boucle 2, #02 | qualités des sans qualités

Principe : travail sur un personnage qui ne nous est connu — fictionnel ou réel — que de façon très, très lacunaire.

On va utiliser pour cela une sorte d’outil optique. Une trame reconnaissable entre toutes, qu’on utilise au quotidien, et les traces de cette grille ou trame dans notre texte va induire une illusion de réel, une sensation d’objectivité, en tout cas laissera à l’imaginaire du lecteur la sensation que le personnage, dont il nous est ainsi donné quelques éléments lacunaires, est — au moins pour l’auteur — parfaitement défini, totalement construit à l’échelle du récit potentiel.

Mais, pour nous, il s’agit bien encore d’une « marche d’approche », le récit avec vie qui deviendra l’objet de cette boucle 2 il ne s’agit pas encore de s’y risquer. S’en tenir, mais c’est cela qui sera notre liberté, désamorcera aussi le risque ou la tension, à cet aspect lacunaire, à ces bribes d’un personnage, c’est seulement notre but ici.

Il n’en reste pas moins que l’écriture est double :

– on écrit évidemment ces bribes lacunaires qui concernent notre personnage en devenir, qu’il soit fictionnel ou réel ;

– mais on écrit aussi cette grille ou matrice, on la rend reconnaissable, aussi reconnaissable par l’usage numérique quotidien qu’on en a, que l’aurait été autrefois un article de dictionnaire ou d’encyclopédie. Souvenez-vous donc du rôle de l’Encyclopedia Britannica dans le sommet qu’est le récit de Borges, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius (ou le relire !).

Cette grille, cette matrice à chacun reconnaissable, mais dont les usages fictionnels sont encore trop rares (il en a cependant) : bien sûr l’immuable page Wikipedia, et ses rubriques invariablement réglées.

J’en saisis au vol plusieurs exemples dans la vidéo : dès l’ouverture d’une page Wikipedia (donc, pour ce qui nous concerne, une page Wikipedia fictive), les deux onglets, l’onglet principal et l’onglet « discussion » : mais écrire cette « discussion », alors même que l’article principal n’existe pas, c’est un geste fictionnel qui nous donnera à imaginer le personnage, au moins lacunairement, mais dans l’illusion d’un personnage « complet », et c’est bien notre but.

Alors d’autres déclinaisons : en haut de toute page Wikipedia, tout aussi immuablement, la rubrique « homonymie » : inventer ces homonymes ne nous dira rien de notre personnage, mais quelle puissance à l’illusion de réel, si trompeuse qu’elle soit, que nous en aurons.

Et la suite des autres rubriques : « Résumé » ? Idem. Ou bien : « premières années » ? Idem. Ou bien : « Œuvre » ? Idem. Et même les « Notes », bien sûr ! On ne rédige pas une page Wikipedia sur le mode fake (mais je suis sûr que quelques-unes et quelques-uns d’entre vous iront jusque-là, alors qu’on ne s’en prive pas !), mais un fragment de cette page, sauf que la présence citée et présente de la grille, ou matrice vide qui est la norme de ces pages, confèrera à la part lacunaire qu’on en aura écrite ce principe d’illusion qu’on recherche.

Allons plus loin : toute l’entreprise Wikipedia est née bien sûr de la possibilité du lien html. Dans chacune des pages Wikipedia que nous ouvrons, ils figurent en bleu. Cela concerne des lieux, des concepts, des livres ou d’autres personnages. La liste de ces liens en bleu, dans la page absente (et pour cause) de notre personnage, c’est aussi ou déjà un mode textuel susceptible de produire un fragment d’illusion pour ce personnage que nous cherchons nous aussi, pour nous-mêmes, à définir, à construire, à s’approprier.

Et pour conclure ce résumé de ma consigne (oui, pour une fois, c’en est une !), ce que je cite au début de ma vidéo : il y a quelques années, considérant l’écart sur Wikipedia des ressources concernant le moindre feuilleton ou série audiovisuelle, la moindre commune de France ou les performances évidemment historiques de tous les sportifs imaginables, j’avais voulu insérer quelques notices concernant des auteurs et autrices contemporains dont le site, ou les réalisations numériques, me semblaient déjà décisives, et je pourrais citer au moins trois noms, deux hommes une femme, incontournables dans notre domaine littéraire numérique, et dont un et un seul dispose de sa page, encore est-ce sous son pseudonyme : oui pour Pierre Ménard, non pour Anne Savelli et Joachim Séné au moment où je rédige ce billet, et quand on me les avait retoquées avec dureté et mépris (pour Pierre Ménard, trace d’un premier effacement... en 2008, la page ayant été officiellement créée en 2016 seulement), c’était sous l’argument qu’aucun article de la presse littéraire traditionnel ne justifiait ma proposition : et pour cause... Depuis, ne me suis plus jamais mêlé de Wikipedia, y compris des pages qui me concernent.

Ceci, parce que tel est pour nous l’enjeu : nos personnages sont humbles, anonymes, ne concernent que nos propres affects ou notre propre mémoire, ou bien ils sont de pures créations fictionnelles, pas encore étayées par un livre (alors que Gregor Samsa ou Leopold Bloom ont leur page Wikepedia). Le titre que j’ai choisi pour cette consigne renvoie bien sûr au grand œuvre de Robert Musil : L’homme sans quallité (que Maurice Blanchot proposait de renommer L’homme sans particularité.

Et c’est bien l’enjeu central de la convocation de la norme, la grille, la matrice d’une page Wikipedia, au moins par une de ses rubriques librement choisies, pour construire l’illusion de notre personnage –– et on saura s’en resservir, soit du personnage, soit du principe de les construire...

À vous maintenant, avec impatience et curiosité...