#40 jours #18 | retraite anticipée

Je suis une apatride, disait Danielle avec un zeste de vanité et l’idée d’une maison à soi, d’un « home sweet home », d’un chez soi, d’un terrier, le sien, ne lui était pas familière. Elle avait vécu à plus de vingt adresses avant son vingtième anniversaire et trimballer son paquetage au gré des pérégrinations familiales était une routine comme un autre. C’est seulement avec l’acquisition de son dernier appartement, rue du dôme, que la notion de foyer avait pris corps. Elle notait qu’elle éprouvait en revenant chez elle un certain soulagement ; dès la sortie du métro, dans le fracas des automobiles et la poussière noirâtre de la place Marcel Sembat, elle se voyait délacer ses chaussures et les envoyer valdinguer dans le couloir de l’entrée et un soupir d’aise par anticipation flottait sur son visage. Marchant le long de l’avenue de la République, elle passait devant le dépôt des établissements Raboni, spécialisé dans le négoce de matériaux de construction ; Elle n’avait jamais remarqué cette devanture imposante, mais l’artisan qui avait fait les travaux chez elle disait toujours : « je vais faire un saut chez Raboni ».  Les Raboni avaient dû avoir un prix de gros sur les carreaux blanc qui couvraient entièrement la façade et lui donnaient un air de clinique douteuse ou de toilettes publiques défraichies. Prise d’une envie de pisser et de lâcher (peut-être) un vent libérateur, Danielle pressa légèrement son pas. Au croisement de la rue de la République et de la rue Marcel Dassault (ce vieux salaud  avait eu droit à « sa » rue car c’est ici que se trouvaient les établissements éponymes), deux cafés se faisaient face ; l’Usine (un ancien rade sur le chemin des usines Renault à Billancourt), un bar à tapas assez vulgaire et de l’autre Barthélemy, « bistro de qualité » qui vendait des hamburgers « twistés » au prix du rôti de bœuf. Danielle n’y était jamais allé mais elle sentit sa gorge s’assécher et son corps tout entier pris d’une furieuse envie d’engloutir un litre de bière fraiche. Elle s’engagea dans la rue Barthelemy Danjou qui croisait la rue du Dôme un peu plus loin. Au carrefour, les quatre immeubles d’angles étaient faits de briques polychromes typiques des immeubles collectifs construits dans les années 30 et que Danielle trouvait à la fois joli (le charme de la brique) et quelconque. Joli et quelconque, comme le visage de la jeune femme qu’elle avait croisée dans le métro et qui lui avait sa place (la première fois, ça fait un choc).

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)