#gestes&usages #06 | Annie Ernaux passe à la caisse

un cycle sur l’interaction du corps et du monde


 

#06 | Annie Ernaux passe à la caisse


On a inauguré ce cycle avec un passage pris à La honte d’Annie Ernaux : « les gestes quotidiens qui distinguent les femmes des hommes », et, cinq explorations plus tard, se dire que peut-être on écrirait de façon différente, ou amplifierait, ce que nous avions écrit alors.

Et pourquoi pas. Mais c’est probablement ce qui m’a induit à rouvrir les livres d’Annie Ernaux, et notamment ce petit opuscule pour une collection défunte du Seuil (2012) : « raconter la vie, le roman vrai de la société française », ce qui est beaucoup de poncifs en une seule phrase.

Mais le texte qu’y publie Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, est intéressant d’abord formellement : un « journal » réel ou fictif, où chaque ajout concerne une visite aux Trois-Fontaines, le centre commercial de Cergy Préfecture, ce conglomérat urbain où Annie Ernaux vit depuis très longtemps, et son hypermarché Auchan. Chaque incrément de ce journal est alors aussi un point particulier de l’exploration géographique, ou thématique. Consommation, hiérarchies sociales, conversations, culture et pommes de terre, ce sont des écosystèmes où chaque signe est susceptible de déploiement politique, depuis même déjà le parking.

Un texte susceptible d’un autre niveau d’interrogation formelle : le récit suppose l’observation, et la narratrice est à la fois celle qui observe et celle qui participe de ce qu’elle raconte, puisqu’elle-même faisant ses achats hebdomadaires.

Mais une position d’observation donc à la fois immergée dans le réel mis en écriture, et pourtant spectatrice anonyme de ce fragment complexe de réel.

À la même époque, j’enseigne à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, à quelques centaines de mètres du Auchan, et nombreux et nombreuses sont nos étudiant·e·s qui y travaillent à temps partiel pour assurer leurs études. Leur Auchan est-il le même que celui du livre ?

Même plus : soit en tant qu’employé, soit en tant que client, plusieurs de ces étudiant·e·s utilisent le Auchan comme lieu de performances ou d’actions évidemment clandestines ou presque (coiffer de sac poubelles la totalité des mannequins de la galerie, photographier les vigiles et personnels effrayés procédant au décapuchonnage), mais qui accèdent à la visibilité par le compte rendu filmé ou textuel (casser des produits à emballage de verre jusqu’à disposer de la totalité du spectre des couleurs, je l’ai vu, ou marcher pendant 3 heures dans le Auchan et questionner les trajets, les observations, le retour sur soi).

Dans une séance pour moi historique (!), à partir d’une quarantaine d’exemplaires du livre d’Annie Ernaux récupérés du pilon (merci le Seuil), j’avais proposé aux participants de :on amphi du mercredi après-midi de faire émerger par cut-up leur propre Auchan depuis le texte du livre, et que nous questionnions ainsi le réel, selon notre position d’observation ou d’interaction. Et on peut toujours en lire le compte rendu sur Tiers Livre : comment de 15 Ernaux en faire 30.

Et dans ce livre, à deux reprises, ce moment-clé qu’est le passage à la caisse. Où d’ailleurs le mot « gestes » figure comme enjeu.

Dramaturgie précise : deux personnages, la caissière (ici dans mon Auchan Saint-Cyr sur Loire il y a aussi des caissiers : un sur quatre ?), et la cliente (dans le texte d’A.E., des clientes) ou elle-même dans le rôle.

Et là on se retrouve dans notre thématique : ballet conjoint de mains (quatre), yeux (quatre) et paroles (deux, plus bruit de fond). Ça peut aller jusqu’au conflit potentiel (le quiproquo sur l’exemplaire du Monde acheté au kiose mais laissé au fond de son caddy, et la future prix Nobel se fait taxer de voleuse).

Voici donc ces deux extraits du livre d’Annie Ernaux, ses deux passages à la caisse. Je ne vous demande pas le supermarché : la transaction financière avec gestes, c’est elle qui compte, à vous d’en déterminer le contexte. Mais vous en ajoutez une troisième ?

Comme d’habitude, j’insiste sur téléchargement et lecture de l’extrait avant la prise d’écriture. Écrire, oui, mais écrire avec elle.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 février 2024
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