c’est de la faute au Net

traduire et traduction : limites et responsabilité du Net


Effets pervers de la toile... Faut-il en conclure que tout est pour le mieux dans le meilleur des cybermondes possibles ?.... Faut-il, dès lors, parler de progrès ou de régression ?

Chaque semaine, dans la presse écrite, un article vient remettre sur la table une approche binaire de l’Internet, rendu responsable d’une difficulté culturelle spécifique, exemple type de faux antagonisme.

Paradoxe aussi que ces discours-là investissent eux-mêmes le Net, s’en prenant aux blogs via un blog, et on a parfois répondu.

Ce n’est pas très grave, en fait, parce qu’un des critères que nous affrontons en permanence, dans l’imprédictibilité globale qui est la marque de l’histoire rapide du Net depuis dix ans qu’il devient un usage social de masse, c’est le caractère inéluctable ou irréversible de la mutation en cours.
Il n’y a qu’à laisser traîner ses oreilles dans la rue, dans les gares, aux terrasses de bistrot, pour que le mot « Internet » (je l’ai vu sur Internet, j’irai chercher sur Internet…) réapparaisse. Il n’y a qu’à passer dans les facs, ou les salles des profs et CDI, pour voir comment sont utilisées les salles informatiques. Quand on arrive dans un bureau, ou une librairie, l’ordinateur devant la personne qui vous accueille est sur le réseau. A la maison, pour le renseignement le plus immédiat et concret concernant les horaires de bus, l’itinéraire pour une course en voiture, ou le film qui passe en ville, l’ordinateur est le recours immédiat.

Alors, évidemment, ça traverse de plein fouet la littérature, parce qu’il y a un critère supplémentaire : Internet convoque en permanence le langage, écrit, dit, filmé, pour s’insérer dans notre confrontation au monde, il est donc au lieu même de la fonction littérature, selon sa plus élémentaire définition de mise en réflexion du langage dans son questionnement du monde.

Il n’y a pas de paramètre de cette interrogation qui ne soit mouvant et en déplacement : on nous taxait encore il y a peu d’addiction, pour la passion que nous sommes quelques-uns à mettre dans l’observation et l’analyse de cette mutation dont nous sommes les agents privilégiés (n’ayant pas eu la chance de vivre celle de Gutenberg), aujourd’hui on remet en cause même ce préjugé du virtuel opposé au réel : c’est notre connexion Internet qui nous permet de nous assumer comme citoyen, de nous mobiliser (Lagrasse) en temps réel. La multiplication des réseaux sociaux comme MySpace, ou ce qu’est devenu Second Life, ou la propagation de l’imparfait Face Book sont d’autres figures de cette cloison désormais éclatée.

Qu’on lise cet article de Roger-Paul Droit dans Le Monde [1]
(daté 14 septembre), on ne peut qu’évidemment être d’accord avec le problème soulevé. Les exemples qu’il cite concernent la philosophie, ils valent pour la littérature. Les traductions disponibles en ligne de Shakespeare sont celles de François-Victor Hugo (susceptibles même, dans la propagation virtuelle, d’être attribuées à son père !), et non pas celles de Bonnefoy. La passionnante Bible est accessible dans la version œcuménique et stérile de Segond, il faut – ce que souligne le Monde – un prédicat de culture pour se renseigner à propos de l’Apocalypse si magnifiquement traduite par Bossuet, mais elle ne figure pas dans les Bossuet retenus par Gallica, et on ne trouvera pas non plus en accès libre les Psaumes traduits par Claudel, encore moins la si belle version de l’ami Cadiot. Et est-ce que c’est la fonction d’Internet ?

C’est en terme d’articulation que cela doit être pensé. En terme d’accompagnement par Internet, largement repérable par les moteurs de recherche, de ce qui compte pour nous en littérature, et qu’Internet mène alors aux versions accessibles, qu’elles soient graphiques ou numériques via téléchargement payant, ça viendra vite avec l’arrivée des eReaders.
C’est cette articulation qu’il s’agit de construire, quand les positions d’opposition résolue à Internet enferment dans l’impasse ceux qui s’y laissent prendre. Oui, peut-être, régression, mais cette voie étroite est le seul passage. C’est une interrogation de plus en plus urgente et grave pour les études universitaires littéraires en France : là où les scientifiques d’abord, puis les sociologues, enfin les facs étrangères s’emparent du Net, la frilosité locale (ah, les actes de parution des colloques…) fait qu’on ne laisse à Fabula que les sommaires, et ce n’est pas de la faute d’Alexandre Gefen, son fondateur.

Pour les traductions, le problème est moins spécifiquement français : les traductions en anglais de Rimbaud accessibles sur le Net sont ridicules, ringardes. Rien à voir avec le travail d’un Wyatt Mason… Mais à qui de le dire, et de conduire les étudiants vers le Rimbaud qui compte ?

Mais qu’on comprenne que tous les usages déjà se déportent, et qu’Internet est de façon inéluctable en amont ou superposé à cette totalité de nos usages. A quelques jours de la rentrée, son enseignant de français demande à la classe de 4ème de ma fille d’apprendre la Bohême de Rimbaud (« Papa, c’est quoi un paletot ? »), mais de trouver eux-mêmes le texte. Quel pourcentage des familles dispose d’un Rimbaud à la maison ? Pas de rêve. La question de la lecture à l’école n’est pas indépendante de l’état social global, et du statut symbolique de la littérature dans tel moment de la société. Pour ceux qui ont le livre, on trouve la Bohême, et sur Internet on ira voir quelques images de Charleville. Pour les jeunes qui téléchargeront le texte, quelle notion de plaisir sera associée aux mots qui surgiront sur l’imprimante ? Mais légitime à l’enseignant, plutôt que s’en tenir au manuel, de prende acte de l’usage social du Net, la présence banalisée d’un ordinateur et d’une connexion à la maison, pour initier ses élèves à un usage critique qui ne soit pas le passif surfer (mot enfin en voie d’obsolescence), et que le monde virtuel, même limité à l’usage privé ou informatif, interfère avec la transmission et, qu’il s’agit d’y cheminer volontairement, comme on le fait dans la ville — ce qui n’empêche pas de s’y perdre. De tout cela, on est juste au bord.

Mais, dans cet exemple aussi, Internet est transparent : il amplifie peut-être, mais n’est pas à la source du problème culturel ainsi désigné. Transparent, parce qu’il intervient comme médiation dans la totalité de nos usages, mais renvoie simplement aux contradictions sociales où ils sont immergés.

On considère ainsi Internet comme une sorte de bassine mal remplie, où nagent dans l’eau claire des brouets qui ne nous conviennent pas, et le constater nous dispenserait d’intervenir sur eux : perception statique du Net, alors que rien de ce qui s’y passe ne peut être considéré autrement qu’en évolution rapide. C’est cela qu’il faut renverser, un peu comme ceux qui nous envoient par mail les références de leur ouvrage à paraître, quand bien même excellent, en nous disant, bien sûr amicalement : « J’espère que vous en parlerez sur votre site... »

Lorsque, de fin 1995 à fin 1997, il s’agissait – hors même un site BNF ou BPI – d’installer sur le réseau des contenus libres (ce que n’étaient pas le projet Gutenberg ni Frantext), côté ABU ou Athena on avait constitué des chaînes, nous n’avions même pas de scanners, il fallait recopier. Pierre Perroud avait introduit dans son édition numérique des Fleurs du Mal quelques distorsions volontaires qui nous servaient de marqueurs, à mesure qu’on voyait le texte repris par des sites animés de bonne volonté ou d’intentions moins claires. Dans la masse profuse d’aujourd’hui, même ce genre de traçage devient caduque (et les marqueurs de Pierre Perroud se retrouver légtimés par quelques éditions graphiques des Fleurs du mal qui ont repioché par facilité le texte sur « la toile »...). D’où le fait qu’en juillet j’avais utilisé le terme d’auto-validation, qui m’avait valu pas mal de commentaires : c’est au Net lui-même de produire ses mécanismes de cautionnement symbolique.

L’an passé, Les planches courbes d’Yves Bonnefoy étant au programme du bac, une page de remue.net est devenue un sommet de consultation, toute l’année : heureusement rédigée par Jean-Marie Barnaud, qui a eu suffisamment de temps pour apprendre, au long de sa carrière, ce qu’est une classe de bac… Mais il n’avait pas rédigé cette page pour cet usage et cette responsabilité.

Alors admettons le terme de régression tel que nous le renvoie l’article du Monde d’aujourd’hui. Mais quelle responsabilité, justement, il nous assigne ?
Approchons l’exemple de leur dossier, la traduction : lorsqu’en 1998 j’ai mis en ligne une page consacrée à André Markowicz, je me souviens que la seule archive disponible à son sujet c’était un entretien pour Le Monde avec Colette Godard (les archives du Monde étaient gratuites, à l’époque nous étions trop peu à les solliciter ! – et je cite cet exemple pour preuve que ce n’est pas au Monde que je m’en prends, mais au problème qu’il soulève). C’est encore plus compliqué avec André, parce qu’il refuse d’écrire sur son travail de traducteur, et le considère comme un moment oral de partage : on a tous assisté, fascinés et éblouis, à ces séances où il décortique Mandelstam ou Pouchkine. Aujourd’hui, l’identité numérique d’André Markowicz, c’est-à-dire la trace cumulée de sa présence virtuelle, est devenue suffisamment dispersée et complexe pour être enfin poreuse aux problématiques de son travail : mais que cela ne dispense pas de passer par l’objet livre, qui le rémunère, et en constitue un aboutissement spécifique.

Notre responsabilité Internet, c’est d’introduire dans le réseau, les rendre visibles, les affiner, de véritables contenus qui posent les problématiques de la traduction, et permettent à ceux qui les croiseront de poursuivre leur chemin, non pas avec Internet comme finalité : matériau à télécharger ou copier/coller, mais leur offrir des pistes solides vers Meschonnic, Bonnefoy ou les autres. La révolution numérique, c’est que le livre graphique n’est plus le vecteur unique (il ne l’était d’ailleurs pas auparavant, c’est le statut du dispositif critique et de transmission qui a basculé le plus radicalement), mais notre chance, par rapport à la musique ou au film, c’est qu’il garde pour l’instant — et gardera même dans la diffusion numérique — la spécificité que lui ajoute ce qu’il inclut organiquement du travail d’édition.

Et pour l’univers de la traduction les signes favorables ne manquent pas : voyez le travail entrepris par retors, sous l’égide d’étudiants traducteurs. Voyez la mer gelée et son travail bilingue, voyez, initié l’an dernier par la Villa Gillet, l’échange To my americain readers, ou le site de la MEET etc…

Je n’évacue pas la question de fond posé par l’article du Monde, je voudrais la sortir de ce faux antagonisme posé par une vision statique du Net. Et que ce sera le cas aussi tant que la marge d’intervention par la mise en ligne de contenus est très limitée : je peux dire tout le bien que je veux de Julien Gracq ou Henri Michaux, il n’est pas question d’outrepasser en ligne le droit de citation traditionnellement accepté dans l’édition graphique. Alors même que nous savons bien en quoi l’utilisation numérique du texte ne peut que conforter, en ces temps précaires, sa vie littéraire et marchande. Je peux signaler l’intérêt immense du travail de traduction-réédition de Robert Walser chez Zoé, je ne pourrai jamais aller plus loin que la façon dont les traducteurs et l’éditeur eux-mêmes utilisent Internet, selon ce qu’ils ont décidé de mettre à la disposition de la communauté virtuelle.

Nous-mêmes, côté virtuel, sommes engagés dans ces débats. Mais toute production de ces questions en terme de régression, en exhibant les limites actuelles du Net plutôt que mettre la main à la pâte, enferme à nouveau dans ce faux antagonisme : dommage de le voir devenu cette espèce de préjugé sociétal : ah qu’il est bon de se moquer des blogs…

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Les effets pervers de la Toile

Internet facilite le travail des traducteurs : ils y trouvent instantanément les exemples d’une expression rare ou d’une tournure curieuse qui demandaient, autrefois, de longues et parfois infructueuses recherches. Et ce ne sont pas les résultats de la traduction automatique - dans l’ensemble encore pitoyables - qui les menacent. A l’évidence, la Toile facilite aussi la vie des lecteurs : qui se plaindrait de pouvoir accéder, de façon immédiate et gratuite, chez soi, à des milliers et des milliers de traductions d’oeuvres du monde entier ?

Faut-il en conclure que tout est pour le mieux dans le meilleur des cybermondes possibles ? Rien n’est moins sûr. Car l’un des effets pervers du nouveau système, c’est le risque que les mauvaises traductions chassent les bonnes. En effet, une traduction en libre accès est généralement une édition ancienne, tombée dans le domaine public. On trouve donc en ligne, en particulier pour les auteurs classiques, et notamment pour les textes grecs et latins, un grand nombre de traductions du XIXe siècle.

Un seul exemple : pour lire un texte difficile et fondateur comme La Métaphysique d’Aristote, on dispose de la traduction française partielle et parfois farfelue de Victor Cousin qui date de... 1838. Heureusement, on trouvera prochainement à l’écran la traduction française intégrale publiée par Jules Barthélemy Saint-Hilaire en... 1879, vieillerie que personne ne serait allé ouvrir en bibliothèque, tellement ses critères sont dépassés et ses exigences différentes de celles d’aujourd’hui.

On dira qu’il vaut peut-être mieux jeter un coup d’oeil sur ce mauvais texte que de ne rien lire du tout. Encore faut-il ne pas le prendre au sérieux, être averti de sa piètre qualité - ce que rien n’indique à l’utilisateur, évidemment.

Ainsi des traductions gratuites, accessibles de partout, mais périmées ou fautives, risquent-elles de se diffuser bien plus vite que des travaux plus récents et plus rigoureux, qu’il faut aller acheter. Faut-il, dès lors, parler de progrès ou de régression ?

© Roger-Paul Droit, Le Monde des Livres, dossier sur la traduction, 14/09/07.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 septembre 2007
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