#40 jours #20 | Fausses donnes

Un type à la porte automatique. | donner/non donner | donner/non donner | donner/non donner­ | donner/non | donner/non | donner non | donner non | donner non pas | non donne pas | donne pas | donne pas | donne rien | je donne pas | je non donne | je donne rien | je donne rien | je rien | je rien | je rien | j’ai rien | j’ai pas | j’ai rien | non désolé | j’ai rien non | j’ai rien désolé | j’ai désolé rien | non rien — Non désolé j’ai rien… et tu passes devant le type, assis en tailleur contre le gros coffret boîte à lettres jaune, à côté de la porte automatique de la Poste qui s’ouvre à ton passage, se referme, un petit panier et trois pièces jaunes, et tu retires devant le distributeur, un billet ou deux, vingt balles, quarante peut-être, cinquante ? non… les billets que tu glisses dans la poche arrière droite du jean, le portefeuille dans la poche intérieure gauche de la vieille veste en jean, délavée, les yeux du type sur le dos, sur le trou derrière au niveau de l’épaule, qui te regarde partir, descendre la rue, jusqu’à ce que l’a porte s’ouvre automatiquement et il lève les yeux, sur la porte qui se referme et personne, et tu descends en ville, au Coq, chez Coco, au Canot’, où tu vas les donner tes billets, où tu vas les claquer, les boire dans les bières, à 2 balles l’une et combien t’en bois déjà ? et en boîte de nuit.

Figure 47 – Au distributeur de la Banque Postale – Google Maps en street view, septembre 2019 – copie d’écran 08/07/2022

Ouais c’est ça, plus vite et me regarde pas, me regarde surtout pas, des fois qu’tu t’sentes obligé d’me donner, me regarde pas j’en ai même plus envie, tu passes là, devant moi, tu passes tu m’réponds pas, même pas, tu donnes pas j’m’en fous, mais tu m’réponds, tu m’réponds au moins, tu peux répondre, tu dis bonjour tu dis merde j’m’en fous, tu réponds, donne-moi ça au moins, une réponse, un mot, donne-moi un mot, c’est quand même tout con, ou un signe, juste un signe au moins, un regard, même un peu fuyant bordel, l’air gêné j’m’en fous, j’ai l’habitude, mais un regard et un petit signe de tête, comme ça, hein comme ça, regarde comment j’fais, regarde, ce que ça m’fait, tu donnes pas, tu donnes rien, j’m’en fous, mais j’comprends tout, tout, que j’vaux rien, ni un balle ni un mot ni un regard ni un signe comme ça, regarde comment j’fais, moi j’te l’donne ça, comment j’fais pour baisser la tête, comment j’baisse les yeux, ça j’te l’donne, j’te l’montre, tu baisses la tête tu baisses les yeux, c’est cadeau, c’est comme ça le signe de tête, ça commence comme ça au moins, juste un petit signe comme ça, sans un mot et pas un kopek, t’es pas obligé de donner, mais juste un signe comme ça, et t’es pas obligé de baisser les yeux, de t’abaisser comme moi, ça c’est moi ça, c’est dans ma nature, et c’est cadeau, c’est mon signe de tête pour toi, mon signe que tu m’renvoies, que j’vaux rien, pas un mot pas un regard, pas un signe, j’ai compris, ça fait longtemps t’inquiète, j’ai l’habitude, on m’en a donné de plus durs ce genre de signe, ce degré zéro du signe, j’ai compris avec le temps, quand on m’donne rien, ni un kopek ni un mot, ni rien, et pourtant j’étais là avant toi, moi j’suis là ça fait quoi maintenant, j’sais pas, j’saurais pas dire mais on s’en fout, j’suis là depuis un bout de temps, avec les quatre piécettes qu’on m’a données ça fait déjà un bout que j’suis là, ça fait un bail qu’on passe devant moi sans rien donner, pas un kopek j’veux dire, mais souvent j’ai droit à un regard ou à un mot, on passe devant, et j’vois bien aussi, de loin parfois, qu’on voudrait esquiver, changer de trottoir même mais la route est passante, mais pas le choix, j’suis là, je gêne, mais tant pis, on y va quand même, c’est la vie ça va passer, et allez on passe devant moi, on fait mine de m’ignorer, mais voilà, voilà que j’parle, Bonjour M’dame, ou Bonjour M’sieur, et on est surpris, ou on feint la surprise, mais enfin on m’donne un regard, même fuyant j’m’en fiche, j’ai l’habitude, on m’donne un signe de tête, de la main même, on m’donne un mot on m’répond, après on fait ce qu’on a à faire derrière, là, au coin du mur, on tripote le distributeur qui bipe bipe bipe et zinzinule, et on s’en va sans rien m’donner, mais au moins on m’a donné du regard, du signe de tête ou de la main, et même un mot, mais pas toi, toi t’es passé là comme ça, devant moi, et rien, pas un regard pas un mot pas un signe, et t’as même pas vu quand j’ai baissé la tête et le regard j’parie, t’as rien vu, rien su, tu voulais pas, t’as juste donné ton code à la machine, bip bip bip et zinzin, et elle te l’rend bien, sûrement parce que tu l’vaux bien toi, parce qu’elle t’a reconnu la machine à sousous, qu’en plus elle te parle, qu’en plus elle t’écrit, c’est pas grand-chose c’est quelques mots, mais c’est écrit, Bienvenue, Merci de votre visite, c’est gentil la machine, elle a tout compris elle aussi, elle donne pas juste les sousous, elle est pas juste bip bip et zinzin, elle parle elle aussi, elle te parle, et ça aussi t’es foutu d’épondre, làa aussi t’es pas foutu de lui donner le change, tu pourrais au moins lire à voix haute, tu pourrais l’aider à s’exprimer la machine, tu pourrais lui prêter ta voix si tu peux pas la donner, c’est écrit, tu pourrais lire à voix haute, si tu m’dis pas Bonjour M’selle ça m’ferait au moins quelques mots, comme ça, que j’pourrais prendre pour moi, les mots de la machine.

Figure 48 – Au distributeur de la Poste – Google Maps en street view, avril 2011 – copie d’écran 08072022

Et des fois tu veux pas, des fois tu peux pas, tu veux juste retirer pour le pain, et une baguette, t’as plus de monnaie, et tu voudrais pas, tu peux pas retirer, tu fais gaffe, tu vas taper encore un peu dans le découvert, tu vas le creuser, et si ça se trouve c’est comme ça que ça commence, si ça se trouve, c’est ça qui lui est arrivé à lui, à elle, au chien si ça se trouve, un découvert, un découvert de rien, mais régulier, récurrent, d’un mois à l’autre, c’est tout juste si on peut le recouvrir, on y arrive quand même, à peine, et puis une fois non, t’y arrives pas, t’y arrives plus, tu peux pas, et tu veux pas ça, tu veux pas, mais c’est comme ça, c’est comme ça que ça commence, et c’est comme ça que tu finis, comme lui, comme elle, avec le chien, au pied du distributeur pour une poignée de centimes, et veux pas, t’en peux plus, le voir là, la voir là, et le chien comment il fait ? au pied de la machine, au pied de la planche à billets, celle où tu vas aller retirer, et tu veux pas, tu peux pas trop, ça va creuser encore le découvert, tu vas le découvrir un peu plus ce que ça fait, tu le vois déjà, lui, elle, le chien au pied, et tu veux pas, t’en peux plus de les voir, là, encore, tu veux plus passer devant, tu peux pas aujourd’hui, mais le pain et la baguette pour le sandwich, tu dois retirer, là au coin de la Poste, là au coin de la Banque Postale, avec lui à côté, elle à côté, au pied du chien, une poignée de centimes dans la casquette, et tu voudrais leur donner, tu voudrais donner une pièce, mais pas de monnaie, la monnaie tu l’auras après, après le pain chez Mierger, ou la boulangerie des Familles, la Gana c’est moins cher, et c’est mieux pour les sandwichs des petits, et tu reviendras pas, tu remonteras pas à la Poste, à la Banque Postale, et tu voudrais leur donner un billet, parce que t’en peux plus de les voir, de le voir lui au pied de la machine, elle au pied de la machine, eux au pied du chien, tu voudrais donner, leur donner, un peu de monnaie, des billets si tu pouvais, et tes cartes tiens t’osais, tes cartes que tu leur donnerais, même si t’as rien, jusqu’à ce que t’aies plus rien, et t’en veux plus maintenant, et tu leur donnerais tes cartes, et tu t’installerais avec eux, là, au pied de la machine, avec lui, avec elle, avec le chien, et tu distribuerais les cartes, même si t’en as qu’une, mais y a les autres aussi, tu leur donnerais aussi, toutes tes cartes, la Bleue, la Vitale, la Grise, la Tiers Payant, le Permis, la Leclerc et l’Inter, La Brico, la maladie européenne, la vieille d’étudiant, l’identité, la déchetterie, et toutes les cartes de visite en carton, une en papier, tout le jeu des cartes qu’ils ont perdu, qu’il en voulait plus, qu’elle en pouvait plus, que le chien a bouffé si ça se trouve, je leur donnerais mes cartes et on les ferait tourner, on inventerait un jeu, un tarot, on miserait des pièces rouges, comme les autres au Coq, du temps de Claudus et Super Serge, mais eux c’étaient des billets, les gris, les rouges, les bleus, et peut-être bien orange, la vache ! ceux que je retire jamais, t’imagine pas le découvert après, l’interdit ! mais les cartes, on ferait tourner les cartes pour un tarot avec lui, avec elle, un tarot à trois avec un gros chien, mais pas d’atouts, pas assez de cartes pour ça, pas assez de têtes, et pas assez de pièces non plus, j’ai pas eu le temps pour la monnaie, faudrait acheter le pain pour ça, les baguettes pour les sandwichs, les petits sont en sortie demain, mais le temps de descendra à la boulangerie, le temps de remonter à la Poste, la Banque Postale, au distributeur au coin, le temps de revenir ils seront sûrement partis, sans laisser de trace, ni l’un ni l’autre, ou alors le chien qu’aura fait sur le mur, au pied de la machine, mais pas besoin de plus de toute façon, on fait tourner une fois les cartes, on fait tourner deux fois, dix fois les cartes, on fait mille parties si tu veux, pendant que les gens vont et viennent, pendant que la porte s’ouvre et se ferme, la porte de la baie vitrée, pendant que le postier demande à ce qu’on aille jouer un peu plus loin, pendant qu’on va et vient au distributeur, pendant qu’on retire, à chaque c’est la même chose, pour lui, pour elle, pour moi avec mon jeu à découvert, et même dans le chien, il y a toujours fausse donne.

Figure 49 – Au distributeur brulé – Google Maps en street view, juin 2013 – copie d’écran 08072022

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

2 commentaires à propos de “#40 jours #20 | Fausses donnes”

  1. Affolant de vérité et si bien écrit, j’oserai presque dire craché.
    Ce texte devrait être joué sur une scène de théatre, devant un parterre de spectateurs… Merci

    • Merci. Je vais y penser pour une lecture en public. Mais il va falloir que je m’entraîne longtemps avant.