièges. Elle vient de recevoir une godasse en pleine poire et terribles seront ses représailles. « Et le coupable aura-t-il le courache de che dénoncher ? », braille-t-elle comme si son organe vocal était placé trois mètres au-dessus d’elle. Une meute menace de lui repiquer le projectile, mais elle fait mine d’expédier la chaussure par la porte, ce qui condamnerait le « coupable » à passer sa journée avec une chaussette à l’école. La bombe atomique.

Il avait rêvé de fermer et démarrer la porte just’après l’envolée de la chaussure vers les champs, mais ça ne se produit pas. Quelque chose ; une sympathie, un hasard heureux, une invention, résolut la scène avant qu’elle ne tourne au drame. Peut-être – c’est bête – était-ce sa présence ?... Une sorte d’autorité diffuse ? Pourtant, le soir, après sa journée de travail, quand il mangeait calmement sa soupe, il lui arrivait à lui aussi d’en rire.

Il revoit en pensée les enfants, comme le boulanger le soir revoit les pains qu’il a fabriqués durant sa journée de travail. Il aimerait avoir des enfants, lui aussi. Et une femme. Pour le meilleur et pour le pire.

Dans l’immédiat, vacances. Il avait économisé suffisamment pour se sortir de cette campagne et se payer un merveilleux voyage, pour ces vacances qui commencent… demain ! Il compte les arrêts, les minutes, comme un enfant ! Et là c’est le dernier arrêt avant l’école, il faudra encore faire le retour en fin d’après-midi et puis… basta ! Par le pare-brise il voit, à travers une haie, une piscine privée, calme, dormante, plate. La pauvre vie absurde.

Ce petit garçon qui passe a déjà ses fringues de plage, cette petite fille a un sac trop léger, et cet autre, le pauvre ! a encore l’air tout endormi et cette fille… elle a ce matin les yeux de la couleur du pays où il a envie d’aller.

Ils sont tous montés. Fermer les portes. Démarrer, lorsqu’une folle bronca jaillit de l’arrière : « Partez pas m’sieur ! Petit Pierrot arrive ! Il court du bout de la route ! « 

À peine la grande roue avait-elle braqué pour se regarer en écrasant un ou deux brins d’herbes, que Petit Pierrot atterrit sur le tableau de bord, les jambes tremblantes, reprenant son souffle de tout son ventre, un sourire tout autour de la tête. Et plus rouge qu’un drapeau révolutionnaire.

Il est asthmatique, la vie est un peu plus difficile pour lui.

Le pied resta suspendu avant de rappuyer sur l’accélérateur. Il écouta l’un des souffles. Une confraternité avait saisi son être. De là où il ira après ce dernier jour, de là où ses mains saisiront enfin autre chose qu’un volant, il se souviendra de la figure révolutionnaire du Petit Pierrot.

portrait n°  [12]

Le vent se lève sur la steppe. Vue vaste derrière la baie triple épaisseur. L’herbe grise et rase frissonne. La girouette indique l’est et l’anémomètre frémit. Au loin le ciel se charge fort et sombre. Les nuées se développent, enflent. Bientôt les moutons gris deviendront bisons puis dragons noirs. Ils avaleront l’horizon et la nuit pour les recracher en gouttelettes, gouttes puis grêlons. Rien de surprenant, c’est la saison.

Punaisée juste au dessus de la grosse planche qui lui sert de bureau, une photo de l’abri, lors de la relève. Ils sont là, tous les trois, à l’extérieur, devant la baie vitrée : son prédécesseur, l’officier responsable et lui. C’est le pilote qui a pris la photo. On était en été, seule période où l’abri est accessible. Ils ont déjà enfilé les vêtements matelassés - les siens sont les moins ternes-, les bottes de feutre et la grosse cagoule de laine. L’officier porte en plus la casquette de son grade. L’oie rouge stylisée qui sert de sigle à l’Institut météorologique d’État est cousue sur leur cœur. Ce qui lui plaît, c’est de regarder la façade de planches blanchies derrière eux. A l’époque, moins d’éclats suite aux impacts des grêlons. Moins gros aussi. Pour lui, cette peinture écaillée seule preuve du dehors à attester le passage du temps. Dans la steppe, rien ne change, ne marque, ne retient. Rien. Juste la relève des veilleurs ; de plus en plus espacée. Il le sait, dans la steppe, il n’y a plus de repères.

On le leur a bien dit à l’Institut : la seule règle en cas d’orage : "ne jamais quitter la station". "Veilleurs ! Pensez aux piquets !". Plusieurs se sont perdus ; pour chacun, un piquet blanc avec oie stylisée est planté derrière l’abri. A l’Institut, ils le savent bien que certains se sont surtout perdus dans l’alcool. "Veilleurs ! Pensez à la picole !". Tous le savent bien que les stations ne sont rien que des abris de misère.

Le vieil hélicoptère pansu de la relève dépose aussi une pile pour le générateur atomique, du papier pour le transmetteur, de la farine et des bonbonnes d’alcool de patates. Pour le reste, tout est sur place : un point d’eau et une troupe d’oies. Si jamais le générateur tombe en panne, le veilleur doit envoyer un message de demande d’assistance en libérant un des volatiles. Il doit donc limiter sa consommation de viande. Beaucoup se contentent des œufs.

Dedans, le crépitement du transmetteur mécanique, lui aussi, dit le temps qui passe. Chaque soir, à 18 H 00 GMT, c’est la procédure, le message de l’Institut s’imprime sur le fil papier de la machine : "Bonsoir Camarade Veilleur/Nos prévisions pour demain (jour/mois/année)" : suivent les données estimées par les météorologues. Attente confirmation". Alors, c’est la procédure, il tape sur le clavier : "Bonsoir Camarades prévisionnistes/Mes observations pour aujourd’hui (jour/mois/année) depuis la station (références du poste) " : suit le rapport du veilleur puis "en conclusion, je confirme (ou j’infirme) vos prévisions".

Pour demain, jour de la fête nationale du Chef de l’État, ses collègues de la capitale prévoient un grand beau temps. Il va devoir leur répondre. Autrefois, il était à leur place.

portrait n°  [13]

Fernand ne parlait pas beaucoup, même si je ne l’ai pas connu je sais qu’il était peu loquace un peu réservé ou plutôt timide, ou respectueux du savoir des autres ou alors, il craignait d’être remarqué et que quelqu’un lui demande des explications de plus qui l’auraient emporté vers la nécessité de choisir des mots adaptés à l’interlocuteur et peut-être, préciser une pensée qui n’en demandait pas tant de précision, tant il lui suffisait juste de dire où il allait et encore pas toujours mais enfin, il parlait peu. Son univers, le périmètre de son action, était connu et parfaitement délimité depuis qu’il était arrivé ici au terme de plusieurs dizaines de kilomètres effectués depuis Blanzaguet en traversant d’abord la forêt de la Mothe-Clédou par Rougnac, puis sans doute par Chazelles et Saint-Paul et Corgnac, avec un Percheron et un Breton pour tirer un chargement de pas grand-chose avec sa femme et la première de ses filles, les autres nées ici, et les garçons aussi étaient nés ici, huit à la fin. Et d’aucuns auraient pu dire que le fait juste de le regarder engageait à se taire, juste croire en son plaisir sincère d’écouter les autres converser autour de lui et de sa fine moustache luisante et cirée, quand il souriait, de petites pattes d’oies près des yeux comme il sied à la quarantaine venue, à peine. Fernand était ami avec tout un chacun, ou presque, et ne défendait dans le respect de la religion chrétienne que sa famille qu’il envoyait chaque dimanche un peu plus bas en ville pour la messe à l’église dont cependant il ne saluait lui-même que la flèche, dès le jour venu.

La ferme de Bel-Air occupait une position en vue plongeante sur la voie ferrée et la gare plus loin, mais à cinq cent mètres tout au plus, la vie bourgeoise du chef-lieu de canton avec ses petites maisons à deux ou trois étages, serrées en rues loties depuis des siècles, depuis les remparts du château jusqu’à la gare, et maintenant passé le pont du chemin de fer, les maisons commençant à peupler la route qui montait au cimetière en passant par chez lui. La vie n’était pas si compliquée même avec la guerre qui semblait avoir commencé ici comme elle s’y arrêtait alors que bon nombre des troupes conquérantes venaient d’envahir par Les Pins ou par la route de Saint-Mary, par la ligne de démarcation en construction déjà au carrefour du Bon diable ou même d’Angoulême en renfort, c’est-à-dire du nord et de l’ouest, cette ligne venue quasiment tout droit depuis le Cher, Chenonceaux ou Bléré, Dolus-le-Sec, Descartes puis en suivant la Gartempe et la Vienne jusqu’en Charente. Ils s’installaient dans le château, le presbytère, une école, un logement vide dans la Grand-rue, la halle aux grains qui servirait de geôle, à la mairie aussi mais cela au terme de plusieurs mois déjà de contrôles et de surveillances de la ligne qui se concrétisait ici en trois points particuliers dans l’unique objectif de filtrer les accès vers le Périgord ou vers le Limousin. Partout le trafic était intense mais plus on avançait dans le temps plus le jeu devenait séduisant pour des jeunes gens en particulier, celui-ci qui partait vers deux ou trois heures du matin vers la Vieille Auberge ou l’hôtel du Grand Cerf face à l’actuel garage Citroën (mais je ne sais pas s‘il existait alors le garage), chercher ses passagers clandestins fuyards de multiples raisons depuis Paris ou depuis l’est et qui arrivés au terminus de la gare, ils acceptaient de le suivre par la rue de la Paix, puis au travers des champs qui longeaient la voie, prenaient à gauche la petite extrémité de la rue Porte-Marillac aux grands escaliers afin de rejoindre les fermes par des jardins dispersés parallèles à la route de l’Arbre, pour redescendre dans la combe au fond de laquelle était tracée la nouvelle frontière, grimper à travers bois sur le plateau du Lac Bernot déjà dans la zone libre. Fernand savait cela car il avait observé l’implantation des poteaux bicolores usant même de dialogue pour expliquer le no man’s land qui longeait les près et plaçait sa vigne en zone interdite, un autre de ses prés en herbe, autorisé celui-là, et les échanges tout de même avec la soldatesque autour des cigarettes et du petit verre qui réchauffe à six heures le matin. De fait, les enfants pouvaient facilement traverser jusqu’au premier bosquet derrière le cimetière coupé en deux par la ligne lui aussi, avec des morts occupés et des morts libres, même à vélo, avec un panier sur le porte-bagages et surtout si le père travaillait plus loin en allant vers Marillac (je le vois avec une casquette ou plutôt un béret, son pantalon bleu de toile épaisse, je le vois qui laboure la vigne avec le Breton parce que celui-ci comprend mieux le travail dans les rangs placés à l’abri dans un terrain en pente et orienté à l’ouest, je le vois qui profite de l’arrêt du bout du rang pour prendre dans la musette de toile une gorgée de vin à boire au goulot et s’éponger le front avec un mouchoir à carreaux).

Je vois l’animal qui sue sous le soleil et son poil luisant sous le cuir de la sangle. Sur le chemin plus bas passe une patrouille, ils sont quatre ou cinq comme en promenade mais plus l’air de douaniers tout de même, l’un d’entre eux adresse de loin un salut confraternel au cheval et au paysan qui ne rendent rien. Dans ces moments-là Fernand posait une main presque flottante sur la croupe du cheval, il semblait alors redessiner les contours mêmes d’une ossature qu’il aimait caresser aussi finement qu’il aurait effleuré la peau même d’une veine.

Lorsque je l’ai connu, Fernand, il était mort depuis cinquante ans au moins. Je l’ai rencontré en lisant sur sa tombe Le temps qui efface tout n’efface pas le souvenir, il était en compagnie près de sa femme Maria, mais aussi avec de nombreux autres camarades dont il avait partagé une vie de labeur et même pour certains, dont il avait bien connu les parents, les enfants. Il reposait là au ras du sol, allongé sous une dalle de marbre gris et la tête placée, exactement, sous une croix de vermeille à peine tavelée de lichens dorés. Je me suis assis dans l’herbe face à lui, j’ai replié mes genoux sous le menton pour écouter enfin son histoire jamais contée à quiconque, c’était un jour de quinze août dans une chaleur sèche et légère, sans autre bruit que le vol d’une palombe et le cri au-delà du mur d’enceinte de cette chapelle de campagne à ciel ouvert. Une buse tournoyait sur les chaumes.

Fernand ne possédait pas grand-chose au tout début, même pas la terre qu’il travaillait pour les autres, même pas la pierre qu’il louait aux mêmes sans doute, même pas l’avenir qui l’aurait épargné jusqu’à sa mort mais pas à la guerre : Trop jeune pour la première puisque l’armistice fut signé au moment où il voulut s’engager, sur les traces de l’oncle charismatique qui lui, revint en héros survivant et gazé, gazé mais survivant, gazé mais honnête, loyal, fier. Impossible non plus quand on n’a pas seize ans de partir sur les traces des camarades lancés sur les routes de Sofia avec Franchet d’Espérey, les Dardanelles, Salonique, et puis déclassé enfin pour la deuxième, à peine avait-il pu prendre possession lors de la mobilisation générale, d’un pauvre paquetage militaire chez le fourrier de la caserne Gaspard-Michel à Angoulême, celui-là même qui disait sur son cheval face à l’ennemi qu’il fallait bien montrer à ces jeunes gens qu’il n’y avait pas lieu d’avoir peur, et qui fut tué ainsi, sans peur et sans lumière. Fernand fut alors renvoyé dans son foyer parce que père déjà de quatre enfants. Alors contre toute attente, il vécut fermier sa vie durant, honnête, sobre, sans jamais se plaindre, sans rien dire, jamais.

Sa vie défila surtout dans ce ce paysage de val assez étroit fait de boqueteaux mouillés de l’écoulement des herbes et des bois plantés là, et tout au fond d’un vallon du coteau, éclairci par les pas des brebis qui descendent en lacets et d’où coulent parfois les jours d’orage des rigoles, avec au fond un ru aléatoire dans lequel des enfants jouent ensuite (ils font des barrages de pierres et de branchages provoquant de petits entrelacs de la surface d’une flaque verte d’ombres). La terre est douce comme une pâte au gruau et au lait, on s’assied dedans l’été pour sentir le frais comme dans le sable de la rivière et au-dessus dans cette vaste clairière que ménage cet espace ouvert entre les ormes et les noisetiers sauvages, on embrasse un ciel aux grands airs qui happe par tout le corps, dans une ascension extraordinaire vers des nuages clairs, qui emporte dans le vol des alouettes et des choucas très haut, et dans leur regard se voit le petit monde du dessous œuvrant du côté des vignes vivrières, de quelques-uns à genoux dans une prière aux choux, arrachant l’herbe mauvaise comme du chiendent. Fernand était ainsi de cette engeance, depuis si longtemps, née les pieds nus dans la glaise et séchés plus haut à l’argile des seigles, d’où ressortaient par milliers les cailloux à ramasser en tirant des paniers de bois pleins de cette caillasse dont on faisait des talus au bout d’une pièce à topinambours (puis regarder alors si d’aventure le temps d’un souffle, le petit train de la tuilerie ne passait pas déjà, locomotive Corpet-Louvet vert et rouge sur une voie métrique traînant dans les cris stridents de ses roues ferrées, des wagonnets chargés de tessons de briques à l’aller et de terres grises au retour). En ce regard, aussi loin que portait le regard sur les champs et dans l’horizon, les trois noyers sur la route où s’oubliait la guerre, où se taisait toute haine, chacun travaillait comme avant ou comme toujours sans plus rien dire, comme s’il fallait dans ce silence contraint attendre que cet orage passe pour redresser l’échine ou relever la tête. Souvent Fernand retardait le moment du retour et conduisait plus légèrement encore pour sentir mieux le vent et mieux entendre jusqu’au frottement du pelage et du crin brillants dans le collier de cuir, placide vérité, incontestable et libre, un sabot ferré contre une roche plus sonore que les autres ou bien était-ce encore le souvenir du soc de la charrue fouillant la terre, à Taponnat on parlait du domaine des creux pour cette région de karst faite en tous points de calcaires et d’argiles. Il choisissait de se détourner un peu par un chemin à demi enterré entre le bois de Glory et les vastes parcelles à blés qu’il travaillait aussi et qui suivaient la grande pièce des Métayers, ou bien en retournant vers Les Frauds le soleil couchant dans les yeux de cet équipage d’homme et de bête jumelés qui jetait une ombre flottante, ils marchaient sur cette grande route droite qui disait-on avait permis jadis de se rendre de Lyon jusqu’à Saintes, via Agrippa quasi-rectiligne pour séparer en deux parts égales les univers de terres et de mousses et de feuilles, tout l’espace de cette vie de terriens. Il tenait le cheval par la bride sans provoquer d’autre bruit que celui de leurs pas et de leurs respirations, en tête juste le travail du lendemain. Ici pour les travaux dans les vignes et le fauchage mais aussi l’hiver pour un peu de débardage ou de livraison au tombereau, son cheval à tout faire à la robe bai cerise et aux crins noirs qui lui faisaient comme de très courts houseaux fourrés aux pieds était bien le meilleur de tous.
Il travaillait parfois pour la tuilerie de Péruzet qui de toute petite du temps des débuts (mais qu’il n’avait pas connue alors), était devenue la Grande Tuilerie avec deux cheminées bien plus hautes que les arbres centenaires du château. On y fabriquait encore quelques carreaux réfractaires mais l’essentiel de la production se concentrait désormais sur les tuiles mécaniques plates reconnaissables à leur décor en losange comme on en trouvait dans plusieurs usines du grand sud-ouest et jusqu’à Vierzon. Un four droit chauffé au bois subsistait pour quelques fleurons et porte-fleurons encore inscrits aux catalogues, épis de faîtages ou poinçons de toits qui venaient décorer les gracieuses habitations ceintes de hautes clôtures de briques. Avant ce temps il y avait aussi des filles qui toutes jupes relevées moulaient les tuiles courbes sur leurs cuisses. Il fallait alors beaucoup de bois pour ce four mais pas de chêne à cause du tanin qu’il pouvait dégager au risque de tâcher et puis il servait trop au chauffage ; par chance il disposait de droits dans de beaux taillis où il était facile de fabriquer des fagots, des charmilles pas plus grosses que l’avant-bras, jusqu’à la relève des scieries livrables aussi quatre ou cinq fois par hiver juste pour lancer un feu qui couvait plusieurs jours durant. Avec ces gardes inattendus et cette frontière nouvelle la tuilerie tournait à moindre régime, peut-être une vingtaine d’anciens tout au plus car depuis l’armistice les camions venaient moins à l’usine alors que la démarcation longeait les séchoirs ouverts sous les auvents de planches. Un poste de contrôle avait même été construit à quelques mètres seulement de la maison du directeur sur la route de Limoges. Un autre plus bas au sortir du bourg.

Le passage était intense, de front quasiment en taxi grâce aux voitures disposant de laisser-passer permanents, et certains voyageurs de Chasseneuil en étaient spécialistes, un vétérinaire également enclin à s’inventer une grande famille quand de retour d’une tournée du côté d’Angoulême il ramenait des cousins perdus du côté de la gare. Le passage était aussi biaisé par des prudents que l’on croisait à plat ventre dans des ronciers de part et d’autre de la route nationale, apeurés, téméraires, égarés, des familles habillées comme en ville et chargées de valises que l’on montait à bord des charrettes pour les conduire un peu plus loin, ou même les mettre à l’abri dans une grange, une loge de vigne, sous un hangar, un fenil, une cabane de charbonniers, un appentis comme il en existait près de la tuilerie à la lisière des bois de Péruzet. Fernand d’emblée faisait cela, sans poser de questions, sans rien dire, juste tendre la main pour aider à monter, voire descendre et prendre dans ses bras un enfant pour l’asseoir à l’arrière sur un sac. Dès le début de cette sombre frontière il fit cela, dès le commencement de ce panorama de cette misère mobile, inattendue, extraordinaire, qui faisait de cette petite ville de campagne un lieu du mouvement permanent où l’on devait jouer dès lors avec de nouvelles lois, à contourner, à éviter.

A la maison quand elle ne disait rien, Maria, certains matin au réveil et qu’elle ne disait rien, pas un mot, pas même un bonjour, peut-être pas même un regard, directement elle se dirigeait vers la cheminée pour ranimer le feu, jeter dans une casserole un mélange de café et de chicorée moulus la veille et mis au sec dans une de ces boites posées là sur la corniche de pierre tendre écornée de la cheminée, et puis attendre que l’eau redevienne chaude, verser sur la poudre brune le liquide fumant, infuser, filtrer, servir deux grands bols de terre vernissée dans lesquels on peut casser du pain, parfois un autre pain aussi pour poser des rillons gras piqués au couteau dans un pot, un verre de vin pour lui. Mais avant, pour lui aussi, voir le bétail et préparer les chevaux, les vaches qu’il faudrait traire ensuite, préparer les chevaux surtout qui devraient partir aux champs. Le soleil à peine dehors, l’air pur déjà qui fait remonter du sol l’humidité de la nuit comme une promesse fertile, comme une preuve que même la nuit sous la lune les végétaux grandissent, que les graines germent, que les arbres s’arrondissent, que les fruits rougissent sûrement, que même l’eau de la Ligonne plus bas elle aussi voyage, toujours vers la Tardoire, et que la Tardoire s’écoule encore vers quelques gouffres ou ressort tout de même vers Saint-Ciers, vers la Bonnieure et la Charente surtout, que même la Charente, comme hier, se jette librement dans la l’océan Atlantique. Personne ici n’a jamais vu la mer, ni d’ailleurs la montagne.

Les deux chevaux harnachés pour le travail du jour, labour ou charroi, côté prés ou côtés bois, les seaux propres pour le lait près du tabouret, c’est elle qui le fera la joue collée au flanc chaud de chaque bête un trayon dans chaque main, régulièrement, mécaniquement, tirant sur l’un en relâchant l’autre, un litre à la minute. Mais quand elle ne disait rien et que Fernand revenait de l’écurie pour le café, faisant entrer avec lui un soleil oblique levé tôt sur le cimetière par la porte de cette maison posée de travers dans les points cardinaux, ouverte au nord-est et laissant le sud-ouest à la grange et aux animaux comme s’il était plus important de garder la paille au sec, de laisser la chaleur aux bêtes en hiver, et l’ombre pour les hommes dans les après-midis de canicule en août. Fernand entrait en silence, il voyait bien de suite qu’elle ne dirait rien avant longtemps dans la journée, parce qu’elle n’était pas d’accord avec une de ses décisions, un de ces actes secs décidé seul, quelque chose qui n’aurait rien à voir ni avec la ferme ni avec la famille et les enfants qui dormaient encore parfois à cette heure-ci, sauf peut-être un ou une avec une oreille trainante pour saisir le sens du jour à venir ou plus curieux de l’action, quelque chose qui aurait été en désaccord avec la vie normale du travail agricole, qui n’aurait pas été convenable ou responsable, de cette responsabilité que l’on attribue au chef de famille ou plutôt que l’on adopte quand on le devient, chef de famille, l’homme patron et le directeur, ou bien encore quelque chose de contraire aux lois de Dieu. Mais nous ne lisons pas Dieu tous de la même manière. Lui parfois se demandait comment mourir, non pas qu’il l’ait voulu ou qu’il cherchât à en finir mais juste en curieux comme une idée qui vient au fil d’une longue période de labeur solitaire et tranquille, au terme d’un rang de vigne désherbé sous la chaleur de juin, au détour d’une soirée pesante et orageuse sans sommeil et sans calme intérieur. Serait-ce ainsi dans un lit, vieillard veillé par sa femme allongée près de lui, ses doigts mêlés à quelques poils blancs mouillés de sueur sur sa poitrine faible, du mal à trouver l’air, du mal à rouvrir les yeux collés par la sueur de la fièvre, du mal, du mal aux poumons, au foie, au cœur. Serait-ce fusillé contre un mur, arrêté, interrogé, torturé, fusillé comme d’autres déjà l’avaient été avec pour seule point de mire un morceau de tissu blanc épinglé sur la chemise pour faire cible à quelques centimètres de la peau, à quelques centimètres à l’avant d’un cœur battant plus fort alors. Serait-ce en pleine course et saisi d’une foudre électrique, une mort debout inattendue et subite qui le prendrait par surprise venue des airs comme un rapace qui fond sur un rat et l’emporte et l’enserre alors que le cœur envolé s’arrête. Ce n’était pas d’impatience qu’il songeait à la mort, ce n’était pas de la craindre non plus pour lui qui avait vu mourir ses parents usés doucement par une vie accomplie et vécue de la pleine jouissance de vivre, ce n’était pas non plus de lassitude et d’avoir tout vu de cette terre si basse ; bien au contraire, il savait au fond sans doute que le temps lui manquerait toujours, que jamais il ne courrait assez vite de par la campagne, que jamais il ne jouerait avec ses enfants comme seul un oisif le ferait, jamais il ne construirait suffisamment avec eux et leur donner ainsi la force et la persévérance, la confiance en l’humanité, toute la bienveillance nécessaire. Le temps ne s’arrêterait pas, déjà les jours étaient trop courts, souvent, lui qui voulait que tout le travail soit réalisé à la perfection, ce qui dépassait l’entendement ordinaire, tirés au cordeau les champs semés au printemps, gerbés bien haut et bien droit les foins dans la grange, tranquilles et bien portantes les bêtes de la ferme menées par la famille comme un orchestre opérant. La mort n’était pas la peur en somme, ce n’était pas une fin pour qui voulait croire, mais juste le risque d’une injustice si toutefois elle survenait en pleine action ou dans le désir de faire ce qu’il croyait devoir faire. Dans ce cas, qui poursuivrait, qui continuerait son engagement, son élan, la ferme vivrait de l’ordinaire et de l’organisation, tous les autres jours verraient s’activer les mêmes personnes pour les mêmes gestes du quotidien et cela tant qu’il faudrait nourrir de viandes et de blés, tisser de chanvre et de lin, et boire et chauffer. Pour le reste par contre, ce dont il ne parlait pas, qui défendrait encore les idées de la liberté, qui se battrait pour le sol et le bien-être des habitants, l’indépendance, la justice.

Alors Fernand s’asseyait et elle versait dans le bol le liquide brûlant à la vapeur de pain grillé, éclairée seulement par les premières flammes de l’âtre et la lueur du jour pointant aux carreaux de la fenêtre. Elle balayait les poussières du petit bois jeté et quelques écorces de chêne semées par terre dans la pelle de fer puis jetées dans le feu crépitant, elle sortait puiser un seau d’eau au puits, un châle sur les épaules et son chignon défait, pieds nus dans ses sabots, elle revenait et versait l’eau dans la marmite pendue à la crémaillère, reposait le seau sur la pierre d’évier, elle ouvrait un placard placé dans le mur du potager maçonné dessous, en tirait un sac de haricots secs qu’elle plongeait dans une jatte d’eau froide, puis elle tirait sous la pierre d’évier la jarre des salés pour choisir un jarret, une couenne, des oreilles de porc (dans la pièce adjacente on entendait un petit qui bougeait, le bois de son lit tapant légèrement contre le mur lorsque dans son sommeil il se retournait). Fernand regardait tout de ces habitudes, de cette économie familiale, il savait la suite de ces journées de femme parce qu’elles étaient des journées de mère que lui-même avait suivi enfant, il pensait bien qu’elle ne savait rien de ces journées à lui, sauf telle pièce travaillée, sauf telle coupe de bois à monter ou à fendre, sauf telle clôture à former, sauf encore ; et les jours de marché ou de la foire le dix du mois, elle savait où il était mais après, le temps à y passer, le temps pour s’y rendre, les incidents du parcours et les aléas de la tâche, les personnes rencontrées et le temps passé à regarder, observer le mouvement du terrain sous le vent sous la pluie, attendre le passage d’un lièvre, poser un collet, le temps qu’il fallait pour planter, pour semer, pour cueillir, pour chasser, la femme jamais n’en avait rien su, sauf peut-être la sienne ici qui ne disait rien, qui savait peut-être tout de tout mais ne disait rien parce qu’elle ne voulait pas contredire, parce qu’elle désapprouvait, parce qu’elle ne voulait rien entraver dans ce droit de celui qui vit dehors en action, celui qui ne garde pas la maison, parce qu’elle ne voulait pas dire alors qu’elle cultivait aussi pour lui les plus grands sentiments. Fernand fermait son couteau, la lame à peine essuyée sur le pantalon qu’il le replaçait dans sa poche droite, puis il ôtait son chapeau et descendait sa paire de bretelles sur des flancs de flanelle. Il approchait de la fenêtre de l’évier où se trouvait aussi un petit miroir rectangulaire pendu à l’espagnolette, les deux mains dans la bassine émaillée pour de l’eau jetée sur tout le visage, un peu penché et se mouiller aussi la nuque et la main en arrière dans les cheveux épars, puis le blaireau dans l’eau et sur le savon, le faire mousser (et de l’énergie du blaireau dans le bol de savon on savait l’énergie du jour ou de l’intention d’y aller), couvrir les joues le menton et le cou, lisser la moustache pour la tenir à l’écart, puis le rasoir et dans le silence de la pièce entre deux claquements du châtaignier dans la cheminée désormais bien en feu, le crissement de la lame qui dégage un chemin clair de peau nette dans un paysage de neige. Par la fenêtre il voyait à la fois la basse-cour éveillée, l’ensemble des bâtiments autour de l’aire vaste et même à gauche il voyait le portail fermé encore, la grille du portail derrière laquelle passait peut-être un vélo, une vieille en noir sur la route courbée dans l’effort, et même la couleur changée de la rue des marronniers des plus hautes branches accrochées au ciel, jusqu’aux sols crémeux des marrons d’Inde réduits en bouillie par les roues et le pas des passants. Il voyait aussi le dedans du foyer, du grand lit au fond de la pièce coiffé encore de l’édredon grenat, le buffet en noyer, rares meubles transportés lors de leur arrivée de Barbezieux, la longue table avec les bancs, la haute chaise du bout face au profond tiroir à pain, la maie aussi pour le pétrir le pain une fois par semaine, et debout ici près du piédroit latéral de la cheminée, sa femme voulue, choisie, l’observait en silence.

C’est en revenant d’une livraison de bois qu’il les vit tous les deux vers la carrière en allant vers le village, à quelques dizaines de mètres seulement passée la gare de Taponnat, sur sa droite. Le cheval avait ralenti de lui-même son pas, aussi curieux de ce couple si peu différent pourtant des habituels réfugiés de Rohrbach-lès-Bitche ou de Sarreguemines qui s’étaient vus le long de la route nationale et que certaines familles accueillaient déjà depuis des semaines dans bien des maisons de la commune. Il la remarqua elle, surtout, à sa manière de marcher ivre dans des vêtements raides de poussière et l’une de ses chaussures qui se perdait, décousue. Puis assise de côté à peine, en chien de fusil dans un berceau d’enfant mais le dos contre le talus, pas complètement allongée, abandonnée, elle se tenait la tête entre les mains, des larmes c’est vrai creusaient son visage, des rides claires dans un visage perdu. L’enfant restait debout sur la route à regarder sa mère sans doute, les bras ballants et le regard clos, les yeux secs fixés sur cette femme à qui il était attaché par sa vie d’à peine quatre ou cinq ans, lourde déjà des mois passés à errer depuis l’Italie peut-être la vallée du Rhône si venteuse (dira-t-elle plus tard), aux volets si fermés, l’Auvergne, le Limousin aussi avec parfois pour seul abri des cahutes sales comme des souilles. Il les aida à monter dans la charrette vide leur offrit à manger trois pommes qu’il gardait dans une toile de jute, un peu de vin qu’il avait également dans une ancienne bouteille de Byrrh, puis il donna à l’enfant le morceau de sucre et les noix réservés au cheval. Elle venait de la région de Venise, un ghetto dit-elle, son père était artisan, fondeur d’étain.

Il la conduisit chez Anatole Blanc qui vivait de son café, où il était possible de manger et de dormir un peu. Anatole était de confiance pour Fernand depuis qu’ils avaient finis par s’entendre autour d’un verre de Cognac offert chez lui un jour de frairie. Peut-être à cause de leur date de naissance commune pas de la même année certes mais il appréciait l’homme, sa loyauté, son engagement. Fernand soutint la jeune italienne pour gravir les marches du café. Anatole rangeait des verres derrière un comptoir vide, un jeune homme connu de quelques battages précédents était debout et jouait avec un paquet bleu de Caporal, au fond de la salle éclairée de deux fenêtres salies par lesquels parfois des clients regardaient arriver des corbillards en pompes funèbres un peu plus bas à gauche. La femme et la fille de Blanc avaient jeté sur une vieille feuille du Petit journal quelques carottes de sable et des blettes flétries. Les épluchures tombaient avec parcimonie sur un avis de restriction (ni viande de boucherie, ni charcuterie, ni pâtisseries, ni apéritifs et alcool mais de la viande de cheval et de la triperie). Pourtant il transpirait encore de ces murs des odeurs de guignolet et sur une table près du poêle étaient un tapis de belotte avec un jeu de trente-deux cartes, une piste de quatre-cent-vingt-et-un au tissu vert imprégné d’un Pastis disparu. Anatole posa les yeux sur lui puis regarda attentivement la jeune femme et le garçon. Son épouse alors se leva pour ouvrir une porte à petits bois et verres dépolis de laquelle se décollait quelques morceaux de décalcomanies aux motifs de vitrail, elle fit signe aux voyageurs d’entrer dans l’arrière-salle dont les Blancs faisaient une cuisine privée, ils disparurent ainsi sans un regard en arrière. Anatole servit une chicorée dans un grand bol de fer, il plaça sa main sur celle de Fernand, sans doute il recevrait dans plusieurs semaines, plus tard, une carte sommaire au tampon de la poste d’un village dénommé Auzat. Le carton serait vierge mais sur une face beige aux traces d’encres violettes elle présenterait un message anonyme écrit dans un cadre établi, Je vais bien, merci.

portrait n°  [14]

Hyères le 14/3/51 ; écrit à la plume, à l’encre violette utilisée au siècle dernier ; en haut à droite sur une feuille arrachée à un cahier d’écolier à gros carreaux ; jaunie par le temps ; des traces de pliures marquées sans toutefois déchirer le papier divise la page en huit rectangles égaux ; un fin trait vertical rouge court à gauche sur toute la longueur de la feuille pour marquer la marge ; qui est restée vierge ; mis à part quelques petites taches ; huit en tout ; probablement des taches d’encre mais leur couleur tirant sur le rouge fait penser à du sang séché.

Ce n’est sûrement pas un écolier qui écrit ; maîtrise de l’orthographe, mise en page aérée, chaque fois qu’il arrive en bout de page l’auteur saute une ligne et marque le paragraphe par un décrochage en début de phrase ; l’écriture n’a plus rien d’enfantin mais elle reste parfaitement lisible avec des lettres bien formées, qui suivent avec élégance la fine ligne droite horizontale sans jamais déborder, une écriture de maître d’école. Il est probable que l’auteur soit instituteur.

On l’imagine bien dans sa chambre, assis à son bureau, une pile de cahiers à corriger pour le lendemain qu’il pousse sur le côté ayant une tâche plus urgente à faire, écrire à une fille.
Sa petite amie, sa chérie, sa dulcinée, son amour ? On ne saura pas comment il la nomme dans son for intérieur. Sur le papier, il appelle la destinataire Bien Chère Gisou. Immédiatement après cette formule épistolaire plutôt convenue, il annonce la couleur :

je viens glisser tout juste deux mots pour te faire part de mon intention de te retrouver dimanche prochain
à la même heure et au même endroit.

C’est concret, direct, sans fioritures émotionnelles.

Les explications qui suivent la proposition de rendez-vous sont de la même eau tiède, on dirait une rédaction d’écolier :

En effet mes parents auront ce jour là la visite d’amis et j’ai pensé que ce serait une occasion pour prendre congé d’eux asses rapidement car la bataille de fleurs n’en avait pas été une bien efficace.
Je pense que, évidement, cela pourra occasionner un léger changement de tes projets mais je crois que c’est bien mieux ainsi.

Un jeune homme vivant encore sous le toit familial, de toute évidence soucieux de cacher à ses parents sa relation, on le comprend, personne ne raconte volontiers sa vie amoureuse à ses père et mère. En avançant dans la lecture de la lettre, une évidence tout à coup apparaît. L’intimité dont il a besoin il ne la trouve pas dans sa chambre, c’est la salle de classe qui la lui offre. Les élèves partis, il s’installe à son bureau. Loin d’oreilles et d’yeux indiscrets, il peut écrire :

J’espère que tu n’es pas rentrée avec un trop grand retard hier soir et que tu étais présentable. Car pour moi, ce n’était pas très exactement le cas. J’étais assez fatigué ----- le coup de pompe.
Bien tendrement à toi,
René

Un jeune René fatigué, peu présentable après avoir quitté une jeune fille...la veille il avait passé l’après-midi seul avec elle... La salle de classe, un endroit neutre. Sûrement une protection, une barrière symbolique contre l’intrusion parentale dans sa vie sexuelle. Là encore, on le comprend... Mais tout de même, quel manque de tact dans la manière d’ évoquer le souvenir de ses ébats !

Plutôt que le savoir indélicat dans sa nature profonde, on voudrait mettre sa balourdise sur le compte de sa jeunesse et de son inexpérience.

René signe également la seconde lettre qu’il date succinctement Hyères le 3 janvier au soir.

Il a plié en quatre une page de carnet grise (un gris voisin du grain de certains papiers recyclés d’aujourd’hui) avec désinvolture ou avec la hâte d’un homme pressé, en témoignent ces bords qui ne coïncident pas, ces rectangles inégaux.
Dans ce billet René ne se livre pas davantage. Cependant, il va, petit Poucet semant les cailloux de ses habitudes.

Arracher les pages des cahiers et carnets sur lesquelles il écrit. Habitude.
Habitude l’utilisation de l’encre violette. Habitude le fait d’écrire par précaution dans la salle de classe, loin du domicile familial – on ne va tout de même pas aller jusqu’à dire, pour justifier ce comportement, qu’une mère possessive et envahissante fouille dans ses affaires, surveille ses faits et gestes et l’heure à laquelle il rentre.

La mise en page invariable, habitude encore. Outre le décrochement de paragraphe, c’est stupéfiant de voir sur une feuille vierge de marge et de carreaux le même espace entre deux lignes d’écriture que celui laissé sur une page quadrillée, à croire que le format est gravé dans le cerveau de René au millimètre près.

Habituelle aussi la façon de s’adresser à la destinataire par un Bien chère Gisou, et la façon de terminer sa lettre à un mot près. Tendrement à toi, dans le feuillet gris contre Bien tendrement à toi dans la lettre sur cahier d’écolier. Ce bien, manquant à la tendresse exprimée sur le feuillet gris, fait pencher pour une lettre écrite dans les débuts de la relation. Pour un être comme René, peu enclin à s’épancher, ce Bien dont il fait précéder sa tendresse sur la feuille quadrillée, pourrait être la manifestation de l’accroissement de son attachement, avec le temps.

Habitude toujours dans le fait de prendre la plume uniquement pour donner ou annuler un rendez-vous :

Deux mots seulement pour te dire que je ne vois pas - ou plutôt je n’ai pas encore vu le moyen de venir le dimanche à midi.
Je crois qu’il serait plus sage de remettre cela à un autre jour, jeudi ou dimanche prochain.

On ne peut pas dire que René fasse preuve de créativité et d’invention dans sa manière de pratiquer l’art épistolaire. S’il vivait encore en ce début de vingt et unième siècle, il ne s’embêterait pas à écrire des lettres, il enverrait des SMS du genre Jeudi C bon pour toi ?

En précisant qu’il est disponible le jeudi après-midi, René confirme sa profession d’instituteur, dans les années cinquante en effet, les élèves n’ont pas cours le jeudi après-midi, leurs enseignants non plus.

La litanie déroulée des habitudes de René et son écriture parfaitement droite, y compris quand les lignes ne sont pas dessinées, font-elles de lui un être psychorigide ?

La photo de son portrait en pied n’apporte pas de réponse, elle se contente de l’immortaliser, jeune homme en train de traverser une rue.

Sa silhouette légèrement décentrée vers la gauche occupe le premier plan ; derrière elle, la façade d’un immeuble coupée à hauteur d’une plaque de rue dont le nom est indéchiffrable à l’œil nu ; des femmes et enfants sur le trottoir ; dont un regarde l’objectif. On devine le photographe posté sur le trottoir d’en face, un de ces photographes qui, dans les années cinquante-soixante tirait en douce dans la rue le portrait des passants et leur offrait ensuite leur carte et le tirage noir et blanc s’ ils allaient le chercher à la boutique.

Veste claire à deux boutons dont le dernier est ouvert, pantalon plus foncé en tissu qu’on devine léger, aux plis marqués tout le long de la jambe comme c’était la mode alors, chemise blanche, impeccablement cravaté, chaussures bien cirées, vous êtes élégant sans ostentation ; ce bras droit légèrement lancé en avant et la main gauche dans la poche du pantalon apportent juste ce qu’il faut de décontraction dans la tenue, on dirait aujourd’hui que vous êtes cool, René.

Le photographe vous a pris le pas suspendu, votre pied gauche en avant ne touche pas terre, et vous semblez malgré tout solide sur vos appuis. Ces épaules larges, ce corps svelte, ce port de tête droit, vous avez de la prestance, sous votre grand front largement dégagé, surmonté d’une masse de cheveux bruns frisés, votre regard ne fuit pas, il regarde droit devant, et avec ce sourire esquissé sur vos lèvres, vous dégagez ce quelque chose d’impalpable qu’on reconnaît toujours quand on le rencontre, au théâtre on l’appelle "la présence" ; vous semblez vivant, tellement, que je ne serais pas étonnée de vous voir poser le pied gauche, lever le droit et avancer à ma rencontre...

Où alliez-vous René vêtu comme en dimanche, de votre pas alerte, assuré, de jeune homme bien dans sa peau, le jour où cette photo a été prise ?

Rejoindre Gisou ? Comme vous l’avez-fait le dimanche 26 mai 1952 ?

Les deux photos, prises à Hyères ce jour là, se suivent vraisemblablement à quelques minutes d’intervalle. On y voit un couple devant une tente plantée sous les arbres, vous René en short et torse nu, Gisou jeune et jolie en jupe et corsage, un collier de perles autour du cou, les cheveux attachés en queue de cheval.

À votre façon de vous tenir accroupi sur cette photo aux bords crénelés, un genou en terre et l’autre relevé, là encore comme en suspension ; à la façon concentrée dont vous regardez l’objectif, ignorant superbement votre compagne assise à côté de vous tout sourire, je parie que vous venez d’activer le déclenchement automatique de l’appareil. Ce cliché, vous le prenez pour vous assurer de son bon fonctionnement, d’où votre air si sérieux, et le réglage étant satisfaisant, vous vous rapprochez de Gisou, vous vous asseyez en tailleur à côté d’elle, dans un geste de tendresse qu’on dirait contrainte, ou retenue peut-être, vous passez votre bras droit nu autour de son épaule, son bras gauche touche votre flanc nu, elle pose sa main gauche sur votre mollet, dans l’autre elle tient une cigarette et vous regardez à nouveau tous les deux l’objectif, dans l’attente du déclic. Il reste un rien de tension dans votre regard, René, sur ce second cliché au bord supérieur gauche déchiré.

En vous regardant enlacer Gisou, on voudrait oublier le ton froid et détaché de vos lettres. Penser que votre froideur n’est qu’apparence de froideur et en aucun cas le reflet de votre personnalité, qu’ elle est à mettre tout bonnement sur le compte de votre pudeur, n’est-ce pas, René ?

Ce n’est pas votre écriture au dos de la photo à laquelle un coin de ciel a été arraché.

C’est Gisou qui a écrit à l’encre bleue la date et le lieu, c’est Gisou qui a gardé les photos de votre couple enlacé.

Dans les mois à venir vous n’assumerez pas la conséquence de vos rendez-vous champêtres et vous fuirez vos responsabilités.

Votre famille, qui craint la mésalliance, vous forcera un peu la main et vous laisserez Gisou, repartir chez ses parents, dans sa région d’origine, très éloignée de votre sud natal.

Quelques années plus tard, vous quitterez le métier d’instituteur pour devenir professeur de l’enseignement général des collèges.

Vous vous marierez. Vous divorcerez.

Vous mourrez d’une crise cardiaque à quarante deux ans sans autre descendance que la fille que vous n’avez pas voulu reconnaître, un homme lui donnera son nom qui n’a pas eu peur d’élever l’enfant d’un autre.

Trois dates, deux lettres, et trois photos.

Lambeaux minuscules. Rémanents rameaux d’une vie d’homme

portrait n°  [15]

« Mais une pêche, mon ami, ça se pèle avec une fourchette et un couteau, tout simplement… Mais il faut qu’elle soit fraîche. Or cette chose ne l’était pas, emportez-la à l’office, je vous prie et rapportez-moi ce que j’ai commandé ».
Tu sais quoi ? le client a toujours raison, c’est un fait, indiscutable, de ce monde-ci.

« C’est détestable de trouver un résidu de peau dans un Bellini, allez… »
J’ai pris le cocktail que venait de préparer Guido pour ce fat aux chaussettes mauves – des chaussettes mauves pétantes, quel goût jte jure… - et je suis reparti vers le bar.

Il a toujours raison d’autant plus qu’il loge dans la Ruskin, et à des gens de ce calibre on ne refuse rien – il ne descend qu’ici, toujours la chambre du troisième, la plus proche de la Salute, des lubies… Mais ici, on ne refuse rien à personne, de toutes façons. Sauf aux rustres. Ce que cet homme n’est assurément pas, bien qu’il ne possède, comme nous tous, que deux yeux, deux oreilles et un nombre semblable d’orifices. Sur la terrasse, l’air est surnaturellement doux – pour un onze novembre, c’est assez rare. Trouver des pêches en ce moment l’est aussi, je te dirai mais c’est égal, si l’homme a vu un infime morceau de peau dans son verre, inutile de discuter – ici on ne discute pas non plus, sauf bien sûr, si ces majestés le désirent. Mais ce n’est pas son cas. J’ai posé le verre sur le bar de Guido, lui ai expliqué la teneur de la demande, de concert nous avons soupiré et je suis revenu à ma place, à l’entrée de la terrasse. D’autres clients sont assis et parlent presque silencieusement. Je le regarde. Un sourire amusé sinue vaguement sur ses traits. De la dureté. Il reste là, à fumer ses petites cigarettes à bout de liège, laisse passer le monde et le courant, face à la Salute. S’il se tourne un peu vers sa droite, il voit le palais de la Guggenheim (elle est enterrée dans le jardin) qui venait ici en gondole, boire des gin fizz ou des martinis avec ses amis artistes, comme ils viennent tous ici dès que quelque chose leur réussit. Il y a du soleil, il n’est que quatre heures. Il y a du snobisme, de l’apparat et de la bonne humeur, c’est la ville du carnaval, inutile de le nier. L’autre, là, avec sa coiffure noir corbeau au cordeau et son foulard de la meilleure soie, dans les verts, très beaux, tweed et cachemire, ses Craven A et ses chaussures sur mesure, se targue des trois en même temps. Il regarde, à travers ses verres fumés, le passage des taxis, il balance négligemment son pied, Guido n’a pas été ravi : je n’ai pas attendu, j’avais à faire. Je suis revenu : le voilà sur la terrasse qui pèle une pêche devant le type, là. Celui-là rit à présent, je me suis approché.

« Oui, très bien, mais montrez-moi donc comment vous vous y prenez… » il rit encore, Guido pèle sa pêche « bravo, bravissimo ! » le type applaudirait presque, puis dans le mixer puis dans le shaker, deux doses de prosecco de Belluno, sans trop secouer, un trait de grenadine ? demande-t-il, « non malheureux ! surtout pas, non… », il sert son altesse, lequel monte le verre dans la transparence du soleil, « ah voilà ! » fait-il, et il déguste. Guido s’incline en souriant, remporte son attirail sur sa petite table roulante, l’homme boit doucement sa liqueur. Il se penche vers l’eau, verte écume reflets il fait un signe aux deux mariés qui passent sur le côté, sur l’Alboro en gondole, se lève et va vers le ponton, mains dans les poches, fumant toujours. Une sorte de conscience de soi, peut-être de force, quelque chose du Levant, d’où vient-il seulement, qui s’en soucie ? Le pedigree que ces gens se tatouent sur l’âme leur appartient et ils ne le dévoilent qu’en présence de ceux de leur milieu, et encore : non, ils ne le dévoilent pas, mais tout se sait, gentleman farmer, des centaines d’hectares de vignes et d’oliviers en Tunisie, multi-millionnaire ami des puissants, d’hommes d’affaires ou d’escrocs de haut vol, qui peut savoir, qui le voudrait d’ailleurs, certainement pas moi, moi je reste calme et droit, au moindre signe j’approche, j’écoute j’enregistre, je fais face et sers, ce qu’on attend de moi, je m’emploie à l’honorer, ce n’est pas qu’il fasse froid, le fond de l’air est doux, à ses poignets des boutons de manchettes en or sans doute gravés à son chiffre, il sourit encore au soleil, il y a sur la lagune quelque chose qu’une douce lumière transforme en merveille, on ne peut que sourire, les heureux du monde, les gens rient, bientôt ce soir ils danseront tout comme lui, mambo ou passo doble, oublier et laisser filer la vie, le temps et les jours, il tire une bouffée de sa cigarette, retourne s’asseoir, son verre qu’il déguste, à nouveau face à l’étendue à peine brumeuse, tout au fond, San Giorgio tout à l’heure comme Saint Marc sonnera, des navires par centaines, des hommes et des femmes tous parés ornés parfumés cette position à tenir, à garder, à défendre, l’avoir acquise à la force de sa volonté et de sa naissance, d’où leur vient-elle, cette sauvagerie peut-être qu’on sent quand il écrase sa cigarette, et pourquoi cette guerre contre le reste du monde pour se conserver encore, tenter de garder sa jeunesse, cette façon de se présenter et de parler en grasseyant légèrement les finales, cette idée qu’il se fait de lui-même, il m’appelle, je m’exécute, j’approche, il ôte ses lunettes, dans ses yeux quelque chose comme une vague tristesse ou alors n’est-ce que le regard qui réagit au léger vent qui pousse un peu les tentures des parasols, il me sourit, il me remercie, il s’en va, laisse derrière lui une vague senteur, quelque chose dans son allure qui marque une langueur irrésolue, une faiblesse dans la direction de ses pas, il marche pourtant assuré, s’en va signer au bar l’addition, puis disparait dans l’ombre des salons.

portrait n°  [16]

Tout au bout de l’allée, après que sous ses pieds eurent finis de crisser les graviers, la cour prend fin. Il franchit en retenant le peu de souffle qu’il lui reste, l’imposante grille verte dont les javelots défensifs lancés vers le ciel du moment, vide et bleu, lui paraissent maintenant inoffensifs. Il laisse, enfin derrière lui, cette grande bâtisse blanche en pierre de taille, cet énorme manoir enclos d’un magnifique jardin où seuls les peupliers lui disent adieu. Si l’on ne compte pas Jean-François, le gardien de jour qui déjà referme la grille. Deux ans, c’est long. C’est d’autant plus long quand on est enfermé, nourrit de pilules et contraint de retourné comme un gant le velour de son intériorité pour l’exposé, vulnérable, au regard biaisé d’un docteur en psychiatrie. Ludwig avait accepté l’enfermement.Cela ne signifiait pas qu’il approuvait la punition, mais, comme il n’avait de toute évidence pas vraiment le choix, il avait décidé d’éclairer l’évènement d’une lumière plus positive. Peut-être, s’était-il dit sur le coup, il goûterait ainsi à une expérience formidable, unique au cour de son existence, semblable aux retraites spirituelles dans un monastère. Une belle occasion pour se retrouver soi-même, se rencontrer de nouveau. Par ignorance ou faiblesse, il avait cependant minimisé le fait qu’un hôpital psychiatrique n’a rien d’un monastère (la justice n’avait pas même fait l’effort d’une maison de repos, plus docile), et qu’en lieu et place de moines en robe ou kesa, c’était une fière équipe d’infirmier aux allures de dentistes sévissaient un peu partout dans l’antre des fous. Sans oublier le pire, ce subtil remplacement de la prière au vide divin par d’interminables entretiens plus vides encore avec le docteur Vatel. Deux ans à languir, à imaginer devant lui, vierge et aguichante, une liberté d’homme. Ludwig avait goûté de long en large à cette saveur transcendante de la liberté irréelle, imaginaire, l’ombre de celle dont on est dépourvu. La seule qui vaille.

La véritable ivresse s’accomplit, s’exaspère, au moment où on la retrouve, cette liberté de mouvement et d’esprit. Ludwig le sent parfaitement alors qu’il marche, son baluchon à l’épaule, rue de Sauvergne. La rue est vide comme dans un rêve. Des idées lui viennent, d’abord lentement, au compte-goutte, puis en averse. Entrer dans une boulangerie, s’époumonner des effluves de croissant et crier au délice, se rendre au cinéma voir le dernier film italien (ses goûts l’ont toujours porté vers la botte), hurler comme un fou qu’il est libre, entre l’arrêt de bus et la boîte postale, se rendre dans un magasin Tam Tam pour renifler et se mettre à jour niveau culotte et soutien-gorge. Il n’y a rien ni de plus intense ni de plus frustrant que de laisser vaquer son imagination tout en sachant qu’il est possible d’exaucer chaque souhait. Ludwig a perdu l’habitude d’avoir ses désirs à portée de réalisation. Rien ne le sauve du désarroi ressenti devant les multiples bras du fleuve de ses pulsions qui ouvrent son horizon en une myriade d’accès au paradis. Cela lui rappelle ce mois homérique précédent ses déboires, avant qu’on viennent le chercher pour le soumettre à des examens dont la seule finalité avait été de nier entièrement sa responsabilité. Ludwig est pleinement conscient du fait que sa raison ne l’avait aucunement lachée lorsqu’il avait, au cours d’une semaine entière, imité comme un miroir, comme les enfants le font parfois, les gestes, le comportement, les mots et les intonations de son patron, monsieur Jensaine. Ludwig était devenu, pendant les réunions, les séances de travail, les pauses déjeuner, un mime maléfique, une copie conforme et ridicule du grand patron d’industrie qui rêgnait sur la vie de milliers d’employés. Il était très fier de la précision de ses manières, de son acuité à personnifier l’autre. Il savait aussi que, derrière l’incompréhension, suivi de colère et d’agressivité, Jensaine avait été lui aussi admiratif d’un tel talent. Ludwig sait qu’il avait toute sa tête également lorsqu’il avait incendier les archives de cette même entreprise, après avoir élégamment enfilé collants et cape blanche. Trois entrepôts avaient disparu de la surface du monde, sans autres victimes que l’assureur peu prompt à rembourser les dégâts. Ludwig, au cours d’un procès aussi rapide que malhonnête, avait reçu comme une humiliation le fait d’être déclaré irresponsable, victime d’un burn out.

L’accroc dans cette histoire n’avait concerné que sa femme, sa tendre épouse qui n’avait rien vu venir. Elle qui avait pourtant été aux premières loges du spectacle puisqu’en plus d’être la femme de Ludwig, elle était accessoirement l’assistante de son patron, monsieur Jensaine. Plein d’amour, il avait cru qu’elle comprendrait, sans doute même elle allait le soutenir dans sa fougueuse tentative d’être un grain de sable dans les roulements oppressants de la machine. La déception avait rapidement creusé dans son âme un profond trou, trou que le docteur Vatel, sournoisement, avait exploité comme un champ de carottes pendant deux ans, récoltant des mots, vulgaires pour la plupart, comme jalousie, sentiment de castration, impuissance, syndrome de l’imposteur, auto-sabotage... Sa femme, Vivian, sans « e », n’était que très rarement venu lui rendre visite à l’hôpital, rue Sauvergne. Les précieuses et peu nombreuses occasions avaient pour seul objectif d’éviter à leur fille, Nora, cinq ans en ce jour, d’oublier trop rapidement le visage saugrenu de son père. C’est d’ailleurs à elles que Ludwig veut consacrer ses premières heures de liberté retrouvée, avant de travailler à son nouveau projet grain de sable. Il prend le bus et la direction de leur maison, qui n’est plus la sienne depuis que Vivian a demandé, et obtenu, le divorce. À ce propos,Ludwig a une intention, formelle et concrète, aussi dure que le caillou qu’il tient maintenant dans la main, après etre descendu du bus et marcher un peu, et qu’il jette sur le chat du voisin qui le réveillait chaque nuit de pleine lune, croyait-il alors. Son intention, donc, est d’inclure dans son nouveau projet l’avocat en question, Maître Bollard qui, malgré l’état de faiblesse que Ludwig pensait feindre parfaitement et utiliser à son avantage pour cultiver l’apitoiement général, est parvenu a briser huit belles et fructueuses années de mariage. Le tout sans s’étouffer avec sa cravate écossaise bien trop serrée, ou pas suffisamment selon le point de vue. Avec ses manœuvres, rien n’avait plus compté alors aux yeux de Vivian, ni leur rencontre humide dans les eaux glacées du Lac Léman un soir d’hiver et d’ivresse, ni la mort écartée lors de cette course poursuite en Renault 5 après que sa cousine lui eut volé le médaillon familial, ni non plus toutes ces soirées où ils se suffisaient l’un à l’autre. Ni Nora. Comme si tabula rasa était une notion physique, charnelle, concrète. Oui, Maître Bollard, attendez un peu ! se dit Ludwig au bout de l’allée des Acacias, à deux pas de sa vie.

Le ciel est toujours aussi bleu, et aussi vide. La liberté ne rempli que les cœurs, pas les cieux. Les thuyas ont poussé généreusement, ils sont épais, forment dorénavant une muraille verte touffue apportant un peu d’intimité au foyer. C’est lui, il s’en souvient, qui les a planté avec Vivian, alors que l’été leur brûlait la peau. C’était il y a cinq ans, elle avait le ventre comme une parenthèse ouverte et ils venaient d’acquérir cette maison, se prouvant l’un à l’autre leur désir de vieillir ensemble. Le portail en bois blanc, lui, est neuf. Et verrouillé de surcroît. Ludwig l’enjambe et espère presque surprendre Vivian avec un autre, belle occasion qu’on lui donnerait de se plaindre, de faire un scandale, d’être un peu violent, peut-être. Cela pourrait représenter le débuter de la reconquête. Il remarque que la pelouse est fraichement tondue. L’odeur d’herbe coupée est encore suspendue et cela lui paraît très étrange, incongru, puisqu’il n’était pas là pour s’en occuper lui-même. Il s’avance et monte une à une les trois marches qui mènent au perron. Le toit est toujours ce toit de tuiles grises qu’il aimait tant les jours de pluie, la porte est semblable à l’ancienne, d’un brun mat. Ludwig est légèrement emprunté lorsqu’il saisit de la main la clenche pour ouvrir. Il y a certes une sonnette, mais il se dit qu’on ne sonne jamais pour rentrer chez soi. Il se souvient d’un cauchemar récurrent fait à l’hôpital dans lequel il ouvrait une porte qui donnait sur une autre porte, inconditionnellement, éternellement, une entrée répétée mais impossible. La réalité se dit Ludwig est bien plus acceptable. Une porte fermée comme celle devant laquelle il se trouve, ça s’enfonce. En homme intelligent et avisé il opte finalement pour la fenêtre, celle du cellier derrière la maison, donnant sur un jardin qui n’avait jamais été aussi fleuri. Poser le regard sur les jonquilles, les hortensias et le parterre de légumes apaise Ludwig et le rend heureux. Il brise la vitre avec un sourire et des yeux éclatants.

Ludwig a le visage enfoui dans la paume de ses mains. Assis sur le rebord du muret de la maison vide qui se détache de lui, derrière, de l’autre côté de ces larges thuyas. Une fois le bruit du verre brisé devenu sourd, il a fait entendre sa voix guillerette à l’intérieur, convoquant d’un appel sincère et tendre ses deux amours. Il n’eut en retour que l’écho éteint d’une vie passée, du vide des deux dernières années. Il a ensuite fouillé subrepticement le salon, sa chambre, la salle de bain et le garage. Nulle part il n’a vu trace de lui, ni photo, ni vieux vêtement. Comme si ce n’était pas sa maison, comme s’il n’existait pas. C’est d’ailleurs maintenant la seule question qui le taraude au-dessus du trottoir qu’il regarde sans s’apercevoir que le chewing-gum gris, incrusté dans le bitume depuis des semaines a la forme d’un masque de Nô. Même la chambre de Nora ne contenait rien de lui. Il a soudainement envie de se jeter sous la prochaine voiture, voir si celle-ci tente un évitement, ce qui confirmerait qu’il existe bel et bien. Seulement voilà, la rue est déserte, aucun véhicule à l’horizon. Son estomac s’annonce aussi vide que son cœur, il crie famine et engage Ludwig à la recherche d’une boulangerie, premier acte de sa liberté déchue et solitaire. Il s’élance allée des Acacias, repasse devant la maison de son voisin, jette une autre pierre, sans plaisir, sur le chat encore alangui sur la terrasse. Il contourne le panneau stop et convient alors, presque malgré lui, que le ciel se couvre rapidement, qu’il devient gris. Le vent se lève et le pousse dans le dos, comme avaient fait les infirmiers les premières semaines. Le vent souffle, agite les ramures encore vertes des arbres de la rue qui bruissent merveilleusement. Ludwig, sous le charme du grand air décide d’aller s’asseoir quelques minutes dans le parc au bout de la rue Maringot, là où il sait que les chênes vivent depuis longtemps. Leurs regards se croisent avant qu’il ne franchisse les bornes de bois délimitant l’entrée du parc. Elle est assise sur le banc, et même si son visage à elle s’effondre lentement, il voit tout l’amour qu’elle lui porte. Il entend le rire de Nora, juchée sur la tourelle d’un jeu d’enfant. Et alors que Vivian secoue sa tête de droite à gauche, Ludwig dit « enfin ! ». Son estomac gargouille plus fort que jamais.

portrait n°  [17]

Le motel, un phare au milieu du désert. Dernier frontière avant les zones hostiles. Il est assis à califourchon sur sa chaise, face à la piscine vide. Peut-être que c’est le vide qu’il contemple. Il attend. Il n’attend rien. Étranger aux tourments du monde, comme s’il se tenait précisément en son centre, dans l’œil du cyclone. Immobile, tandis qu’autour de lui souffle la tempête. Les gens vont et viennent, et lui garde son rythme. Subtil, presque invisible.

Il faisait comme nous tous, avant, il s’agitait comme vous et moi. Le temps s’est déposé sur lui par vague, il l’a poli. Sans doute que c’est d’être resté aussi longtemps ici, au même endroit. Le temps passe, il file entre les doigts comme le sable du désert, pourtant il y a toujours le désert à perte de vue. Il a compris ça. Il est venu ici pour se soustraire aux hommes. C’est ce qu’il dit. C’est faux, d’ailleurs, il est venu d’abord pour se confronter à ses démons. À l’issue du combat, ils ont convenu d’un gentlemen’s agreement.

Avec le temps, il a pris goût à la solitude. Depuis, chaque matin, aux premières heures de l’aube, il s’enfonce dans le désert, son appareil photo à la main. Il a toujours fait ça, pour rien, en apparence : inlassablement, aller chaque jour photographier la même chose, pour en fixer les imperceptibles mouvements. De la photographie comme d’un satori. Il s’avance dans l’espace, dans le jardin des formes floues, l’appareil photographique dans sa main est un outil magique qui ouvre les portes du temps, figeant les objets dans le moment présent. L’appareil ouvre l’esprit de celui qui regarde au travers, il dit. La structure du cosmos se révèle autrement ; plus fluide. Les choses bougent différemment, il n’y a plus de haut ou de bas. L’œil du photographe se fond dans l’appareil, il se fond dans l’univers, il va lentement et les objets s’agencent au gré de ses variations. Le ciel et la terre se confondent. Le voile se lève juste avant que retombe le rideau de l’obturateur ; 1/125e de seconde peut-être pour voir la vérité crue. 1/125e de seconde pour fixer la beauté ou l’horreur. Il reçoit ça dans un état de grâce. Est-ce qu’il s’agit d’un rêve ? Il n’y a pas d’étoile à suivre, ni même un signe. Le monde est un mouvement vers l’ailleurs, une marche dans toutes les directions.

Pour nous, le passé ne passe pas ; une vieille chimère, la nostalgie de lointains hivers, le souvenir d’une lande recouverte d’ivoire où nous marchions ensemble, où nous marchons encore, inconsolés. Lui n’est déjà plus là.

Assis à califourchon sur sa chaise à contempler le vide, il agit comme un arc électrique qui provoque la fusion du temps et de l’espace. Il est l’anomalie potentielle qui ouvre un passage dans le ciel.

Ferme les yeux et tu verras, il dit : chaque jour, il y a un monde qui finit. Chaque jour, une nouvelle apocalypse.

portrait n°  [18]

Elle est assise sur les marches de l’escalier en ciment qui descend au jardin. Des oiseaux en partance piaillent dans l’acacia. L’œil vide, elle regarde l’herbe fraîchement tondue. L’allée de gravier qui sépare le jardin en deux parties l’a toujours agacée. Elle appuie sa tête dans une main, pense à une chose presque actuelle. Très bientôt, elle quitterait ce jardin. Sans doute aurait-elle aimé être assise avec quelqu’un qui l’aurait faite sourire en inventant des histoires à bondir par delà le mur au bout de l’allée. Elle plonge la main dans la poche de son pantalon et en sort son nez de clown. Il est tout mou entre ses doigts. Elle l’accroche et regarde à nouveau le jardin. Elle a peur de ce moment sans retour qu’elle a tant voulu.

Avant de descendre dans le jardin, elle est restée longuement dans la pénombre de sa chambre, allongée sur le lit à écouter le gémissement lointain des trains. L’après-midi où son frère était parti, il y avait de cela quelques années déjà, elle était restée sur ce même lit, engourdie par la peur de la solitude. Avec son frère, la veille du départ, ils s’étaient assis dans l’escalier du jardin, sur la même marche peut-être. Il faisait un soleil radieux. Lui avait sorti sa flute de son sac. Elle, avait mis son nez de clown et sur une envolée de notes, s’était improvisée funambule, virevoltant sur la bordure en ciment de l’allée. Ils avaient fait des projets de spectacle ensemble, comme pour apprivoiser le départ et inventer une arrivée. Cette mélodie restait prisonnière dans sa tête - des notes s’élevaient, s’accordaient, elle seule les entendait. Depuis son départ, c’était cette musique qui l’aidait à se lancer sans filets dans la rue avec son nez de clown, le visage tendu vers les regards des gens qui, surpris, ralentissaient le pas et, parfois, s’arrêtaient pour lui offrir leurs rires.

Elle remet son nez dans la poche. Derrière elle, des pas, puis une ombre qui s’avance sur l’escalier. Elle la reconnaît en quelques secondes – sa mère. Elle n’a pas besoin de se retourner pour savoir que son visage est tendu, défait même. Elle sent sa main se poser sur son épaule…Tu as bien réfléchi, petite ? Elle se lève brutalement, va arracher un pissenlit jaune et l’écrase pour tordre le cou à cet enlisement menaçant du temps. Autrefois, elle aurait pris la main de sa mère dans la sienne, aurait fixé son visage pour l’empêcher de vieillir jusqu’à son retour. Mais cette fois, elle baisse la tête, plonge à nouveau la main dans la poche et palpe son nez de clown. Elle n’écoute plus vraiment cette voix cassée à ses côtés et la laisse se perdre dans le piaillement des oiseaux. C’est qu’elle est, en quelque sorte, déjà partie. Elle marche, non pas dans la rue, non. Elle se dirige vers une scène – Entrer - S’avancer vers un public silencieux - Faire quelques pas maladroits - S’arrêter - Entendre les rires - Leur répondre d’un frémissement des mains - En rire - Ecouter encore et s’élancer sans retenue dans ce moment suspendu où tout geste demande encore à naître.

portrait n°  [19]

Ecrire dans les replis secrets de la silhouette de cette femme singulière, démultipliée en cet automne 1914, écrire dans le même horizon en regardant quelques photos, mais cent trois ans plus tard, écrire cette contraction d’instants où une femme , la soixantaine juste ébauchée, attend la venue d’une lettre et redoute l’arrivée du maire.

Cette femme, que tous nommaient la Durande parce que venant d’un hameau à deux maisons qui se nommait Durand, portait le prénom de Julie et n’apparait jamais sur les photos « en cheveux », mais toujours avec la tête recouverte d’une coiffe blanche attachée d’un grand noeud sous le menton. Elle pose devant sa maison aux côtés de son mari , enchapeauté lui aussi, ou quelques années plus tard donnant la main à son petit-fils, ou quelque mois avant son décès , son carreau de dentellière sur les genoux.

De cette géographie minuscule ne subsiste qu’un herbier de détails où se puisent des bribes d’histoire ordinaire dont la grande n’a que faire. La part d’obscurité est telle , les témoignages enfouis dans les mémoires enterrées elles aussi, qu’il parait vain d’exhumer un être sans légende. Son visage dur, enserré sous cette coiffe, et le pli de sa bouche ne dessinant aucun sourire, questionne, dérange tant il cache de souffrance. Alors peut-être ou sans doute seront les mots en filigrane de cette évocation.

Elle est là devant la maison de granite. Elle est là comme chaque jour, le carreau de dentellière sur les genoux. A ses côtés une de ses filles , pressée elle aussi de rejoindre ses soeurs à la ville mais qui ne peut abandonner la ferme familiale depuis le départ du frère ; il faut bien faire face et aider les parents vieillissants. Quelques voisines se sont jointes à cette assemblée de travail. Et, tandis que les fuseaux de buis s’agitent et occupent les mains, les langues se délient dans ce patois qui n’a presque plus cours aujourd’hui. Chacune ou presque a un fils, parfois plusieurs, partis début août. Chacune garde en elle cette inquiétude propre aux mères, et si elles arrivent à le taire dans le cercle familial , là elles laissent leur coeur s’épancher. Les fuseaux cliquètent et les mots s’échappent. Sur le carreau les fils se croisent dirigés par des épingles fines piquées sur les modèles en carton . Entre ces femmes chargées de tant de soucis, se croisent et se décroisent les inquiétudes. Les doigts habitués au travail de dentellière se concentrent sur le manche du fuseau afin de ne pas salir le fil de coton qui deviendra dentelle. Instinctivement la main effleure une des images pieuses décorant le carreau – saint François-Régis ou la Vierge pourraient bien les aider à traverser cette nouvelle épreuve – et le dos appuyé sur le haut dossier de la chaise basse, elles laissent s’élever une prière silencieuse . Pour l’instant, aucune d’elles ne sait si les enfants partis le le 5 août du village sont encore vivants. Elles échangent les nouvelles reçues et celles-ci sont rares.

Elles veulent croire ce qu’on leur dit qu’écrivent les journaux qui ne disent pas tout. Les communiqués officiels se veulent rassurant :

Si les blessés sont en assez grand nombre, le chiffre des morts est plutôt restreint ; ( 27 aout)
Les Allemands perdent trois fois plus de monde que nous !

Et la censure aidant : Pour ne pas fournir à l’ennemi la plus légère indication sur le mouvement de nos troupes, le gouvernement a interdit la publication de nos pertes en tués et blessés, les noms de ces victimes de la guerre, et le lieu et le jour où ils sont tombés. (14 août). Ce n’est que le 6 décembre que le Bulletin des Armées reconnaîtra nos échecs d’août.

Les journaux locaux ne publient donc qu’une liste très incomplète des blessés et des morts. Mais sans doute une de ses filles descendue à Saint-Etienne et titulaire du CAP d’infirmière depuis deux ans, lui raconte-t-elle les blessés qui affluent à l’hôpital, ou peut-être lui cache-t-elle, pour la ménager, les récits qu’ils peuvent lui confier.

La Durande, qui déjà par deux fois a été traversée par la mort de ses enfants : le tout premier, une fille prénommée Marie morte à neuf mois, son quatrième enfant Jean-Baptiste mort de diphtérie un soir de Noël qui n’avait pas 18 ans. Elle a cinq autres enfants dont Alphonse, son dernier-né, qui a tout juste 20 ans et dont elle n’a reçu qu’une seule lettre depuis son départ au front.
Cette lettre est écrite au crayon sur un mauvais papier détaché d’un cahier d’écolier. Elle sait par coeur maintenant cette missive qui lui dit de ne pas s’inquiéter :

Chers Parents,
Je vous fait savoir de mes nouvelles puisque j’ai le temps de vous écrire. Je suis en bonne santé et je pense que vous en ête tous demême. Nous marchons toujours en avant je ne puis pas vous dire ou je suis cela empecherait peut etre ma lettre d’arriver. Dailleur il ne faut pas vous étonner si mes lettres sont décacheté. Je vous dire toujours que aujourdhui nous sommes dans un bon pays on nous a très bien reçu on nous plein rien café pomme de terre salade et du vin pas trop cher nous sommes très étonné par ce que jusque ici on ne trouvez pas même avec son argent les gens se fermes dedans. Enfin tout marche bien. Ne vous faite pas de mauvais sang et gardez toujours bon espoir cès le meilleur moyen de reussir.
Je termine en vous embrassant tous bien fort
Votre fils et frère pour la vie
Alphonse

En cette fin de septembre, il commence à faire frais assez tôt, les dentellières vont replier leur ouvrage, bientôt il faudra se réfugier dans la petite pièce autour du guéridon et de la lampe à huile , mais pour l’heure chacune a bien enroulé ses mètres de dentelle sur le plioir pour ne pas la froisser , murmuré quelques mots de réconfort à l’une ou l’autre comme un encouragement à elle-même, complimenté une voisine sur sa technique d’aponçage, puis lentement rejoint les tâches d’un quotidien que l’on n’imagine plus.

La Durande a ressorti la lettre qu’elle tient serrée dans la poche de son tablier, elle a relu une énième fois le cachet de la poste du 23 août 1914 avec le tampon de Dompaire ; elle ne sait pas où cela se trouve. Elle a demandé au curé, qui, après quelques recherches, lui a dit que cela devait être dans les Vosges. Elle ne sait pas où c’est. Il lui a montré sur une carte de France. Elle lui a demandé s’il faisait froid là-bas l’hiver. Il a répondu que c’était un peu comme en Haute-Loire. Mais selon les termes de sa lettre Alphonse a dû encore marcher et avancer près de l’ennemi. Elle sait juste qu’il était vivant le 23 août. Elle ravive le foyer du fourneau, pose la casserolle de soupe sur la plaque en fonte , le repas du soir est vite préparé . Ils ne sont plus que trois et cela parait presque vide dans cette cuisine sombre et triste qui a abrité jusqu’à huit personnes. Le père va bientôt rentrer et il ne dira rien, c’est un homme enfermé dans ses propres pensées. Elle se dit que demain peut-être, elle aura une nouvelle lettre qui la réjouira quelques heures ou que l’une de ses voisines en aura une et pourra donner des nouvelles.

Le lendemain sera pareil à la veille et les jours qui suivront se ressembleront.. Les femmes se retrouveront assises sur leurs chaises en paille . Elles agiteront leurs doigts entre les fuseaux, regardant sans la voir la dentelle qui se déroulera sur le haut du carreau, et qui, une fois mesurée et payée, ira orner quelque robe ou jupon d’une femme de la ville qu’elles ne rencontreront jamais. Elles sauront d’un seul coup d’oeil laquelle a reçu une lettre donnant des nouvelles rassurantes qui ne le seront que quelques heures seulement puisque l’angoisse s’emparera à nouveau de leurs corps.

Plus les jours défilent et plus la Durande est dans cette attente des mères qui n’a pas de nom, celle qui noue le ventre et fait se tordre les doigts sur un mouchoir à carreaux, celle qui aspire de l’intérieur et creuse à l’infini une douleur sans répit, celle qui donne au regard cet air hagard et perdu, celle qui fait tressaillir au moindre bruit, celle qui imprègne tout le corps d’une couleur de suie.

Des lettres, elle n’en aura plus. Elle ne le sait pas encore. Elle espérera encore quelques semaines. Ou fera semblant. Elle essaiera de se persuader que son fils a été fait prisonnier et qu’il ne peut communiquer. C’est ce qu’on lui dira . Ne pas désespérer. Mais au fond d’elle, la petit flamme s’est éteinte. Sa fille infirmière fera des démarches auprès de la Croix Rouge, écrira de nombreux courriers. Un espoir naitra à la fin du mois de novembre avec une réponse incertaine notifiant que le soldat Porte a été blessé dans la journée du 25 août et doit être probablement prisonnier. avant de recevoir la terrible confirmation au mois de mai 2015 du décès de Jean-Marie Alphonse Porte , né le 21 octobre 1893 et tué à l’ennemi, selon la formule consacrée, probablement le 25 août 1914 à la bataille de Baccarat ( Meurthe et Moselle) . Lui dira-t-on l’offensive sans espoir de tous ces hommes au pantalon rouge garance lancés à l’assaut d’un pont à la baïonnette face aux mitrailleuses d’en face tirant 500 coups à la minute. Saura-t-elle que plus de 400 hommes mourront sur quelques dizaines de mètres et que le pont sera malgré tout perdu. Sans doute pas. Elle ne lira pas non plus les articles de presse relatant la journée du 25 août .

Elle saura simplement que le corps d’Alphonse n’a jamais été retrouvé. Il n’y aura donc pas d’enterrement. Elle fera malgré tout apposer une plaque sur la croix de la tombe en terre où reposent les deux premiers enfants perdus :

A la mémoire de
Alphonse Porte
mort pour la France
à Baccarat le 25 août 1914
à l’âge de 20 ans

Son prénom d’usage et non celui de l’état-civil sera inscrit. C’est son fils . Ce n’est plus un soldat. Elle relira encore les feuillets de son livret militaire où ce qui restera de lui pour les générations futures est noté : la couleur châtain de ses cheveux, ainsi que ses yeux, un front large, un nez rectiligne et un visage long, la taille d’un mètre soixante-six, le niveau 3 du degré d’instruction, le détail des services :

Appelé. Bon pour le service armé. Incorporé au 38ème Régt d’Infanterie à compter du 27 novembre 1913. Arrivé au Corps le dit jour et soldat de 2è classe, services comptant du 1er octobre 1913. Tué à l’ennemi le 25 août 1914 à Baccarat. Contre l’Allemagne du 2 août 1914 au 25 août 1914.

Elle ne saura pas le joli nom donné à la bataille, où tant d’hommes sont restés : bataille de la Trouée de Charmes. Ceux qui seront revenus de cet enfer oseront à peine lever les yeux sur cette femme voûtée qui continuera sa vie, ruminant des pensées que nous ne saurons pas.

Par jugement du 14 août 1919 une croix de guerre sera attribuée au soldat Porte. Plus tard, le 26 août 1923, un monument aux morts sera érigé sur la place du village, devant la mairie où la longue liste macabre A nos héros sera gravée. Une inauguration avec gerbes de fleurs déposées au pied d’un poilu, arme au pied, le regard errant au loin, par delà les monts, vers la terre où dorment les 85 morts de la commune. Quatre obus l’encadrent et servent de bornes , une grille clôt l’espace. Les notables, maire, préfet, sénateur et même un sous-secrétaire d’état seront présents, la fanfare, les discours se dérouleront, une cérémonie à l’église toute proche enrobera cette journée. Dans les articles de journaux de l’époque , on ne dira rien de la douleur de la Durande.

portrait n°  [20]

Elle veut voir l’expo. Particulièrement les céramiques vu qu’elle s’est entichée de poterie et ma foi faut bien faire quelque chose des vieux invendus, de ces jours qu’on invente, qu’on voudrait beaux quand tout se barre en sucette, que depuis belle lurette l’été fané ne cède plus du soleil que les crépuscules flétris, que l’arthrose frappe aux articulations de l’hiver alors il a conduit. Lui de l’expo il s’en tape. Dit oui aux céramiques mais les tableaux, des millions que ça vaut, or les millions le laissent froid de surcroît il rechigne à rentrer dans Paris donc ils prendront le train et mercredi, devaient monter à bord d’un tortillard crado à destination de Montparnasse, retour dans la soirée, toutefois le dernier train laissait à peine le temps de foncer à l’expo, de la parcourir au pas de charge et de revenir en toute hâte s’assoir sur une banquette minable dans un wagon tagué à mort. Trop court ! Ils renoncent et rentrent.

Elle veut voir l’expo. Lui aussi, du moins le voudrait, imagine le vouloir, pense que ce sera bien puis ce peintre, bien sûr que ça va être chouette de flâner parmi les toiles quoique l’accumulation artificielle des œuvres fatigue l’oeil, de même passer d’une merveille à l’autre en suivant les balises banalise, canalise, il y songeait soudain lui souvint ce tableau du Caravage, seul exposé dans une salle quasi déserte en compagnie de quelques déclinaisons des Compagnons d’Emmaüs du coup, en réaction, l’image d’une foule bariolée bourdonnante, attroupée aux abords des cadres inaccessibles bien que trop nombreux à son goût l’irrite, il passe la cinquième, accélère, ne décroche pas un mot, tire la gueule pareil qu’hier quand il devrait se réjouir, il est con ce n’est pas un scoop pourtant aujourd’hui autre gare, autres horaires, il pousse la carriole à fond, pas question de louper le dur, elle veut voir l’expo et lui aussi finalement, la descente, une série de feux, l’hyper-furoncle à l’angle, dans les temps, on est dans les temps qu’il lâche sortant de ce mutisme forcené qui frappe parfois les bavards, dans les temps, on est dans les temps…regarde si tu vois un panneau « gare » qu’il rajoute à sa compagne désarçonnée par ce brusque revirement d’humeur et pas de panneau mais la gare, il s’en rappelle, surplombe la ville nichée dans un creux de la vallée donc il grimpe, redescend, remonte, demi-tour, hésite, les minutes filent, filent si vite, plus que cinq et le temps de trouver la station, de poser la caisse, de prendre les billets, c’est râpé qu’il dit tout en pensant à la gare d’hier, trente kil. mais elle en a marre, veut rentrer. Demain j’irai seule décrète-elle.

Elle veut voir l’expo. Ce vendredi ils sont dans les cordes. Tout est prêt même l’ambiance, agréable. On y va, j’arrive, j’arrive tandis qu’elle poireaute à l’entrée et effectivement, il est prêt. Un brouillard à couper au couteau pèse sur la plaine, il speede raisonnablement jusqu’à la gare, une troisième, et au premier guichet, quinze minutes avant le départ, un mec se renseigne à fond ; veut tout savoir du train, des horaires, de la voie, du prix, d’éventuels changements, des aiguillages, des sémaphores, de l’histoire du rail pendant que bloquant le second, une mamie égrène une file interminable de questions et le mec d’à côté hésite, s’apprête à laisser le champ libre, relance, contrôle un dernier point, marque un pas, revient, revérifie, à chaque requête le guichetier, chauve, rougeaud de répondre aimablement quand enfin vint leur tour, plus que six minutes, juste à temps qu’il songe alors qu’elle commande, que le préposé aux « titres de transport », à sa grande surprise, demande nom, prénom, âge et ça la stupéfie lui pareil, à se croire chez les flics car l’employé d’énumérer les infos du dossier, non pour la réduction vieux croutons faut la carte vieux crouton, ils s’en tapent et au terme d’un pénible interrogatoire quand ils ne voulaient que deux billets pour Paris après avoir mille fois décidé de quitter le progrès climatisé, feutré, anesthésiant, lénifiant, lourd de cette atmosphère faussement sécurisante qui vous précède, vous suit partout, ils débarquent à Saint Lazare et de là à pied direction la Madeleine où il ne manque pas de lui signaler, pour la énième fois, que sa grand-mère maternelle y fut baptisée ensuite tous deux remontent jusqu’au Grand Palais mais de loin elle semble discerner une file d’attente à décourager Pénélope du retour d’Ulysse, renâcle, or par bonheur fausse alerte, heure creuse, à peine 30 minutes les voici dans le hall sous le coup d’une urgence contraints de longer le snack jusqu’aux toilettes, le sentiment d’un réfectoire de maison de retraite l’assombrit vaguement et pendant qu’elle presse le pas devant il pense où sont les enfants ? les ados ? les dans la trentaine ? Que du blanc, du gris, du chenu, de la tonsure, peu de nobles vieillards, sera-t-il ainsi un jour ainsi ? qu’il se dit quand la première salle présente ce qu’il redoutait : une foule moite errant de murs en murs et dedans des connaisseurs certes mais aussi ce phénomène culturel, de bon ton d’annoncer j’ai, nous avons fait, vu, sommes, suis allé à l’expo, c’était superbe, des tableaux extraordinaires, c’est dingue ce qu’il a produit et sa période ceci, sa période cela mais les gravures aussi, les vases, les idoles, un rien du prestige du déraciné retombera en pluie fine, rosée de sapience, bruine civilisée déposée sur des paroles auréolées de culture, un semblant d’intelligence, un halos de savoir s’étendra un instant sur la dentelle de la table au salon, sur le thé brûlant dans la porcelaine aussi sur ces cartes postales, ce petit bouquin, achetés à la sortie, collection folio, Oviri la vie sauvage, Oviri mémoires d’un sauvage, Oviri sauvage, un titre approchant…

portrait n°  [21]

L’homme se pencha au dessus du bord du pont. La pierre sèche sous sa main avait un toucher amical. Il était déjà venu ici. Le temps avait poli l’homme. Son regard noir, ses mains puissantes, son corps trop grand, tout ce qui en lui dépassait la norme avait fondu, s’était tassé et en quelque sorte dissout dans un nouvel ensemble que dominait la flamme blanche de sa chevelure. Il était tôt encore et la lumière semblait monter de la rivière, baignant les racines des arbres, les pierres rondes, les branches entremêlées aux piles du pont. Aucun pêcheur sur la rive. Le village proche, silencieux, immobile, se tenait prêt à accueillir la chaleur qui se présenterait sûrement au matin avec le jour. L’homme était venu à pieds depuis la ville voisine ; il voyageait de nuit par habitude et par goût. La lune était claire, le chemin n’avait pas changé. Depuis sept années qu’il était sur la route il n’était jamais revenu ici : c’était un village parmi tant d’autres où il était passé dans sa jeunesse. Se penchant au dessus de la rivière, l’écoutant chuchoter quelque chose aux pierres, il lui sembla qu’elle s’adressait à lui, qu’elle lui disait de fuir plus loin, de monter dès à présent vers le causse qui surplombait le village, et il se souvint du cimetière là haut, là où la terre sentait les épices. L’homme était fatigué. Il savait qu’on ne le reconnaîtrait pas. Il avait trop changé. Il eut envie soudain de rester près de la rivière, de regarder le jour se lever, d’attendre que le boulanger sorte de son fournil et d’acheter un pain. Il posa son sac auprès de lui et ferma un instant les yeux. L’odeur de l’eau le frappa, une odeur douce et sourde, enivrante, qui fit monter en lui des souvenirs d’enfance, d’entrer dans la rivière, de sentir le goût de l’eau envahir sa bouche, de ramasser des pierres luisantes et de les sucer pour en prendre la fraîcheur. Il y avait une rivière aussi là où il était né.

portrait n°  [22]

C’est la pleine après-midi. Depuis cette année il est à la retraite. Comme ça, depuis l’escabeau, il atteint la haie d’ici jusqu’à là de ses bras. Il aime être torse nu. Son père portait toujours un débardeur blanc. Il aime le soleil, travailler dehors, et transpirer. Après, il boira un coca frais. Sur le carrelage du jardin s’écrasent les branches qu’il vient de couper, sa femme va bientôt rentrer.

La guitare entre le bras et la cuisse, il se penche trop dessus, il sait qu’en musique il est moins bon que quiconque est un peu bon. Une année il avait pris des cours. Avec un professeur de son âge et c’était bizarre pour la fille de voir son père prendre des cours, elle montait. Il rajoute chaque année une ou deux chansons au lutin, celles de l’année qu’il a vraiment aimées. Le soleil ce mardi quinze heures fait une tâche sur la table, avant il y avait un chat, avant il y avait des enfants. Les chansons sont les mêmes. Il pense à son père.

C’est dimanche soir, il passe un coup de fil à son frère. Avant c’était plus long, il appelait aussi ses parents. Son frère lui dit qu’il a mis des fleurs, et que là-bas ça y est il fait froid, c’est l’hiver. Il dit qu’ici depuis six mois ils attendent la pluie. Il ne sait pas si un dimanche soir, bientôt, il se lassera. Il prendra sa guitare plutôt, il appellera le lendemain, maintenant qu’il est à la retraite il peut bien.

Il conduit sur l’autoroute, c’est l’automne, c’est l’automne avec du soleil. Il aime vivre ici. Depuis trente ans qu’il est descendu de l’Est, il aime vivre ici et qu’il fasse jour toute l’année. Il aime aussi sa femme. La route fond, dans quelques mois ce sera Noël, il conduit pieds nus. Aujourd’hui il a une nouvelle voiture, le modèle que beaucoup ont. Longtemps il a conduit celle de son père. Sur le pare brise, la petite vierge marie se décolle, il la passe dans le vide poches.

Les voix des femmes par-dessus ses mains par-dessus le clavier d’ordinateur, pareil que quand il fait la vaisselle, ou dans la voiture quand il est seul, il aime les voix des femmes qui chantent très haut, très pur et très haut, ça le fait croire en Dieu. L’ordinateur est lent, il a le temps. Après, la souris est mouillée, c’est parce qu’il a les mains moites. Ca dégoutait, avant, son fils et sa fille, qui l’essuyaient. Les femmes se sont tues, la souris a une petite auréole. Son grand fils va bien. Sans doute qu’il va bien.

portrait n°  [23]

Soudain, un homme crie, un soir d’automne, sur une île de Méditerranée.

(Insularité).

Ou plutôt, soudain, une voix, traverse les murs d’un immeuble, dans une des villes importantes de cette île. La voix d’un homme enragé. D’un homme qui a du coffre. D’un colosse. Soudain, la vision d’un colosse s’impose à elle, celui peint par Michel-Ange ! nu ! C’est Adam qu’elle voit ! chassé du paradis ! qui met sa main sur ses yeux, (sur ses yeux ?), tente de cacher son corps… il est avec Eve, se souvient-elle après coup, ils sont chassés tous les deux du paradis… nus… ils ont honte.

(Pourquoi a-t-elle si peur, alors ?)

Soudain, cela a éclaté comme un coup de tonnerre. Cela a eu l’effet, a fait l’effet d’un coup de tonnerre.

Cela aurait pu gronder avant, prévenir… (N’est-ce pas ?)

Quand un orage éclate, il y a d’abord le silence, une suspension, comme au moment de l’heure bleue, (elle pense au film de Jacques Rivette) mais en dur, en vif, en jaune, en un jaune verdâtre, celui de la teinte que la nature prend, d’une verdure qui jaunit par le soleil qui la ternit, l’opacifie. Cela ressemble à l’approche d’une éclipse, mais ce ne sont pas les mêmes couleurs. Ici, le jaune lui fait penser aux tableaux de Van Gogh, quand il était à Arles, celui du café, celui des champs de corbeaux. Un calme qui attend son déchaînement. Plus d’oiseau ne chante, plus de vent ne souffle, les corbeaux sur le champ qu’a peint Van Gogh restent cloués au ciel, et il y a l’éclatement, le fracas.

Il lui a fallu une semaine, deux semaines, pour comprendre d’où provenait la voix. Elle a d’abord cru que c’était de l’appartement d’en face, où habite un colosse qu’elle a croisé dans l’escalier, qui parle fort lui aussi, qui a du coffre, qui marche lourd, qui ferme les portes en les faisant trembler.

Le problème, c’est la terreur. Elle reste fixée sur la première fois, sur le premier coup, le premier éclat, l’éclair qui l’a foudroyé. Sachant pourtant que cela risque de se produire, va se produire, se reproduire, cela la foudroie, systématiquement, systémiquement. Chaque fois, elle sait, elle connaît, reconnaît, mais reste étrangère aux signes précurseurs, ne fait pas le lien. Elle dissocie ce qu’elle sait de ce qui arrive. L’effroi la frappe soir après soir, d’un quelque chose qui est bien plus grand qu’elle, bien plus fort, ingérable, pas dominable, d’une rage dans les éléments qui s’emportent et c’est eux qui commandent, et elle, elle se terre, elle se cache, elle voudrait fuir si elle pouvait, mais elle est déjà en fuite elle-même, alors elle attend, elle écoute, elle panique, elle se reprend, elle panique à nouveau, étouffe ses sanglots, c’est la Peur. La vraie Peur. Pas la petite peur de tous les jours, celle qui vient l’embêter, la titiller avant qu’elle sorte affronter le monde, une autre peur, qui se trouve dans les éléments. Et en cet homme qui s’enrage, il y a, (lui semble-t-il), toutes les petites peurs assemblées, ce qui fait que le phénomène en devient tellurique.

Il lui faudrait donc dompter sa peur. L’histoire de l’humain n’est-elle donc que ça : dompter l’inattendu qui l’excède. Quelle stratégie mettre en place ? Laisser passer le tonnerre sans lutter ? Accepter sa force démesurée contre laquelle elle ne peut rien, elle, la petite voisine qui habite silencieusement juste au-dessus ? Trouver comment se raccrocher à une branche ou se tenir au sol ? Patienter ? Comment garder une part de sang-froid ? Ne pas se laisser submerger ? Avoir de la force, ne pas être faible… Cette injonction apparaît alors qu’elle voudrait tant qu’on la laisse tranquille. Venue de ce qui dépasse, de ce qui n’était pas prévisible, alors qu’elle était en quête d’une cachette, d’un nid, d’un abri pour reprendre des forces, seule, loin, seule. Sur la planète terre, il ne faut pas être faible. (Et maintenant c’est en elle que l’orage gronde quand elle y pense). Il ne faut pas être dépourvu. Il faut être sur ses gardes. Et tenter de trouver sa noblesse. Etre un guépard, se laisse-t-elle allée à rêver…

Elle sait désormais un peu plus qui il est. Elle a tenté de constituer un puzzle. Elle a interrogé autour d’elle. Elle a entendu les mots « prison, trafic, cela fait des années que ça dure ». Elle l’a même vu, sans savoir que c’était lui. Il est faible en fait, comme l’Adam de Michel-Ange. Il marche avec des béquilles, il est blessé, à la jambe et au bras, il souffre, elle l’entend aussi geindre, et appeler sa mère.

Tous les soirs, il vocifère. Cela doit monter en lui tous les jours jusqu’au soir, où cela éclate. Un orage, qu’est-ce que c’est ? Le contact entre une masse chaude, anormalement chaude, la terre, et les nuages qui se sont chargés d’électricité, se sont emplis d’eau, se sont gonflés, grisés, noircis, pour finir par ne devenir plus qu’un ciel ténébreux qui éclate ? C’est de l’électricité qui s’est formée entre deux pôles qui s’opposent ? Soi et le monde ? Un être et ce qui l’entoure ?

Peu à peu, le temps passant, (cela fait maintenant déjà deux mois qu’elle est ici), l’impact semble moins fort, elle arrive parfois à se préparer, à percevoir, à se rappeler que le grondement sourd. S’habituerait-elle ? Peut-on s’habituer ? Est-ce possible ? Est-ce digne ? Elle s’y refuse. S’habituer, se blinder, se protéger d’un homme qui crie, d’abord seul, qui gronde de plus en plus fort, solitairement, puis nourri par la présence de quelque chose, quelque chose qui devient quelqu’un, puis éclate. Ce quelqu’un, c’est la mère, ce quelque chose qui le nourrit, sa matrice. Cela se passe quand elle rentre du travail.

Un soir elle a compris. Quand il a éclaté la vitre de sa chambre. Il devait être autour de sept heures du soir. Puis quand un autre soir il a hurlé « Salope ! », et encore un autre : « Viens ici ! Viens ici ! Viens ici ! Obéis ! » et « Moi ! moi ! moi ! » obstinément. Cela se produit toujours aux mêmes heures. Celles du pleur des nourrissons quand l’angoisse de la nuit monte, quand ils ont mal au ventre.

Elle pense au Petit Poucet, perdu dans la forêt avec ses frères, abandonnés par ses parents qui ne peuvent plus les nourrir. A la misère. Au sang-froid du petit Poucet, à son intelligence quand il a compris la situation, et, qu’au lieu de subir la tristesse de l’abandon, l’effroi de cette découverte, il a réfléchi comment rentrer. Et a recommencé, parce que ça a recommencé, leurs parents les ont à nouveau abandonnés dans la forêt. Et lui ne s’est pas posé de question inutile par rapport à des parents capables, obligés d’une telle chose, non, il a agi, simplement. Il a d’abord semé du pain pour retrouver son chemin, puis des cailloux. Il a semé. Il a pris en charge sa fratrie, avec intelligence, sens pratique, et même humour, ainsi que cruauté pour sauver sa peau, leur peau, lors de l’échange avec les petites filles de l’ogre.

(Dans la forêt, il ne fait pas bon y être quand un orage éclate. Les arbres sont conducteurs).

Elle pense aussi à d’autres contes de Perrault. C’est avec eux qu’elle a appris à lire. Au petit chaperon rouge, chantonnant dans la forêt, à son inconscience, et au Chat botté qui a nourri ses rêves de départs quand elle était enfant, quand dans son sommeil, elle faisait de grandes enjambées survolant des kilomètres de sentiers.

Lorsqu’enfin il a brisé la vitre de sa chambre, rendant ainsi la localisation du tonnerre possible, paradoxalement, elle a pu trouver un peu de calme. Ce n’était plus une puissance venant de nulle part ou de partout, c’était quelqu’un, habitant au rez-de chaussée. C’était un jeune homme qui s’énervait. C’était un jeune homme qui s’emportait. Puissant. Blessé. Un accident de moto. Dans l’escalier, on entend ses béquilles clopiner, on ressent la lourdeur de l’homme qui peine et qui a mal. D’ailleurs, souvent, il appelle : « Ah ! aaah ! aaaahh ! Viens ! Mais viens ! » N’arrive-t-il pas à s’étendre sur son lit, ou à se relever ? Est-ce à cause de cela qu’il s’emporte ? Du besoin humiliant de demander de l’aide ? A sa mère, qu’on n’entend pas, elle, qui obéit, parce que si elle répondait, ce qui arrive parfois, dans un murmure, ou un agacement, ou un désespoir, alors, le tonnerre ne s’arrête plus.

L’immeuble est en pierre sombre, dans la ville sur cette île, éclatante de lumière au bord de la Méditerranée, éblouissante, mais sombre dans ses immeubles aux plafonds hauts, aux fenêtres mi-closes, aux escaliers durs, vieillis, aux appartements aux portes en bois doubles impressionnantes, avec le nom cerclé de cuivre en majuscule apparent. Fierté des familles, secrets des présences. La porosité des murs et la résonance due aux plafonds hauts fait qu’on entend, mais on ne dit rien. Dans les couloirs, on ne rencontre que des ombres fuyantes, pas de sourires amicaux, chacun vit chez soi au milieu des autres, comme dans les autres villes, tout compte fait. Et au rez-de-chaussée, un homme crie chaque soir.

portrait n°  [24]

Ils étaient bien là, comme tous les matins où le soleil baignait le mur, sans trop d’ardeur mais sans que pointe vraiment la petite aigreur fraîche qui nous venait avec l’année finissante, bien là derrière les trois tables de la terrasse de notre bistro, tous, les quatre devenus cinq.

Bien six mois qu’il était arrivé, qu’il s’était présenté discrètement, sans insister, qu’il était entré dans le décor, avait répondu juste sur le ton qu’il fallait aux phrases sérieuses ou plaisanteries, et que peu à peu sa place n’avait plus été à l’écart, derrière une table, mais là où un siège était libre quand il arrivait, celui dont, rentré chez lui, Pierre disait à Marinette, Jean disait à Caroline – les deux autres ne disaient rien, un veuf et un célibataire – en lui rendant compte de sa matinée, « il y avait aussi celui là, tu sais bien... », alors qu’elle, comme lui, ne savait justement rien de celui-là sauf qu’il était nouveau, venu d’on ne sait où, et pourtant rapidement évident, familier sans qu’on puisse dire beaucoup plus de lui que son nom Maurin, puis, par le facteur, son prénom, Guilhem et enfin, parce qu’il préférait ça à ce prénom prétentieux que lui avait donné sa mère, comme il disait, ce surnom de Guillou chargé de réunir en lui la personne et tout ce qu’on en connaissait ou devinait.

Car, en réalité, on savait fort peu de lui et il n’en laissait guère deviner. Il s’était installé dans une maison ancienne restaurée que ses propriétaires, pour une raison ou une autre, tentaient depuis assez longtemps de revendre, de moins en moins cher, sans y parvenir - parce que tout de même le village était, faut le dire, un peu à l’écart, un peu moribond- , signe chez lui d’une aisance certaine mais vraisemblablement limitée... il disait qu’il en aimait le jardin de bonne taille mais pas trop grand, ses bosquets et sa pente douce, et comme on en souriait parce qu’il le laissait à l’abandon, il avait embauché le neveu de Jean pour en assurer, deux heures par semaine, l’entretien, le traitant avec une familiarité un peu distraite, et lui recommandant de n’intervenir que le moins possible.

Marie-Lou, la femme, un rien pipelette, qui s’occupait, un jour sur trois, de son ménage parlait de livres, de meubles rares, anciens et disparates, d’un confort un peu spartiate, et le disait, lui, ordonné sans excès, comme un qui avait vécu longtemps seul, capable de cuisiner mais sans doute sans grande recherche, gourmand cependant d’après ses achats, mais sobre, et fort habile de ses mains, pour le bricolage de base et surtout pour ses maquettes, étonnantes ses maquettes, des bateaux qui lui prenaient un temps infini et auxquelles était consacrée la plus grande des chambres.

Il n’était pas grand parleur, mais selon le maçon occupé à restaurer et agrandir une maison à côté de la sienne, devant laquelle on l’avait vu s’arrêter à plaisir plusieurs fois, il avait la cordialité, la connaissance et le langage de quelqu’un du métier.

Quand ils étaient assis tous les cinq, regardant passer les gens – Jean avait un regard rajeuni et des compliments fleuris pour les filles, lui leur souriait comme une excuse légère – et qu’ils refaisaient et commentaient le monde, il avait, quand passait le nom d’une ville, surtout d’un port, quelques mots qui laissaient penser qu’il l’avait connue, un peu mieux et autrement qu’un touriste.

De cela les autres avaient conclu qu’il était seul sans en souffrir, et Bertrand le grand-saveur, le bourgeois, décidait, selon les jours, qu’il avait été architecte ou quelque chose comme ça, ou marin, à moins que ce ne soit négociant, avec un peu d’agacement car il supportait mal de ne pas être « au courant »... finit d’ailleurs par lui poser la question pour s’entendre répondre, « bâtiment, comme mon père, et puis marin comme voulais... des années, pour finir parce qu’héritage un retour au bâtiment, ou plutôt aux matériaux » et puis « vivre c’est se couler dans les occasions qui s’offrent à vous » et le groupe s’en satisfit.

Cependant ce jour là, où le soleil donnait beau et où ils le savouraient, une voiture s’est arrêtée devant le café et trois complets en sont descendus pour entrer boire. Le dernier s’est arrêté, main retenant la porte, et s’est retourné « oh ! bonjour Monsieur » et Guillou, se tournant vers lui « tiens ! Bonjour mon petit Dubuy ! » - S’est levé, se sont approchés, se sont serré la main, et comme le jeune semblait désireux de prendre un peu de temps pour cette rencontre, l’aîné lui a pris le bras, l’a orienté vers le vide de la place-champ et ils se sont éloignés à pas lents, Guillou légèrement penché vers l’autre, avec une inconsciente autorité gentille, et la veste de toile en prenait une élégance plus grande que le lainage souple et les deux petites fentes sur les fesses.

Ils sont revenus vers nous, vers les quatre assis et les spectateurs plus ou moins discrets. Au moment de franchir la porte pour rejoindre ses compagnons le jeune a ajouté, vite, comme une tentative « vous savez, j’ai rencontré votre fille hier, et nous dînons ensemble ce soir » un silence, « elle sera toujours la bienvenue » a dit Guillou.

Et elle est venue, revenue une semaine plus tard pour un week-end, revenue encore...

Elle était mince, jolie sans doute, ou assez, décidée, rapide ou pressée... elle mettait une journée pour se couler, chaque fois un peu davantage, dans le rythme du village, et plus encore dans celui des quatre plus un.

Chez Guillou elle était au début, réservée mais curieuse comme une invitée légèrement indiscrète... et puis a commencé à laisser des objets derrière elle, et à feuilleter les livres. Elle a trouvé des carnets, quasiment illisibles... elle a interrogé ce père trop peu connu, l’a persuadé de son intérêt.

Guillou avait vécu sans trop réfléchir à sa vie dès qu’elle devenait passé. Elle s’en agaçait, alors avec une petite gêne au début, avec de plus en plus de plaisir, il a entrepris de l’écrire ce passé, de le reconstituer, en s’efforçant à l’honnêteté, en tentant de rendre la saveur des choses, des instants, pour les lui offrir, en faisant de brusques retours en arrière, en sautant des périodes dont ne voulait ou pouvait se souvenir, en retrouvant son goût, réfréné depuis plus de quarante ans, pour l’écriture.

Il a rempli carnets sur carnets, ne s’interrompant que pour retrouver ses quatre amis, presque chaque jour, puis de moins en moins, parce que la marche lui devenait difficile, parce que ce passé revécu ou ré-inventé prenait de plus en plus de place.

Un matin il ne s’est pas levé et sa fille et la Marie-Lou l’ont trouvé mort.

Elles ont pleuré, le village l’a accompagné au cimetière et puis Juliette, la fille, s’est plongée dans les carnets, tentant d’en tirer un livre de taille raisonnable, ce qui l’a occupée pendant des années, bien au delà du moment où elle a constaté que c’était impossible.

portrait n°  [25]

C’est un appartement situé au troisième étage d’une résidence moderne. Le regard s’attarde sur le ciel encore lumineux de ce jour de printemps. C’est la fin de l’après-midi. B. habite une métropole du sud de la France sur les berges de laquelle il aime à se promener. Je vais marcher près du fleuve, dit-il souvent. En ce moment précis il révise ses cours de psychologie. Il lit des texte de Lacan, s’en amuse et confie à voix haute certains extraits à son amie en visite.

Aujourd’hui ils partagent un thé noir. Elle l’écoute parler. Il se sourient. C’est une amitié de longue date, une complicité qui fut immédiate. Son extravagance contre sa réserve. Son enfance et ses excès contre son inexpérience et sa naïveté ; tous deux des désirs d’exploration.

Ce sera pour lui les contours des corps et les rues sombres. Les fêtes.

Il aborde près des places les espaces du risque et de la nuit. Il rit de ces dangers - comme un rempart contre l’ennui et la normalité. Ce soir, il est sorti. Il a rejoint les lieux à la recherche d’une invitation. Les applications électroniques s’inviteront plus tard dans l’intimité des communautés.

Aujourd’hui, il considère ses extravagances. Il a dépassé la zone sombre. Le corps résiste encore. Il apprend à se battre. Il sait que le combat sera sans pitié. Il n’abandonne pas pour autant les terrains.

Premier choc. L’oeil pleure, se gonfle jusqu’à déformer cette moitié du visage. Il y a les flacons jaunes de bétadine dans la salle de bain. Il y a les visites régulières au service d’infectiologie. Et les petites peurs.

Ils parlent du corps meurtri. Ils parlent des autres touchés aussi, presque disparus. Dans les villes on affiche, on crie, on alerte, on ne s’interdit aucun vacarme. Il faut aller vite. Trouver des solutions, guérir, soutenir, apaiser.

Il a connu autrefois d’autres combats, d’autres affrontements contre une autorité qui rejeta en bloc son être de garçon différent. On lui opposa le silence et l’interdiction. Il rencontra la violence des paroles parce qu’il avait transgressé. La protection de la mère fut puissante. Le père ne saura être raisonné que par la faiblesse du corps rongé par la maladie.

Aujourd’hui sur la table basse deux tasses claires, du thé brûlant, deux corps immobiles. Presque le silence. Ils poursuivent leur conversation.

Il envisage la fin. Il reste réaliste. Le constat froid d’un possible irrémédiable.

Il tourne la tête, son regard porté sur sa table de travail. Il sait peut-être déjà à cet instant qu’il n’est plus temps de s’attarder sur les choses futiles des âmes, qu’il se doit de regarder désormais les corps en face, de porter son étude sur ce qui sauvera.

portrait n°  [26]

Lagarde Viaur, forteresse cathare, sur un roc qu’entoure la large boucle ouverte du Viaur, village de Marguerite Bosc : éternelle occupante elle raconte. Chignon épinglé noir sur cheveux blancs, rides souriantes, elle est assise au banc posé au flanc de sa maison, près la porte d’entrée. Elle est là, assise avec un livre, comme si toujours elle y avait été, comme si toujours elle avait été une femme aux cheveux blancs, une conteuse d’histoires. Tout le monde a oublié, elle la première, les mues successives qui, de la petite enfance au grand âge, tracent une vie. Seules quelques photos d’elle, en noir et blanc, posées ici et là dans l’intérieur sombre, jonchant buffet, vaisselier ou guéridon, témoignent. Elle, c’est la conteuse d’histoires, celle qu’on vient écouter en silence, des premiers aux derniers beaux jours, du printemps à l’automne. Sa voix, c’est la rivière qu’on entend, d’une rue à l’autre, d’une impasse à l’autre, du sombre salon d’une masure à la cuisine carrelée d’une autre, fenêtres ouvertes.

On vient à elle comme on va à la fontaine. On connaît son nom comme celui d’une guérisseuse, dans les environs et bien au-delà. Sur son banc, taillé dans le chêne et emboité sans cheville, non loin la place de la Tribare, elle reçoit les gens du coin, toulousains en balade, parisiens en vacances, britanniques, hollandais, belges. Ici où l’horizon est proche, où les coteaux de feuillus, chênes et châtaigniers, forment un mur d’enceinte qui plonge dans les eaux du Viaur, elle attire plus de fidèles que la proche église Saint Thomas de Canterbery. En ce milieu du mois de mars, un couple de toulousains avec un enfant approche, renseigné par des amis de Montirat.

Ils demandent à la conteuse l’histoire du père de Balzac. Non pas qu’ils soient familiers de Balzac, mais cette histoire est attachée à Lagarde Viaur. Elle ouvre de ses mains pâles le gros livre posé sur son tablier et libère sa voix, réduite jusque-là aux présentations et formules de politesse. Ses mains s’animent, et son visage, rides souriantes, vibre. L’enfant reste étonnamment calme. Hyperactif, il ne prend pas d’amphétamines pendant les vacances. D’autres personnes viennent, arrivent, guidées par l’écho chaleureux de cette voix qui chante.

Bernard-François Balssa - Balzac par la suite – a été enfermé dans les cachots de Lagarde Viaur. Vers 1766, tout juste âgé de 20 ans, il refuse d’épouser une femme enceinte de ses œuvres. C’est son père qui paiera pour sa libération. Marguerite raconte comment il met à profit cette contrainte pour forger tout un destin qui le mènera à Paris. Une fois rendu à la capitale, il participera aux événements de la Révolution française. Elle raconte comment la lecture de l’Iliade, entreprise au cachot, a modelé le jeune homme. Elle présente la traduction D’Anne Dacier comme douée d’un pouvoir de transformation. Elle précise que l’écriture constituera désormais le socle de ses charges successives. Un de ses aïeux était gardien des cachots de la ville, il a reçu quelques lettres de Bernard-François. Ce dernier le remerciait gracieusement de lui avoir permis la lecture durant son enferment. Il y a maintenant une vingtaine de personnes autour du banc.

C’est comme ça, du printemps à l’automne, Marguerite Bosc enchante, illumine les visages de ses rides souriantes, de sa voix généreuse, assise sur son banc. Elle puise dans ses lectures, dans les contes de tradition orale, la matière de ses histoires. On lui demande parfois de raconter un chant de Mirèlha, ce poème épique écrit par Frédéric Mistral ; elle l’a lu en langue d’oc classique. À plusieurs reprises elle a été invitée aux Estives d’oc, autour de ce poème. D’autres fois, sur son banc, elle invite les personnes, sans demande particulière, à voyager dans les légendes qui, de Najac à Bor-et-Bar, de Montirat à Lagarde Viaur, nourrissent chaque pierre, chaque arbre, chaque ruisseau, font surgir des personnages des entrailles de la nuit.

Ce soir, elle quitte le banc pour quelques mois, quelques mois à l’intérieur, dans le sombre intérieur. Elle attend l’arrivée prochaine d’une commande de livres passée par sa petite fille d’Australie, via Amazon. Elle n’a plus d’enfants, restent ses petits-enfants. Elle va passer des heures à sa fenêtre sud, donnant sur le Viaur. Elle ne se lasse pas de regarder le Viaur, ses rides souriantes.

portrait n°  [27]

Première gelée blanche. Temps splendide. Le moindre souffle comme le moindre mot, et c’est une brume aussitôt dispersée dans l’air. Le souffle court, la visière de son casque noir, en l’enfilant, se voile. La relève, enjambe le scoot, démarre, monte aussitôt en régime en deux trois coups de poignet et file, à toute blinde, pétarade héroïque qui ne manquera pas de vous faire sursauter en arrivant. Chaque matin c’est comme ça. On a beau le savoir, on a beau s’être déjà installé à sa table de travail, rien n’y fait, on est systématiquement surpris par ce résonateur disproportionné. De même lorsqu’il finit par entrer, JC. La porte claque. On lui aura demandé de la fermer doucement. Mais là non plus, rien n’y fait. Qu’on le veuille ou non, l’entrée de JC est toujours fracassante. La porte claque, les vitres tremblent. Et sous son pas ample, parce qu’il est grand JC, sous son pas lourd, parce qu’il est gros, c’est juste si je ne sentais pas aussi le sol vibrer.

« Nom d’dieu, faut qu’j’te dise.
Ah, bonjour !
Ouais’lut… T’sais c’que t’as d’mandé ?
Euh…
Eh ben tu d’vin’ras pas.
Euh… non, quoi ?
Eh ben t’sais, l’objet… J’y ai pensé en v‘nant. Tout l’long d’la route. Tu d’vin’ras pas qu’est-ce que c’est ! »

Et il passe sans s’arrêter. Devant la baie vitrée, la lumière l’y découpe comme une ombre. Et il s’en va de l’autre côté, continuant à parler à l’on ne sait qui. Venait-il, d’ailleurs, de vous adresser la parole ? Avec cette voix qui a l’air de toujours marmonner, à la limite du compréhensible. Un peu comme le personnage de Tati ou celui de Last days.

Premier virage, raide, à la corde. Il relance les gaz juste en sortant. C’est comme ça depuis toujours. Parfois, la roue arrière chasse. Deux fois il s’est retrouvé dans le fossé, à cause du gel. Mais aujourd’hui ça passe. Il repense à la douille d’obus, sur la cheminée. Il aurait peut-être quand même pu l’emporter… Mais ce n’est jamais qu’un porte-crayon. Son père aurait sûrement gueulé. Et puis ça va le faire le coup de la pierre… Le bourg est passé, il entre dans le bois. La route de ne cesse de sinuer. Et il y a là, quelque part… Debout, mains jointes contre la poitrine, tête baissée. Mais sans le foulard rouge… Juste un chignon. Tout simple et bien noué à l’aide d’un ruban. Elle se tient là, debout. En larmes. Devant un petit autel en bois fendu, craquelé de toutes parts. Elle vient d’y déposer son fils. Il fait beau. Et le soleil est vite monté et il cogne déjà. Mais les arbres, autour de la petite clairière, les protègent. Ils les protégeront longtemps. Jusqu’à ce que les cloches, là-bas, les sortent de leur torpeur — « pour une fois l’vent les porte ; mais qu’est-ce qu’on s’traîne ; j’vais arriver à la bourre, moi » Elle, de l’ankylose qui, le long de sa nuque cassée, fourmille depuis longtemps déjà dans les mains, les pieds. Et le petit de cette tension du visage qu’elle prenait pour un sourire suffisamment accentuée maintenant pour y lire enfin, bleuâtre, un funeste rictus. Joset est là aussi. C’est ça. Joset l’ébervigé… Il est là, derrière, à quelques pas. Observe la scène depuis le sentier qui remonte on ne sait où. Les yeux fixés sur le ruban noir. Peut-être a-t-il fini lui aussi par espérer ? Moins parce qu’il croyait la chose possible que pour ne plus entendre les pleurs et les gémissements de la petite Fadette, tête courbée jusqu’à l’incrustation.

« ouais c’tait p’t-être là-bas dans l’bois, la clairière ; à la place du monument des résistants ; putain i’ les ont flingués là, dans c’trou ; et maintenant qu’est-ce qu’i’ reste ?, putain d’monument à la con ; une pierre, une plaque, deux noms ; merde ! ; couverts de mousses et de lichens ; dans c’fichu trou au fond du bois ; merde, et les noms, c’tait quoi d’jà ? qui c’est qui s’en souvient… ? »

Stop. À droite, la nationale, quatre voies. Après le bourg, une longue ligne droite en plaine — « et ces gros culs qui vont m’faire chier ! ; merde j’vais encore prendre un vent à chaque fois qu’y en a un qui va m’doubler ; putain un jour j’vais finir sur une borne ; c’s’ra ma pierre… à moi ; personne pour m’entendre… » De toute façon, on n’aura jamais rien entendu. Jamais. Les cris, ça venait d’ailleurs. D’à côté, d’autour de la pierre. Et les plus sourds auront été les plus parlants — « et Munch, en la matière, c’tait beaucoup trop juste ! » Mais sur la pierre, rien. Pas le moindre souffle. Pas le moindre geste. Du vent peut-être. Quelques plis sur le drap blanc, les cheveux blonds du petit. Joset finit par prendre la main de Fadette. Il la tire à lui, passe son bras dans son dos et l’emmène sur la plage. Abandonnant la pierre, l’enfant et ses cris étouffés en chacun d’eux à la chapelle, à la falaise et au ressac qui se profile. Le vent se lève encore. Les nuages qu’il chevauche se disloquent — « et les cris en fait, ils les emportent, ils croient les abandonner mais c’est seulement l’grond’ment du ressac qui les couv’, et un putain d’vent ! » Et les vagues qui roulent et se brisent, gagnant insensiblement sur le sable.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Regarde. Tu les vois, les taches blanches ?
Non.
Si, là-bas à côté de l’écueil.
Un peu en dessous l’horizon ?

Oui, là-bas, où « la mer ne se distinguait pas du ciel, sauf que la mer se plissait légèrement comme si une étoffe avait des rides ». On entendait le goéland.

Rien. De JC on n’aura jamais vraiment rien su. Il ne parlait pas de lui. Il le fallait pourtant, pour les besoins de sa formation. Mais tout semblait devoir passer par le filtre en acier, chez lui, de l’ironie. Comme si ce dont il vous parlait, comme on parlerait le plus naturellement du monde de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps, des petits riens, devait être masqué par la possibilité, la vulgarité même, de circonstances où ces choses, ces riens, ce seraient réalisés autrement pour s’éparpiller, se défaire par une sorte d’évasion des limites, dépassement des bornes. Il ne se livre pas JC, il ne fait pas revivre le réel mais plutôt ses possibles. Et jusque dans la perte du sentiment de la réalité — la fois où il soutenait le plus doctement du monde, schéma et démonstrations à l’appui, sans en discerner le contour surréaliste, la description du soleil dont la « surface est divisée en carrés d’un mètre, qui sont les bases de longues pyramides renversées, filetées, longues de 696 999 kilomètres du centre. » Une fuite en avant ? Il était donc là, JC, c’est tout. Le temps de la formation, il l’aura peut-être passé comme hors du temps. Les exercices d’écriture de plus en plus vite pliés. Le temps passé derrière l’écran, sur la Toile, de plus en plus long. À lire on ne sait trop quoi ni comment — mais toujours avec un fond musical, une ritournelle de jeu vidéo. Et il sera reparti comme il est venu ? La seule fois où il s’est livré, c’est quand son père l’a appelé un jour. Là, les mots, c’était bref. C’était sec. Et la neige. Les flocons tournoyaient, flottaient. Très vite le « cirque de montagnes aux lignes horizontales reliefées de végétation sombre » est devenu blanc et les pics alentours ont fini par disparaître. Et c’est comme si l’on se retrouvait là, dans une brume blanche. Une brume glacée. Là où naissent les flocons. Suffisamment dense pour effacer les grandes lignes du paysage, assez claire pour laisser transparaître, ici ou là autour de soi, en contrebas, des masses plus sombres et mouvantes. Et le silence. C’est comme s’il s’épaississait, comme s’il "prenait" à chaque pellicule de neige. Chaque fois qu’un flocon — le même, démultiplié dans la courbure du cirque, à l’infini —, au contact de celui qui vient de le précéder, émet le plus improbable des bruits, sourd, de frottement. Non d’effleurement. D’effeuillement.

« T’entends mon Joset ? tu l’entends, la neige ? tu les entends les flocons ? c’est frais, hein ? ça fait frais sur ton petit nez ? hein ? ton petit bout de nez ça réveille, hein ? hein ça réveille ? »

L’embardée. Avec le souffle du camion qui le double, manque de l’envoyer dans le décor — « mais quel gros con d’gros cul ! J’m’en vais t’y’envoyer, moi, dans l’décor ! » On entre dans la ville par la zone commerciale. Série de ronds-points, de feux. Ça arrive de partout. Mais bouchon. Klaxons. JC se glisse entre les voitures. Sur sa capuche, à Fadette, ça finit par peser. Elle se tient là, debout, à quelques mètres du rocher, de la pierre, du cri. Ce cri qui se fait attendre. Qui se fait entendre en elle. Aussi dur que la pierre qu’elle a sous les yeux. Elle écoute les flocons crépiter sur sa longue pelisse de moins en moins noire. Immobile. Et elle ne sait pas que la brume, dans sa course, l’emporte. Elle ne voit pas que le rocher et Joset flottent avec elle, dans cette brume bouillonnante. Elle n’imagine pas qu’elle se trouve, à ce moment-là, dans les pas du Promeneur de la nuit qui traverse l’esprit de JC. Il aimerait dire qu’elle a, comme dans ce livre, là… c’est quoi déjà… « le cerne gris et creusé comme une cuillère d’étain, la pommette crâne, la grande oreille bien collée, l’arête du nez droit et la narine encore sur l’envers de la face, comme un soupirail, les lèvres gravides, lesquelles avancent et remuent, s’entrouvrent sans émettre une parole » — « c’tait quoi d’jà, c’bouquin ? » Mais non, la Fadette, c’est plus qu’un fantôme. Comme ailleurs Joset. Des fantômes. Dans le bois, paysans de L’Angélus, moins le foulard rouge. Sur la plage, seuls, et ramassés peut-être, dans l’ombre du moine de Friedrich. Il est comme ça JC. Il vit par procuration d’images, de mots des autres. De fantômes. De fantasmes peut-être. Par procuration et dérivation. Dérive. Jusque dans la tension de la dernière signification du mot, de son dernier lien avec le corps… avec le psychanalyste, là… c’est comment déjà… Abraham. Parce que le fantôme, pour lui, c’est… — « c’tait quoi d’jà… ? “formation de l’inconscient qui… fonctionne comme un ventriloque… corps étranger…” ouais, p’t’être… » Et les imaginations que ça engendre « donnent l’impression… de fantasmagories surréalistes, de performances “oulipiennes”. » C’est ça ? — « ouais, j’crois bien… » Chaque fois que JC prenait la parole, et dieu sait qu’il la prenait souvent, et même parfois la monopolisait, vous pouviez avoir cette impression. On ne pouvait jamais engager de dialogue sans voir en se retourner comme un gant le sujet et le voir tomber. Dieu sait encore par quel mystère dans la séance qui débutait par une activité paisible de dessin (un arbre à soi) s’est terminée en débat vif sur la question des origines de l’humanité, JC se plaisant à piquer Fatima qui se demandait si, l’homme, il est bien apparu avec Adam et Ève, ou si c’est pas vrai ? — « pa’ce que moi, là-bas, on m’la appris comme ça ! alors tu sais… » Et quand Fadette se décidera à rentrer avec la dépouille glacée du petit Joset, dans la brume épaissie elle ne sera déjà plus qu’une ombre flottante.

Zone 30. JC arrive au centre de formation. Les rues plus resserrées, dégagées. Le ralentisseur est dur. JC l’esquive par ses bords, sans ralentir. Tout de suite à gauche, aussitôt à droite. Et sa course se termine le long de la caserne des pompiers, dans la petite rue du Chemin Noir. C’est là, au numéro Ter. La cour à nids-de-poule et mauvaises herbes. Les vieux préfas. Le cabanon. Les arbres, les érables. Les feuilles qui tapissent le sol. Tout en nuances de rouge. Il faudrait aussi décrire Joset ou Fadette approchant de la pierre à crier, l’enfant dans les bras. Ou le lieu, ou le paysage, vus par Joset ou Fadette. L’enfant mort dans les bras, mais sans mentionner ni l’enfant ni la mort. De même la pierre, sans le cri. Et ne parler ni de Joset ni de Fadette. On ne ferait que les esquisser à partir du paysage, du lieu, de la pierre et de tous les objets de la montagne, de la forêt, de la plage. Et ces petits riens qu’ils peuvent porter sur eux. Juste quelques mouvements aussi, seuls quelques gestes — un peu de temps. Et quoi dire ? Quels mots ? C’est surtout la voix. La voix dont on ferait le tour. Au bord du cri. Oui, en Faux-monnayeurs, « ne recourir à aucun décor indifférent à l’action ». Bien sûr, ils avancent ensemble, la mort dans l’âme comme on dit, mais avec en tête des idées et des images si différentes, des émotions et des sensations si confuses. Ils avancent ensemble, mais les chemins qui mènent chacun à la pierre sont légion. Peut-être sont-ils opposés. Quitte à ce que la mort et l’âme soient dissociées. Quitte à ce que l’un ou l’autre ait perdu son âme en chemin. N’éprouvant alors, en fait, au fond, rien. Et c’est ça, c’est ce rien, ce vide de l’âme, ce vide d’être, qu’il faut sonder. « Avant tout. » En chaque élément du paysage, dans le moindre recoin du lieu, dans le grain même de la pierre où se love le cri — « et d’abord, tiens, la belle saison. »

Personne. Il arrive toujours le premier au centre, toujours en avance. Et le scooter tout juste éteint, on l’entend parler jusqu’à ce que les autres arrivent. Alors il entre. Toujours. Quel que soit le temps — et dieu sait le froid qu’il faisait ce matin —, il reste seul, dehors, il marmonne, et entre au premier signe de vie. Ombre à peine perceptible dans un coin de l’œil, sa tête glisse par la fenêtre. La porte claque. Je sursaute.

portrait n°  [28]

Un instant. Des moments. Insignifiants, peut-être… importants, sûrement.

L’instant c’est celui où cet homme se pose face à un paysage gigantesque, en haut d’une falaise, étreint par le souffle de la mer.

La répétition des vagues qui, inlassables, s’écrasent sur les rochers. Il les regarde, les fixe, et ça lui fait penser à son acharnement. Ce travail qui l’a érodé, lui pompant toute son énergie, toute son humanité… jusqu’à l’accident. La rupture.

Il était indispensable, comme ce rocher. Ou plutôt il imaginait ne pas pouvoir faire autre chose que rester là, résister aux assauts du management qui compressent, malaxent, étirent, vous rendent fou. Mais il n’était qu’un homme, pas un rocher.

Un goéland passe à son côté et se jette dans le vide, avant de survoler « son « rocher.

C’est elle qui l’a aidé à tenir. Elle lui a toujours permis de respirer, de regarder ailleurs. Vers l’horizon… Elle savait qu’il pouvait bouger, sortir de l’emprise de la houle. Mais il n’y croyait pas. Il en a perdu une partie de lui, et pas seulement sa jambe. Une partie de sa candeur aussi.

Le goéland se laisse porter par le vent et approche au plus près de la falaise. Il finit par se poser : il y a un nid dans ce creux, à l’abri des prédateurs.

C’est qu’ils ont fait : créer un nid loin du vacarme. Son accident a finalement tout arrêté, pour reconstruire une vie autrement. Le voilà artisan, fabriquant de ses propres mains des objets qui donnent le sourire aux gens. Il n’avait jamais remarqué jusque-là ce lien étroit entre l’Homme et l’objet qu’il installe chez lui, ou qu’il offre à un autre. Il le recherche maintenant. A chaque coup de gouge ou de rabot, il anticipe le sourire du visiteur au moment d’effleurer de l’œil ou de la main cet objet… Ici, les prédateurs qui chiffrent tout ne peuvent plus l’atteindre.

Il est même plus riche comme ça. Sa jambe ne repoussera pas, mais son humanité s’exprime. Il crée. Il vit. Il aime. Insignifiant au regard de la nature, peut-être. Et tant mieux. Important pour les êtres qui l’aiment. Assurément.

L’homme au bord de la falaise repart. On remarque une légère boiterie qui n’enlève rien à l’assurance de son pas.

portrait n°  [29]

Il lui faut bien gagner sa vie, faire le ménage n’est pas déchoir après tout. Il n’y a pas de sot-métier et les deux personnes chez qui elle travaille ne sont pas désagréables. L’employé en charge de son dossier à l’agence qui l’emploie, est un peu son ange gardien. Il l’a prise sous son aile et lui a choisi des clients sympathiques. L’une est une femme très âgée qui la traite comme sa petite fille et lui donne mille conseils de prudence lorsqu’elle époussette ses bibelots, l’autre est un vieil homme solitaire qui refuse qu’elle touche à son bureau où s’entassent des tas de feuillets couverts d’une écriture illisible et des carnets de moleskine sombre tous plus défraîchis les uns que les autres.

Le vieil homme l’intrigue, il est toujours très poli avec elle mais ne la regarde jamais dans les yeux, lui donnant des ordres secs en baissant la tête. Elle fait ses courses courantes, lui prépare ses repas, s’occupe de son linge et fait le ménage tandis qu’il monologue dans son bureau. Elle ne lui connaît pas d’amis, mais sait qu’il descend souvent s’asseoir au square voisin pour y passer l’après-midi. Il prend des notes sur ses petits carnets, parle parfois aux passants et rentre chez lui à la nuit tombante.

Mais un jour, en faisant la poussière, elle renverse un carton à chaussure posé en haut de l’étagère du salon. Une dizaine de carnets en tombent dont certains laissant échapper des grosses coupures. Il se précipite dans le salon alors qu’elle tente de les ramasser et entre dans une colère noire, l’accusant de l’espionner et de vouloir le voler. Elle a beau se défendre de telles intentions, il ne veut rien entendre et la pousse dehors en lui jetant son manteau et son sac à la tête.

Elle reste un moment devant la porte de son immeuble, abasourdie puis se décide à traverser. Elle ne racontera pas son aventure à son mentor à l’agence, craignant qu’il ne la prenne pour une incapable. Elle sent ses jambes se dérober sous elle, et décide d’aller prendre un café avant de rentrer chez elle. Dans le bar, les habitués jouent à la belote en sirotant leur ballon de blanc. L’un d’eux, qui était un ami de son père, l’apostrophe en lui demandant la raison de sa pâleur. Elle secoue la tête en silence et baisse les yeux sur sa tasse. A cet instant, le vieil homme sort de son immeuble, l’aperçoit au comptoir du bar, et vocifère des injures à son intention en gesticulant, puis s’éloigne à grands pas vers le square. Elle en a les larmes aux yeux. L’ami de son père se lève et s’approche d’elle. Elle lui explique en deux mots ce qui vient de se passer. Il tente de la rassurer, lui disant de ne pas se formaliser pour un vieux fou. Il lui explique de c’est un type peu recommandable, qui a toujours trempé dans des affaires louches et qu’il est préférable pour elle de ne plus travailler pour lui. Elle rentre chez elle, un peu rassérénée mais n’arrive à trouver le sommeil qu’au petit matin.

Le lendemain matin, on sonne à sa porte. Elle émerge difficilement d’un rêve pénible, se lève, s’habille précipitamment et va ouvrir. Deux inspecteurs lui montrent leur carte professionnelle et lui demandent de la suivre au commissariat. Elle demande des explications qu’ils refusent de lui donner, lui indiquant que le commissaire attend sa venue. On la conduit toutes sirènes hurlantes à travers des rues étroites jusqu’au quai des orfèvres, puis jusqu’à un bureau sombre au fond d’un couloir où l’attend une jeune femme disparaissant derrière un monceau de dossiers. Elle se présente comme étant le Commissaire en chef, lui indique un siège en face d’elle et commence à l’interroger sur sa vie et les personnes qui l’emploient.

Elle répond à son interrogatoire en détail se demandant ce qui lui vaut cet honneur mais n’ose poser la question directement. Au bout d’une heure, le commissaire se lève, va chercher une grande enveloppe sur son étagère et en sort quelques photos qu’elle étale devant elle. Elle reconnaît l’appartement du vieil homme, mais tout est dans un désordre indescriptible. Elle s’exclame devant ces images, expliquant qu’elle a quitté un appartement impeccablement rangé, et se décide à raconter le pénible incident survenu la veille.

La policière n’ajoute rien et pousse devant elle une dernière photo. Elle reconnaît le visage du vieil homme, le regard éteint. Il est allongé sur les tomettes de l’entrée. Il a l’air d’un homme ordinaire, vêtu d’un imperméable défraîchi et toujours coiffé de son chapeau de feutre bleu marine, si ce n’était ce grand trou derrière le crâne exhalant un mélange hideux aux couleurs de mort.

Réalisant soudain, jeune femme pousse un cri et s’évanouit sur sa chaise. Lorsqu’elle se réveille plusieurs minutes plus tard, elle est dans une cellule allongée sur une paillasse sommaire. Au-dessus d’elle un vasistas laisse filtrer une lumière blafarde.

L’inspectrice referme la petite boîte contenant une dizaine de carnets de moleskine et la range au fond du tiroir de son bureau. Ils doivent contenir une multitude de renseignements sur la victime mais elle n’a pas le temps de tout décortiquer pour le moment. La jeune femme a probablement encore des choses à dire. Elle mettra le stagiaire sur le coup, demain matin, ferme son tiroir à clé, éteint sa lampe de bureau et sort dans la brume du petit matin.

portrait n°  [30]

Les clochettes tintent. La pauvre chèvre pelée bêle devant la véranda.

Suivie d’une autre chèvre puis d’une autre en un cortège qui dessine une volute blanche et beige dans le jardin. Elles annoncent une drôle de nouvelle les biquettes il te semble, ma Mémé Zoé. Tu dis que leurs gros yeux humides racontent le pire. Leurs barbichettes tremblotent de stupeur.

Chacune arbore un large collier de cuir à rivets et à points rouges semblable à ceux que …

« Tu ne te souviens plus, Mémé ?
— Non, Il me faut fermer les yeux. Chercher au dedans de moi. Délaisser un instant les faces tristes et tremblotantes des bêtes. »

Là, ça te revient. Ces colliers accrochés dans la remise à côté des bidons des deux brouettes, une pour le grain l’autre pour le fumier, ces colliers tu les revois maintenant, oui. C’est Tante Berthe qui les tresse. Elle tient ça de son grand-père Fernand qui le tenait du sien et loin on peut remonter avec cette histoire de colliers. Elle t’en a parlé, Tante Berthe. Fernand lui a appris la façon d’accorder, de mêler les brins de cuir un peu comme on tricote. Un brin à l’endroit un brin à l’envers enfin à peu près comme ça en resserrant bien les doigts à chaque passée.

« Je n’ai pas d’enfant alors ces colliers c’est un peu ma layette à moi », elle répète souvent dans un grand éclat de rire.

Ces colliers, Tante Berthe les confectionne depuis petite. Avec la place juste à l’aplomb du gosier pour laisser accrocher une cloche ou une clochette.Tous poinçonnés de rouge, ils sont. Sa marque de fabrique. Sa signature. Elle s’applique comme une écolière en tirant la langue. Elle trempe le poinçon dans un pot d’encre et paf, les pois sont marqués sur le cuir. Tu te rappelles bien maintenant. Elle s’en amuse. Même les doigts tout humides de rosée après le ramassage des légumes ou la cueillette des champignons, elle passe et repasse les brins de cuir l’un sur l’autre et le collier nait sous ses épais doigts aux ongles ras et bombés.

« Elles sont jolies mes chèvres, on les reconnaît quand elles sortent du village ! », elle dit à chaque fois.Toujours en rigolant. Une trentaine de bêtes elle a. Le plus gros troupeau du canton. Ça fait beaucoup de cuir et de pois rouges. Avec deux ânes aussi mais elle ne les marque pas, eux.

La pauvre chèvre pelée ne bêle plus à présent. Elle frotte son cou contre le piquet brun de la clôture. Juste à l’endroit où le collier tinte de sa clochette. Puis elle pousse ses gros yeux globuleux vers le chemin qui mène à la bergerie. Les autres attendent en tremblant comme d’habitude.

Alors tu comprends.Tu sautes la clôture et te mets à courir vers le mas de Tante Berthe. Les chèvres derrière. Au ralenti vous avancez. En amont de l’allée qui mène aux deux murettes juste à l’entrée du mas, tu distingues sa silhouette. Debout elle se tient. Immobile. Figée dans le froid de novembre. Tu siffles pour t’annoncer. D’habitude elle te répond en criant « Viens, viens ! » Là, rien.

« Mon Dieu », tu te dis.

Tu approches et c’est un épouvantail qui se dresse devant toi. Vêtu comme elle. À l’identique. Même blouse à carreaux. Même fichu blanc et beige autour de la tête. Même godillots crottés.

Mais un corps de chiffons accroché à une armature en fer et un visage de paille grossière avec deux gros cailloux noirs pour les yeux.

Toi, tu écarquilles les tiens, tu entres dans la pièce cuisine salle à manger bergerie et tu entends « coucou, coucou ! ».

C’est Tante Berthe qui bondit de derrière le gros poêle à bois en éclatant de rire :
« Je t’ai bien eue, hè Zoé, je t’ai bien eue ! Allez, accompagne-nous au pré ! ».

portrait n°  [31]

La table à débarrasser et le déjeuner qui s’étire dans les épluchures de pommes, les coquilles de noix et les croûtes de fromage. La flemme de commencer quelque chose ; c’est l’heure du café, un samedi ordinaire en banlieue ouest. Tout s’effiloche sur le ciel vide, les arbres déplumés, l’herbe gorgée d’eau, puis la dispute de la vaisselle, qui va faire quoi, la mère qui va dire « je ne fais plus rien », le père qui va quitter la table pour le salon, celui qui disparaît aux toilettes, celui qui doit partir pour la demie. Un de ces samedis d’adolescence où je jalouse les bandes dont je ne fais pas partie, les copains qui se retrouvent pour jouer en groupe dans un garage, les couples imaginés. En plus j’ai un devoir à rendre qui va m’accompagner tout le weekend. Surtout si je n’y touche pas. On sonne. Qui se lève ? Un seul coup. Un profane puisqu’il n’appuie pas sur la sonnette en klaxon italien. Sans doute pour échapper à cet engluement mélancolique qui fait monter les larmes aux yeux, peut être avec l’espoir que l’on serait venu me chercher, je me précipite pour ouvrir la porte, la lourde porte en carreaux de verre dépolie qui laisse passer la lumière et dessine les silhouettes à travers ses pavés granuleux. Son volume aurait dû me frapper dans ce début d’après- midi laiteux. Mais l’enfant ne s’étonne pas, elle ouvre machinalement la poignée et se trouve devant un géant à la tête froissée, un vieux chalutier un peu limite qui ne passera pas le contrôle technique. Elle se souvient juste du sourire jovial et la voix graillante qui demande si Michel est là, que tu dois être sa fille, qu’il est son copain Pierre, son vieux Pierre et tout ça dans un imperméable qui a beaucoup vécu. Un visage rond avec un regard de myope, riant pour s’excuser d’être un peu fumeux. Je le laisse sur le seuil, pousse la porte de la salle à manger pour lâcher la nouvelle qui fera que mon père ne regagnera pas son canapé pour lire un livre de la Royale en écoutant les concertos brandebourgeois et qu’il sortira de son mutisme d’exilé. Michel ! Il part dans un éclat de rire comme une déferlante qui éclabousserait tous les rochers et les anfractuosités des parois de ses organes. Bien vingt ans ! Avec les régates à Melun et les virées sur le Lulle à Bénodet avec Christine, toujours aussi belle, veinard ! Le père au profil Bourbon, honnête homme qui s’est fourvoyé dans un siècle sans eaux, sans marine, un bon père de famille selon la formule du Code civil avec sa veste en gabardine bleu, sa cravate en lainage, et ses chaussures qu’il cire chaque matin, geste déjà archaïque, retrouve son copain de lycée, ce frère des côtes. Gros Pierre, barrique à moitié vide dont le rire ricoche sur les côtes de son thorax, profite de cette accalmie pour venir s’échouer sur les sables dolents d’un copain plus chanceux. Il a dû se nourrir d’amibes et de boites de corned beef pour avoir si peu de dents. Je le regarde comme on inspecte un vieux chien qui vous a suivi et qu’on garderait bien mais sans ses puces. Sans doute un adepte de Bombard, ce médecin qui s’était laissé dériver sur un bateau de sauvetage pour voir combien de temps on peut survivre en filtrant la mer. J’ai bourlingué ! Et dans la famille, on est pudique, on ne pose pas de question au voyageur qui a tant souffert. Entre deux souvenirs, le silence qui revient en spirale. La main de ma mère qui joue avec les miettes ou la mie de pain. Et comme elle sait le faire, elle relance la conversation délicatement en demandant des nouvelles de sa mère qui n’est plus et du frère, vu occasionnellement pendant les vacances quand la belle-sœur pas commode n’est pas là. On refait du café et puis on verse l’eau de vie, on sort le tabac, mon père ses panthères-mignon et lui les gauloises avec des doigts un peu jaunis. C’était avant la prohibition, où nous étions joyeusement enfumés en voiture et par les amis des parents, quand une bonne maison avait ses alcools et ses paquets de lucky strike et rothman dans les tiroirs vernis. J’ai bourlingué. Tout se confond avec ce livre qui trainait dans la chambre des frères, L’or, les expéditions du Kontiki , dans la collection j’ai lu avec des photos d’aventuriers en noir et blanc et la tranche de papier coloré rouge ou vert. Le nègre du narcisse, Typhon , la folie Almayer et tous ces titres de romans de Conrad que mon père chérissait que je regardais sur les étagères comme on se promène sur le quai du port e lisant les noms des bateaux, en ayant le mal de mer à l’idée d’embarquer. Les jours sont courts et la nuit est tombée sur les deux copains qui remuaient les souvenirs pour retrouver des braises et ranimer leur jeunesse. C’était les premières années où l’on changeait d’heure, que la France n’avait pas de pétrole mais des idées. Il est resté diner. Mon père l’a raccompagné en DS jusqu’à Montrouge au coin de la rue, « c’est bien là, te dérange pas ». » Alors c’est d’accord ? Tu passes à la Charge lundi ? on cherche toujours des experts ». Il est rentré dans un vieil hôtel coincé entre deux barres d’immeubles de construction récente. C’était éclairé par l’enseigne du bistrot du rez de chaussée. On pouvait retrouver un travail sans justifier son pedigree.

portrait n°  [32]

Stan écarte les bras, un peu plus que d’habitude, en s’ouvrant à l’avenir, avec une puissance insoupçonnée. Auparavant, il était un petit garçon mignon, insouciant, apparemment distrait. Cool, comme le décrivaient au début son frère et sa sœur aîné.e.s. Il ressemblait à un jeune chien fougueux qui s’amuse de tout. Pas sérieux. Autour de lui, dans sa famille, on se disait qu’il pourrait toujours miser sur son air sympathique pour faire pardonner ses frasques. On n’était pas inquiet, mais pas du tout certain de pouvoir compter sur une quelconque ambition de sa part. C’était bien mal le connaitre. Car Stan écarte parfaitement les bras, en allant chercher loin sur les côtés. En grandissant, il lui arrivait de rentrer dans des colères noires. On a commencé à se dire, ses profs notamment, qu’il cachait un sale caractère. Jusqu’à ce qu’on comprenne la raison de son tourment, toujours la même : il rageait lorsqu’il ne parvenait pas, dans quelque situation que ce soit, dictée, dessin, jeu de société, à la perfection. Au fond, il était de ceux pour qui « failure is not an option ». Stan écarte les bras en les sortant de l’eau pour mieux la repousser de chaque côté loin derrière lui. Au contraire, quand il réussissait, il était content. Mais sans en faire des tonnes. Il avait le succès modeste et ses copains l’appréciaient pour cela. Alors, à le voir ainsi, tandis que sa tête sort de l’eau, écarter grand les bras, parvenant à la position d’un V parfait pour replonger aussi vite, force est de constater qu’on n’avait pas du tout pris la mesure de sa détermination. Il était curieux et assez doué dans plusieurs champs, la musique, le théâtre, le ski ; il aimait la poésie, les maths, les animaux, les jeux vidéo. Manger des pâtes, des pizzas, des glaces et des sucreries chimiques le réjouissait. Mais il a découvert une activité irrésistible qui a fini par prendre le dessus sur toutes les autres. Stan, écarte un peu plus les bras !, lui répétait son entraineur, le chrono à la main, au bord du bassin. Sur les photos de nageurs figés dans leur mouvement qu’on voit sur les manchettes des journaux sportifs quand les champions de l’équipe nationale commettent un exploit, l’eau apparait comme une gangue de glace transparente sur leur tête tandis qu’autour de leur buste et de leurs bras, elle compose des montagnes d’écume blanche comme la neige. De même, une fraction de seconde, le joyeux visage de Stan, mi enfantin mi autrement, reconnaissable malgré le bonnet, les lunettes et la gangue de glace, surgit pour aspirer l’air et disparaitre de nouveau, faisant place dans le bouillon blanc à ses longs bras de papillon. Parce qu’un jour l’injonction de l’homme en tongs a pu cheminer jusqu’au bout de ses doigts pour repousser plus fort les hectolitres chlorés de ses 50 mètres. Cette fois-ci, il y est, il parvient à accomplir le geste parfait, les bras suffisamment écartés, qui permet de se faufiler entre l’air et l’eau en une ondulation continue. Danser avec la surface. Se propulser sans résistance car le nageur, comme d’autres fous, écrivains, peintres, musiciens, trouve le bonheur dans la fluidité d’une ligne qu’il n’atteint, s’il l’atteint, qu’au terme d’heures d’acharnement. La simplicité d’un geste est une quête et, sur cette voie, chaque étape, une renaissance. Ainsi Stan glisse sur l’eau avec l’élégance d’un papillon dégagé de sa chrysalide, lui qui sort de l’enfance et apprivoise son nouveau corps d’adolescent.

portrait n°  [33]

Il lève les yeux sur l’image.

Il faut en finir avec tous ces livres, les trier les feuilleter, les mettre en piles, retirer des bouts de papier avec des écritures dessus ; parfois quelques mots : période de dormance, inflorescence, spathe, épiphyte, fleur latérale, une liste de choses à acheter, un numéro de téléphone avec un prénom.

Il ne reste rien, sauf une image, une photocopie d’une photographie ; une femme au sourire de tristesse – Marie Irma Eugénie – l’enfant part chercher des œufs et du pain l’enfant marche pieds nus dans ses sabots d’hiver l’enfant entend le bruit des chevaux l’enfant voit les chevaux, l’enfant voit beaucoup de chevaux l’enfant voit les cavaliers en uniforme, l’enfant ne bouge pas, l’enfant plisse les yeux – une image en noir et blanc cornée aux quatre angles ; à certains endroits les pliures répétées à chaque déménagement. Marie Irma Eugénie immobile tenant dans sa main une fleur, la tige de la fleur touche sa robe, le pli de sa robe.

Il est allongé dans un pré. Il ferme lentement les yeux, les herbes les arbres le ciel deviennent des traits discontinus, des taches étendues de couleur, des points éparpillés. Ses bras à peine écartés du torse, il fait sortir de sa tête des mots, sa bouche bouge ses lèvres livrent des sons ; une fleur sort de l’humus une fleur sort d’une feuille une fleur s’ouvre au-ras de la terre une fleur son pétale sommital. On entend le vent souffler sur les herbes les herbes frôlent son coude son avant-bras sa main gauche ; celle à la cicatrice – un trait blanc sur la paume – la pointe d’un couteau, le couteau dévié de sa trajectoire et planté là. Derrière lui, quelques arbres interceptent la lumière du soir.

portrait n°  [34]

Il est né pas très loin de l’océan et toujours il y a eu le vent pour remuer et faire voler les grains de blé puisqu’il est paysan. Il a des bois, une forêt et il dit "si chaque fois que je suis tombé dans les bois j’avais gagné des euros je serais très riche". Riche il ne l’est pas. En tout cas c’est ce qu’il dit. Sa langue c’est aussi le patois des mots qui l’attachent à la terre.

Dans ses terres labourées il se penche et ramasse. Peut-être un trésor, un silex. Il se fabrique des vitrines où il range. Dans sa vie tout n’a pas été rangé. Le matin il va à l’épicerie acheter son pain sans sel et son journal. Et puis il tire sa chaise de dessous la table, il s’assoit sur un coussin à losanges oranges, remonte ses lunettes sur son front. Il est myope, il les enlève pour lire le monde. Non tout n’a pas toujours été rangé. Il y a eu des espaces où personne ne le saluait. C’était y a longtemps et puis le vent, toujours celui de l’océan, a balayé les vieilles histoires.

Il aime bien boursicoter. Il dit qu’il n’est pas riche. Il a des maisons des grandes et des petites. Il ne faut rien séparer, il a toujours voulu rassembler le patrimoine.

Il mange la soupe, matin, midi et soir. Il met la télévision à fond, on l’entend dans toute la maison. Il s’endort.

Aujourd’hui il a rendez-vous avec une jeune femme, une ingénieure. Elle s’intéresse aux pierres, et lui les pierres c’est aussi sa passion. Alors aujourd’hui ils iront en Dordogne voir quelques dolmens. Il ajuste sa casquette sur ses cheveux blancs coupés courts, il vérifie qu’il a bien les deux baguettes en cuivre dans sa poche.

Les dolmens il les aime, il les connaît. Il sait les fractures du terrain, il les sent avec les mains. Il prend ses baguettes, elles tournent. Ici il y a de l’eau. Les archéologues le connaissent pour ces choses là non scientifiques. Il a déjà contribué à leurs recherches. Il est capable d’estimer la profondeur des fossés autour des Dolmens.

Gisèle est arrivée, elle l’aime bien ce vieux monsieur, elle se réjouit de passer la journée avec lui. Elle n’est pas tout à fait de chez lui, mais elle a entendu parler de lui. Il trouve l’eau, il est un peu sourcier. C’est intéressant de le rencontrer, de l’entendre raconter. C’est elle qui conduit. Il l’a avertie, je suis un peu malade en voiture. J’emmène toujours une bassine au cas où. Il l’a posée à ses pieds avec une petite serviette pliée en quatre et une petite bouteille d’eau.
Il le sait on ne peut percer totalement tous les secrets, alors simplement il va lui montrer, lui expliquer l’explicable. Pour le mystère il ne sait pas. Il ne sait pas dire pourquoi il trouve l’eau, pourquoi il sait dire les profondeurs, enfin si, un peu. A la mort de sa mère il s’est passé des choses. C’est tout ce qu’il en dit.
La Dordogne ce n’est pas si loin. Gisèle conduit doucement. Ils sont dans le silence, et puis quelques mots d’autrefois, pour raconter les premières fois, les premières découvertes. Il s’y est toujours intéressé à ces tables de pierre, cercles magiques. Il a commencé à lire, à s’imprégner, à trier les interprétations. Elle écoute, il ne parle pas très fort : Vous allez voir et surtout vous allez ressentir. Et puis à nouveau le silence au milieu des pierres ramassées, racontées, entassées, classées. J’en ai quelques unes très intéressantes, des pointes de flèches, je vous les montrerai. C’est ma petite collection.

La route est sinueuse, la troisième voix dans la voiture veut les faire aller dans une direction qu’il ne connaît pas. Non ce n’est pas là. Il vaut mieux tourner à droite. Ils s’arrêtent, marchent un peu. Au bout du chemin il est là le dolmen. Gisèle sort un bloc de papier de son sac, elle dessine, elle écrit tout ce qu’il lui dit. Il lui fabrique des baguettes avec des petites branches de noisetier. Essayez lui dit-il. Il la guide, Il faut marcher doucement, lentement. Les baguettes de Gisèle se mettent à tourner. Ça marche ! Elle est heureuse.

De retour chez lui, il lui montre, lui raconte comme promis sa collection.
— Je reviendrai.

C’est ce qu’elle lui dit en le quittant.

Il s’est assis à son bureau. Devant lui un écran, internet, des chiffres, la bourse, les fluctuations, un mystère.

portrait n°  [35]

Longeant la route des grands crus, la Côte d’Or se déploie sans retenue en ce début octobre, une mosaïque de couleurs chaudes, jaunes, ocres, quelques tâches rougeâtres dans l’immensité arrêtent un instant le regard avant qu’il ne se perde à nouveau sans crainte. A proximité dans son pavillon des années 60 Dalila s’affaire avec grande concentration dans sa cuisine à confectionner l’une des 365 recettes de bacalhau. Elle pourrait la faire les yeux fermés, depuis le temps elle n’a plus rien à prouver, sans doute… mais c’est plus fort qu’elle, la réussite de ce plat est devenu un défi à relever, le prélude à une scène espérée, immuable : ses invités se délectent « c’est délicieux, comment tu fais ? », « je l’ai fait avec ces mains là ». Tout est en ordre « ça va aller ».

Quand elle était petite, il y a longtemps, la couture, la dentelle, le tricot, les tâches domestiques par nécessité n’ont très vite plus eu de secret pour elle, des doigts de fée disait-on à son propos, le sous entendu magique de l’expression n’était pas usurpé, dans un contexte de grand dénuement, elle avait développé une acuité d’observation particulièrement aiguisée et était capable de tout reproduire. « Avec ces mains là » en réponse aux compliments lui est venue tout naturellement, ce qu’elle faisait lui semblait bien normal.
Elle dresse la table dans la véranda, regarde à l’extérieur les fruits du figuier, la couleur violette s’affirme, bientôt elle pourra les cueillir juteux à point, cette année elle va les apprécier d’autant plus. Depuis la veille La température s’est soudainement automnisée, aujourd’hui la pluie menace, les nuages projettent de sombres perspectives à travers la verrière de la véranda, elle allume le chauffage d’appoint. La maison a été acquise à la force du poignet et avec « ces mains là », combien d’heures de ménage, de couture après la journée à l’usine, combien de charpentes posées par son mari ? Elle ne saurait le dire, ça ne compte plus, la maison lui appartient maintenant. Et puis la véranda a été ajoutée, quelle belle idée cette véranda, elle ne sait plus comment elle vivait dans la maison auparavant. C’est devenue la pièce maitresse où elle vit tout simplement, elle l’a équipée de tout le nécessaire pour se détendre, regarder la télévision, recevoir. Le reste de la maison est maintenant comme figé dans un silence grisâtre, rance d’un désir ancien sans avenir. Elle se demande comment elle pouvait y vivre auparavant sans cet espace ouvert sur l’extérieur, la maison lui semble à présent bien terne en contraste avec la véranda si lumineuse, sans séparation visible avec l’extérieur, elle voit son jardin qui entoure la maison, les quelques arbres fruitiers, le banc arabesques en métal blanc posé au milieu de la pelouse, la nature tout près sans envahir s’offre à son regard. Elle s’y sent bien.

Le temps serait-il déjà venu de s’en séparer ? Peut-être… elle ne peut s’y résoudre, il le faudrait sans doute, c’est une maison pour des personnes bien portantes, qui descendent, montent sans y penser les escaliers de la cave, des chambres, les quelques marches de l’entrée, du jardin, de la terrasse. Il fût un temps où elle aussi…

Maintenant le souffle s’empêche, se perd, le cœur suffoque. Tous ses proches sont de bon conseil, s’inquiètent « tu pourrais… tu devrais… il existe… », elle sait tout ça, pourrait le dire aussi, ils ont besoin d’apaiser leur mauvaise conscience, de l’enrayer plus certainement… « on l’avait prévenue » car au fond que leur importe réellement son bien être, ils ne cherchent pas à le connaître, ils apportent des réponses.

Elle, elle se sent bien dans cette maison, elle se sont construites ensemble, tiennent debout ensemble, l’emplacement de chaque chose à l’intérieur comme à l’extérieur, jardin, pelouse, fleurs, c’est avec « ces mains là ». Quel ne fût pas son bonheur d’avoir reçu quelques fois le prix des plus beaux jardins fleuris. Bien sûr aujourd’hui elle n’y arrive plus seule, doit demander de l’aide, mais « ces mains là » continuent malgré tout à composer.

Parfois elle envierait presque l’escargot, s’imagine quitter cet endroit en emportant sa véranda, sa cuisinière, son jardin, en douceur, rêve de jouer encore longtemps à répondre « avec ces mains là ».

portrait n°  [36]

Trois fois par semaine, je suis assis à cette table et j’attends. Parfois moins, jamais plus. Je suis vigilant à ne pas dépasser la dose supportable d’attente : si je venais plus souvent, je ne repartirais plus. J’aurais peur de la manquer.
Trois fois par semaine, toujours les mêmes jours, aux mêmes horaires. Lundi, fin d’après-midi, mardi matin, jeudi très tôt. On comprendra que je ne peux pas être plus précis. À la fin, Normand Lalonde parlait sur ses longues plages comateuses. Bribes de vers, traces de Chenille sur le sable. J’ai tout pris en note. J’ai tout détruit dès qu’on l’a mis en terre. Autant pour l’édition critique de sa Pléiade… De ses vagues dits, de ses flous filoutés, j’ai déduit cette table, ce café.

Ici, j’attends. Je ne fais rien d’autre. Rien de visible. Je suis au dessous du niveau de la mer. Je réfléchis à la suite, aux possibles. Je ne prends plus de notes. Ça exige une grande concentration et un rythme d’escargot, pour tout garder avec soi, sans écrire. 

Jeune interne la Chenille d’avant la Chenille s’est ici décidé pour le grand saut. Si j’écrivais, il faudrait savoir comment accorder cette phrase, au masculin d’avant l’opération, au féminin d’après ? Difficile à savoir…

« Il était parti en vacances après avoir embrassé tout le monde. À son retour, il avait changé de sexe et ses collègues saluait la métamorphose du papillon. Elle souriait, mais dans son coeur, elle sentait qu’elle était coincée au stade de la chenille. »

C’est le café à côté de l’hôpital, n’importe lequel. Je crois qu’il a donné ici ses rendez-vous les plus secrets. Bien son genre. Autant de lettres volées, à la vue de tous, en vitrine du café le plus anodin, le plus familier. Tout le monde est passé par ici. Les amis, les patients, les collègues, les contacts, les plans cul, les agents de liaison — qui devaient porter un autre nom ou aucun — les faussaires des passeports, les hackers de visa, ma grand-mère Alice, mon frère avec sa tête de chat à l’envers. Tout le monde, ça veut dire n’importe qui. Sauf moi.

Trois fois par semaine, ça se remarque. Surtout quand on ne cherche pas à sympathiser, à devenir un habitué. Je prends presque toujours quelque chose de différent, en variant autour des boissons chaudes.

Le cousin de mon père s’est assis ici, dos à la vitre. Il commandait d’abord deux cafés : un long et un court qu’il laissait intact. Avant de partir, il lui en offrait un troisième, long également “ pour la peine ”. Sur cette table, dans ce café.
Ou un autre : je ne compte pas la surprendre lors d’un retour nostalgique là où tout a pris forme. Je me montre ici, je me fais savoir. Tôt ou tard une femme d’un certain âge ou un homme mûr me demandera s’il peut s’asseoir à sa table. On l’aura prévenu. Dans ce café ou dans un autre.

Je ne suis pas exactement comme ce clown qui cherche ses clés sous un réverbère, même s’il les a perdues ailleurs, parce que c’est ici qu’il y a de la lumière.

Pas exactement.

portrait n°  [37]

Sud Viet-Nam. Environs de Saïgon. Dans un décor de bambous serrés, assis à un bureau, il écrit. Il a le visage émacié, long, aux pommettes haut placées, une peau cuivrée qu’aucune barbe n’assombrit, il est parfaitement rasé. Son nez, fort déjà, divise en deux son visage fin, alors que sa bouche fermée n’esquisse pas un sourire. Il aime cette heure matinale et la fraîcheur du lieu, propices à la clarté des idées. Derrière lui, accroché à la paroi végétale, la photo colorée, contrecollée sur un carton bis, d’une chaumière au toit à deux pentes, aux palmiers dressés que cache en partie sa tête aux cheveux bruns, ras, au front dégagé. De ses yeux bleu lagon parsemés de grains mordorés, il regarde avec surprise arriver un soldat de la compagnie. Toute annonce le laisse de marbre, il sait toujours faire preuve de sang-froid.

Vingt-huit correspondantes, ses marraines de guerre, reçoivent de longues lettres à la graphie droite, appuyée, régulière. Il rend visite à quelques-unes à chaque permission, aux quatre coins de la France, sans arrière-pensée ; il n’a pas l’âme d’un don Juan ; ses visites de courtoisie allient le goût de la rencontre et de la découverte de nouveaux paysages à celle de la reconnaissance pour lui évidente de la gentillesse de ces dames à son égard, elles qui lui procurent colis et courriers au plus creux de la solitude du front. La correspondance à sa femme emplira des années plus tard une grande malle de bois. Il écrit. Et ce sera toute sa vie sa part secrète. A sa mort, des blocs orange Rhodia couverts de la même écriture élégante. Des réflexions sur la vie, la confrontation avec les ombres du passé, les pensées tues.

L’intendance militaire qu’il intègre à dix-huit ans dans le premier régiment d’infanterie, il en parle parfois… Un service de l’armée de terre, chargé du ravitaillement, de la solde, des subsistances, de l’habillement, du campement, des marches, des transports et des lits. « Créé par une ordonnance de Louis XVIII, actif depuis 1817… ». Le rythme de son élocution est martial, il en a pleinement conscience. A la tête du service, des intendants généraux et des intendants militaires : des officiers. Il le quittera bien avant sa dissolution en 1983.

Indochine, cet été 1951, c’est à sa mère qu’il se confie avec tendresse et sincérité. Dans la petite église de Yen Lai, il est allé prier à sa demande. Un bâtiment abandonné après le départ des habitants où il se rend afin de pouvoir lui écrire qu’il y est entré… « Malgré l’éloignement, nous sommes si près par la pensée que cela est pour moi le plus grand réconfort, et je suis certain que mon moral restera toujours aussi élevé ; j’aurai peut-être des défaillances mais je les surmonterai parce que j’ai justement ta pensée avec moi… » Il ne sait pas prier.

Le 8 octobre, on le soigne à l’infirmerie de la garnison de Nane-Dinh pour un furoncle au genou qui l’a gêné durant une marche d’une vingtaine de kilomètres. Il enrage d’être immobilisé. Il ne peut plus plier la jambe. Il ne rechigne devant rien, la traversée de rivières où les sangsues se collent aux mollets, l’avancée dans la jungle d’où peut surgir la mort derrière chaque tronc d’arbre. Mais il se sait protégé par une étoile. Sa croyance et son optimisme provoquent dans son dos le mépris de certains sous-officiers. Dans la famille, seule sa mère saura qu’il a sauvé des dizaines de compagnons grâce à sa connaissance des lieux et une intuition étonnante des dangers. Il n’évoque jamais sa maîtrise de la stratégie militaire ; quand on le récompense, il place ses médailles dans une boîte en carton. Les opérations de ces derniers jours ont causé des dégâts, on compte de nombreux blessés et des morts. Les lois de la guerre. Derrière son bureau, éclairé par le plafonnier qui jette des ombres sur sa page, il consigne tout avec détachement. Plus tard il ne refoulera pas ses larmes en évoquant certains faits d’armes dont on ne saura jamais rien… Pour l’heure, il ne souhaite qu’une chose, rejoindre ses copains et « ses hommes ».

Quelques jours plus tard, dans un courrier de quatre pages, il réalise que ses confidences inquiètent sa mère. Il minimise le danger : « tu t’imagines qu’à chaque pas je suis prêt à tomber sous les balles. C’est une grave erreur vois-tu car on se déplace encore assez librement, s’il y a des endroits où l’on se fait un peu accrocher, ce n’est pas partout, et il faut bien se faire une idée, c’est que l’on y reste si l’on doit y rester… » Il cachète l’enveloppe et s’apprête à partir. Une photo l’accompagne dans ses manœuvres, celle d’une jeune femme asiatique, à la coiffure relevée sur le devant en un rouleau lisse, aux boucles d’oreilles et au collier de perles. Elle pose de trois-quarts sans regarder l’objectif. Difficile de lui donner un âge, elle paraît si jeune. Il a dû aimer ses yeux en amande, sa bouche pulpeuse, un tantinet boudeuse, son nez long.

Le 4 novembre 1951, il écrit encore. Il a besoin d’argent à prendre sur sa délégation du mois précédent pour acheter une moto. Son vélo a disparu. « cela vaut mieux que de perdre la vie. » Mais il n’a confiance en personne et parle de ses tourments, de « quelque chose qui ne tourne pas pour (lui) ». L’émergence d’une paranoïa qui le tourmentera jusqu’à la fin de ses jours. Qu’est-il arrivé, qu’il ne mentionne pas et qui tourne à l’obsession ? « Je ne sais si tu me comprends bien, il me semble qu’il y a quelque chose contre moi, je ne saurais dire quoi, mais je le sens, c’est pourquoi ici je n’ai confiance qu’en moi et mon arme. » Avant de glisser son courrier dans l’enveloppe, il considère une dernière fois cette lettre étrange, à l’écriture dérangée, qui contraste avec celle régulière, aux longs jambages, témoignant de la fluidité de sa pensée. Pour la première fois de sa vie, il s’inquiète de sa santé mentale.

Sur son bureau, il a laissé un porte-cigarettes en argent gravé représentant une scène aux champs, un paysan menant des bœufs dans une rizière, et une photo en noir et blanc au dos de laquelle est écrit de sa main « l’âge de l’insouciance ». On y voit un jeune garçon soufflant dans un brin de paille au milieu de la végétation, à proximité d’une maison au toit de chaume.

 

les auteurs

[1Jacques de Turenne*

[2Françoise Durif

[3Danièle Godard-Livet*

[4Claudine Dozoul*

[5Dominique Hasselmann*

[6Stewen Corvez*

[7Michèle D.

[8Françoise Renaud*

[9Catherine Lesaffre

[10Philippe Sahuc

[11Ista Pouss*

[12Jérôme*

[13Alain Chanteraud*

[14Véronique Séléné

[15Piero Cohen-Hadria*

[16Pierre Charil

[17Philippe Castelneau*

[18Anouk Sullivan

[19Solange Vissac

[20Laurent Schaffter

[21Morgane M. 

[22Milène T.

[23Anne Klippstiehl

[24Brigitte Célérier*

[25Magali Es

[26Jérémie Elyerm

[27Will

[28Géraldine

[29Marie-Christine Grimard*

[30Eric Schulthess*

[31Hélène Boivin

[32Vanessa Morisset

[33ana nb

[34Marie Moscardini*

[35Felismina

[36Emmanuelle Cordoliani

[37Marlen Sauvage*


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 novembre 2017
merci aux 3351 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page