#40jours #19 | tisser sa toile

Ce matin j’avais rendez vous à la médecine du travail. N’ayant rien de mieux à faire je partais du service avec beaucoup d’avance et cheminais à pas lent le long du couloir ou les hauts parleurs diffusaient une musique chorale de qualité fort médiocre. J’avais pris soin de me renseigner auprès de plusieurs collègues dont le rendez vous annuel avait déjà eu lieu, du nouvel emplacement du service de médecine du travail qui avait dû déménager quelques mois auparavant pour permettre l’agrandissement de la pharmacie. Il était situé tout au bout du couloir central en direction du parking arrière de l’hôpital. C’est donc en avance que j’arrivais devant le mur blanc qui bouchait l’extrémité du couloir. En son centre, une petite porte blanche était surmontée d’un écriteau à fond bleu ciel où était indiqué  en lettres noires:  service de médecine du travail. Il  n’était fait mention ni d’horaire d’ouverture, ni encore s’il fallait attendre derrière la porte ou frapper ou bien rentrer directement. Comme je ne souhaitais pas passer pour quelqu’un qui n’a rien de mieux à faire que d’arriver en avance à son rendez vous, je décidais de retarder mon entrée et commençais par patienter dans le couloir. Pour occuper le temps je déambulais sous formes  d’allers retours afin de ne pas trop m’éloigner de la petite porte. Cela fut vite ennuyeux. Pour rompre la monotonie je m’amusais alors à les allonger de quelques mètres à chaque fois. Je me pris rapidement au jeu et me fixais de nouveaux objectifs: jusqu’au qu’au prochain couloir, ou bien encore sur la longueur de trois haut parleurs supplémentaires . J’y trouvais ( je dois  bien me l’avouer) une certaine satisfaction un peu puérile. A l’aller, ma tâche était de ne pas marcher sur les lignes entre les carreaux. Au retour,  il fallait au contraire que je ne manque pas d’y marcher. Je variais les plaisirs: d’abord de tout petits pas carreaux après carreaux puis j’allongeai ma foulée jusqu’à sauter trois carreaux à chaque pas. Une fois tout droit une fois en diagonale. Je croisais quelques soignants et voyant bien que mon comportement étrange commençait à se faire remarquer, je cessais aussitôt mes aller retours incessants. Je n’avais pas pensé à prendre l’heure, mais le solo de xylophone qui avait remplacé les chœurs m’indiquait que j’avais encore un peu de temps à gaspiller avant mon rendez-vous. N’ayant nulle part ou m’assoir , je  m’appuyais alors sur le mur blanc à droite de la porte et dans la torpeur des minutes qui s’égrainaient au son du xylophone.  constatais avec surprise que le couloir qui s’étirait à perte de vue s’il donnait en l’arpentant une impression de rectitude sévère prenait depuis la perspective de mon tout nouveau point de vue un  virage sur la gauche et plus étonnant encore une  légère courbe (un peu comme si je fut amené à observer depuis son extrémité caudale le dos d’un grand cachalot blanc). J’en étais là de mes élucubrations lorsque le bruit discret du pêne de la petite porte me fit sursauter. La silhouette familière de la secrétaire ( elle occupait le poste depuis plusieurs années, je la croisais à chacun de mes rendez vous se découpait dans le cadre de la porte).  Elle me dévisagea en plissant les yeux comme si elle ne m’avait jamais vue puis m’invita à la suivre en m’appelant par mon nom. Comment avait elle su que je me tenais derrière la porte? Je cherchais discrètement des yeux une aspérité sur le mur blanc qui m’aurait échappé trahissant la présence d’un œilleton ou bien d’un petit objectif de caméra. En vain. Elle paru saisir  mon hésitation, et sa silhouette s’effaça pour m’inciter à entrer. Je me décidai enfin à la suivre. Il ne nous fallu pas plus de quelques pas pour traverser ce que je déduisis être un secrétariat. Pièce borgne, dotée de deux portes identiques en face l’une de l’autre,  d’une superficie d’environ cinq mètres carré tout au plus. Et dont le seul ameublement consistait en un comptoir de bois sombre dans le prolongement de la porte d’entrée sur la droite et d’une chaise devant un écran d’ordinateur posé sur la partie basse du comptoir. Une plante verte en plastique, sorte de yucca aux feuilles élancées et au petit tronc rayé de brun, prenait la poussière dans un coin face au comptoir. C’était la seule initiative qui ai été prise pour personnaliser la pièce. La teinte blanche   des murs du sol et du plafond avait été choisie pour en réduire l’effet d’étouffement qui ne manqua pas de me prendre à la gorge après la perpective sans fin du couloir. A ma grande surprise la deuxième porte ne menait pas sur un couloir desservant plusieurs pièces comme je me l’étais imaginé mais directement dans la salle d’attente où elle  m’invita, d’une voix neutre, à m’assoir. Avant même que j’ai eu le temps de la remercier la porte s’était déjà refermée. Je prenais le temps de m’installer sur l’une des trois chaises de plastique  bleu pastel disposée le long du mur à droite et de trouver une position à peut près confortable pour mon dos dont la barre douloureuse me rappelait ma longue attente dans le couloir. J’occupais  alors mon temps à détailler la pièce. Borgne. Comme le couloir et comme le secrétariat. Cela ne me surpris nullement étant donnée que les trois pièces se suivaient au coeur du bâtiment central . A ma droite, la porte par laquelle j’étais entré. Sur ma gauche, une nouvelle  porte. Identique. Un sentiment de malaise s’empara de moi. Que pouvait donc signifier cette étrange marche en avant? J’eu le sentiment fugace d’une souris piégée au centre d’un jeu de matriochkas.  Je chassais bien vite cette image, me rassurant sur le fait qu’il  me suffirai probablement de revenir sur mes  pas une fois le rendez vous terminé et que si je n’avais vu personne sortir par la petite porte à l’écriteau bleu ciel dans le couloir c’était juste parce que je n’avais pas été assez attentif, distrait par mes allers et venues incessantes. Je guettais à travers la porte un bruit provenant du secrétariat. Le silence était complet.  A cet instant je levais la tête et réalisais que deux personnes se tenaient assises face moi dans l’immobilité la plus parfaite ( depuis combien de temps? Je n’avais aucun souvenir de les avoir vu entrer..) occupant deux des trois chaises en miroir exact de celles sur lesquelles je m’étais assis. La chaise du milieu était restée libre. Je ne mis pas longtemps à les reconnaitre. Il s’agissait des deux infirmières affairées à la toilette d’un patient que j’avais salué à l’aube de ma dernière garde. La grande et la petite. Elle ne portaient pas le pyjama de papier bleu réglementaire du service mais étaient vêtues en civil. La grande à la poitrine plate portait un pantalon blanc et un épais pull de laine beige dont le col roulé dissimulait et adoucissait les angles de sa mâchoire. La petite, aussi haute que large,  était quand à elle vêtue d’une robe  de velours couleur orange sanguine d’où émergeaient deux énormes cuisses  remplissant généreusement un collant de vinyle noir. Tout en leur rendant leur salut d’un hochement amical de la tête je me demandais si elles étaient toujours ensembles comme deux inséparables  ou  si c’était seulement le hasard qui les réunissait en deux lieux différents en si peu de temps. J’optais pour la deuxième hypothèse étant donné que ni elles se regardaient ni elles se parlaient comme deux parfaites étrangères. Après avoir échangé quelques phrases courtes et purement informelles sur le temps froid et sec et sur l’état de santé de quelques patients de la réanimation, le poids du  silence un peu gêné (celui qui suit les  conversations trop vite écourtées faute de n’avoir mieux à se dire) retombait sur la pièce . Je retournais à l’examen minutieux de la salle d’attente prenant soin de contourner des  yeux le grand corps et le plus petit comme si les regarder aurait entraîné une combustion immédiate et irréversible de ma rétine. Malheureusement, la pièce ne comprenait ni horloge, ni fenêtre, ni table pourvues de magazines, ni la moindre affiche au mur , bref absolument rien qui fut propice à tromper l’ennui en accrochant ne serait-ce que quelques minutes l’imagination . Je revenais ainsi tout naturellement vers les deux femmes et, évitant soigneusement de croiser leurs visages, je les observait par bribes à la périphérie de mon champ visuel. Je souriais lorsque que je constatais que les deux corps si différents étaient la seule entorse faite à la parfaite symétrie de la pièce. Je comptabilisais les ressemblances et les différences et il faut bien avouer que ce nouveau jeu m’amusais beaucoup ( Le masque qu’elles portaient toutes les deux devant le visage, même cheveux grisonnants, même façon de croiser les jambes. Différence de gabarit (évidente) , la petite portait une alliance doré alors que la grande n’avait aucun bijoux…). C’est en détaillant à la dérobée l’annulaire gauche de la grande qu’elle m’est apparue. Je ne peux dire à présent si cette vision fut réelle ou si elle émana des vapeurs de mon cerveau échauffé par l’attente. J’ai bien peur de ne jamais pouvoir trancher entre ces deux hypothèses et si je fais l’effort de la retranscrire ici le plus objectivement possible c’est uniquement dans le but de tenter d’exorciser la terreur viscérale qu’elle provoqua en moi et  qu’elle provoque encore rien qu’à l’évocation de son souvenir.

La plus grande des deux femmes tapote de la pulpe des doigts de sa main  gauche l’accoudoir de plastique bleu ciel du fauteuil. Elle prend appui sur son poignet et son pouce et actionne ses quatre doigts restant en fléchissant  puis  défléchissant alternativement ses phalanges aux jointures trop saillantes  jusqu’à ce que le bout des doigts vienne heurter l’accoudoir. L’index puis le majeur, suivi de l’annulaire et de l’auriculaire. Dans cet ordre  exact. Elle ne se trompe jamais . Le geste ne lui demande d’ailleurs ni effort ni concentration. Elle tient sa tête tournée  sur la gauche et ses yeux  fixent un point situé bien au delà de la porte du secrétariat. La petite femme, absorbée dans l’examen d’un accroc sur son collant, n’y prête pas plus attention. Ce geste est anodin, machinal, dépourvu de sens. Vieille habitude, témoin d’agacement ou d’ennui ou bien juste comme ça pour faire passer le temps , si automatique qu’elle est ancrée dans ses gènes. Pourtant, je ne peux détourner mon attention de ses phalanges et du bruit mat et saccadé qu’elle produisent sur l’accoudoir. C’est avec les sens engourdis et le cerveau semi liquide de l’attente qu’elle m’apparaît. Les doigts trop maigres se couvrent progressivement d’un duvet noir. Le mouvement gagne encore en vitesse et en fluidité. Une araignée monstrueuse me fixe de tous ses yeux rond. Il me  semble qu’elle grossit et enfle à chaque instant. En tendant l’oreille je peux l’entendre légèrement grogner de contentement entre les coups secs et  saccadés de ses ruades. Je sais que je dois détourner le regard, ne pas en tenir compte.  Alors la bête féroce redeviendra un insecte insignifiant qui déguerpira sous la chaise et regagnera les galeries humides et sombres du métro d’où elle a vu le jour. Je suis prisonnier de la toile tissée par les pattes épaisses et velues battant la mesure sur le plastique bleu. Ce n’est que lorsque le médecin m’appelle pour la seconde fois que je reprend mes esprits. Les genoux tremblants et le front suant je le suis dans la salle d’examen sans un regard pour les deux femmes. 

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.