#40jours #22 | au carrefour des ans

Imaginons que les caméras de surveillance aient pu contrôler ce carrefour, disons depuis cent ans. C’est le croisement entre la rue Pointe-Cadet et la rue Léon Nautin que beaucoup appelaient rue du Chambon. C’est un carrefour de pas grand-chose, les deux rues ne sont pas très larges, et se prolongent l’une et l’autre de chaque côté de leur jonction. Disons deux caméras postées sur deux maisons aux angles. Elles auraient vu que tous les jours à 19h15, Eugénie P. descend la rue P. Cadet de son pas claudiquant, en faisant taper sa canne sur le trottoir, rejoint le numéro 21 et disparaît dans l’entrée de l’immeuble. Elle en ressort vers 20h 30, le pas un peu plus lourd, la démarche toujours aussi incertaine et fait le chemin en sens inverse. Tout cela tous les jours pendant les années trente. À 18h, tous les soirs durant les années cinquante et soixante, sauf le samedi et dimanche ou s’il est malade, Monsieur M sort du numéro 13 de la rue P. Cadet et fait quelques pas dans la rue. Il a les épaules voûtées et commence à se redresser lentement au fur et à mesure de son avancée dans la rue. Il se dirige vers la rue des Martyrs de Vingré et disparaît du champ de la caméra, en s’engouffrant dans un café. En plein après-midi d’un jeudi du mois d’octobre 1964, des livreurs sonnent au portail de l’arrière-cour du collège Sévigné, et furtivement apparaît alors le jardin avec une fontaine et une statue qui sera très vite à nouveau caché lors de la fermeture du même portail. Bien plus tôt, en octobre 1930, la caméra aurait filmé une grand-mère, bonnet de dentelle blanc lui couvrant les cheveux, conduisant son petit-fils dans ce même établissement, école maternelle à cette époque, le laissait puis repartait vers son immeuble presque en face en marchant avec peine, et la caméra aurait alors fait un zoom sur le même petit garçon qui revenait derrière la grand-mère fatiguée, sans faire de bruit. ( Il y a des légendes familiales que l’on se doit transmettre). Un matin d’avril 1965, un camion de dératisation stationne dans la rue et les employés sortent avec leur matériel pour faire leur travail. Beaucoup de remue-ménage dans la rue. Et des rats aussi. Un après-midi de 1962, deux mamans discutent dans la rue Léon Nautin, les fillettes qui les accompagnent improvisent un jeu de marelle sur le trottoir, puis l’une d’elle a vraisemblablement besoin d’un petit coin, à la manière dont elle se déhanche en sautillant ; la voilà qui s’engouffre sous une porte cochère, se soulage très probablement avant de ressortir en courant chassée par une mégère. Le 28 mars 1938, de nombreuses personnes sont réunies au bas de l’immeuble numéro 21 de la rue P. cadet, toutes de noir vêtues, un corbillard stationne devant, et un cercueil est porté dedans ; tous se mettent à la suite d’une femme couverte d’un chapeau à voilette noire avec près d’elle un adolescent, tête baissée. Le cortège descend la rue, puis tourne à droite et remonte la rue Léon Nautin, puis tournera à gauche sans doute pour rejoindre l’église Notre-Dame, toute proche. Depuis 1919, l’entreprise de Pâtes Cornand est sise au 5 de la rue Pointe-Cadet avec un magasin de vente. Combien de personnes la caméra aurait-elle pu filmer entrant dans la boutique ? Un soir de novembre 1966, cela se bat dans la rue, une bagarre de sortie de bar vers le milieu de la rue, cela crie, une femme échevelée met tout le monde dehors et baisse le rideau de fer. Le 20 décembre 2021, le restaurateur du Blackbird vient prêter main forte à un client qui se fait agresser devant son bar, il est violemment pris pour cible et les jeunes gens qui l’ont tabassé s’enfuient avant l’arrivée de la police. En avril 2022, un camion de déménagement se gare devant le numéro 17, apparemment quelqu’un a décidé de venir vivre dans ce quartier, et ne sait rien de son passé. Quelques flashes sauvés de l’oubli, quelques invisibles donnés à la lumière. L’écriture, comme la peinture, rend palpable quelque chose de l’invisible.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

Un commentaire à propos de “#40jours #22 | au carrefour des ans”

  1. Solange, j’aurais pu écrire tes deux dernières phrases comme commentaire.
    Elles sont très justes.
    Merci pour ce très beau texte et ces moments de vie !