#40jours #25 | un banal fait divers

Quelque chose d’excitant. 

Voilà ce que Guillaume s’était imaginé en arrivant devant l’immeuble du crime.  Une banderole de flics, pour montrer leur venue sur les lieux, quelque chose pour dissuader de s’approcher trop près du mur ou d’essayer toutes les sonnettes, histoire de fouiner en devinant quel était le nom de la victime – rien n’avait été précisé dans l’article de presse, ni son origine culturelle, ni son appartenance sociale.  Hormis son âge : 67 ans.  Bien maigre consolation pour déterminer la sonnette correspondante.  Et Guillaume n’avait ni courage, ni déduction.  Un piètre détective. 

Mais tout de même…  Il s’était rendu sur les lieux du fait divers.  Qu’espérait-il, au fond ?  Un peu de frisson, d’aventure ?  Rien de tout ça, malheureusement, une fois qu’il arriva devant la porte. 

Il l’avait reconnue facilement : Google Street View indiquait une pompe à essence Total en face et il fallait chercher une porte surmontée d’un motif religieux bleuté, imitation Art Nouveau, sorte de sgraffite passé à la chaux, à droite d’une porte brune d’environ deux mètres de long au bord supérieur ovale.  Aucune hésitation, c’était bien celle-ci.  Mais il n’y avait rien.  Rien pour indiquer le drame horrible qui s’était déroulé la veille : la victime avait reçu 7 coups de couteau de la part de son voisin ; « une bagarre qui a mal tourné », titrait le journal.  Peut-être cette discrétion avait-elle été demandée par les voisins, ou la police avait-elle déjà réglé l’affaire. 

Il soupira.  La vue était d’une banalité affligeante.  Triste constat : il allait devoir rebrousser chemin.

A ce moment, une ombre se profila en contre-jour et lança d’un air entendu :

– Vous, vous cherchez quelque chose, je me trompe ?

*****

boum boum boum

Hé allez !  Encore le vieux voisin qui prenait sa canne pour taper dans le mur !  La musique allait-elle si fort que cela ?

En vérité, oui, elle allait même anormalement fort.  Il venait de s’en rendre compte, tout absorbé qu’il avait été par sa tâche.

Il ne s’en était pas mêlé : qu’une musique soit diffusée ou qu’il accomplisse son acte dans le plus parfait silence, cela lui importait peu.  Son seul souci était de donner l’impression de la normalité : rien ne devait interférer dans le cours habituel des choses.  Ce n’était pas lui qui avait déclenché la musique, ce n’était pas lui qui avait choisi ce rap inepte, et ce n’était certainement pas lui qui avait décidé d’écouter cela à tout casser à trois heures du matin.

Car le matériel sono ne lui appartenait pas et il n’était pas chez lui.  Seulement, il était arrivé chez son dealer pendant que ce dernier écoutait sa musique de merde, et puis ils s’étaient engueulés et… les choses avaient dérapé.  Il n’y était pour rien !  Une légère perte de sang-froid.  C’étaient les coups du voisin dans le mur qui l’avaient ramené à la réalité : il l’avait fait.  Etrange, cette déconnexion.  Certains témoignages parlaient de jouissance, au moment-clé, d’euphorie presque divine, de climax, d’enivrement…  Lui n’avait ressenti qu’un profond malaise, doublé d’un vertige des sens – un blackout de quelques secondes durant lesquelles il s’était senti dépossédé.  Il avait étouffé Caleb avec la même impression que celle de vomir des tartines au fromage dans des draps de soie d’un lit trop spacieux : une incongruité touchant à l’absurde.

Il reposa le coussin sur le côté du fauteuil défoncé et regarda le corps balèse de son dealer ;  Il eut presque envie de pleurer de rage.  Mais le salaud l’avait mérité !

Boum boum boum je vais appeler les flics je vous préviens

Quand notre cœur fait boum !  La chanson de Charles Trenet traversa son esprit lorsque les coups énervés se répétèrent, puis une angoisse le submergea.  Caleb lui avait souvent parlé de son voisin, un vieillard impotent et à moitié sénile mais chargé d’un fort caractère.  En général, il suffisait d’attendre un peu et ça finissait par passer.  Au pire, cela ne passait pas mais les coups de canne se fondaient dans le décor et on oubliait.  Une fois, Caleb avait mordu sur sa chique et s’était excusé, lançant un regard noir à son voisin – les regards noirs de Caleb dissuadaient n’importe qui de poursuivre une conversation.

Mais le vieux avait raison d’en avoir marre : c’était Caleb le coupable, de toute façon, avec sa musique de dégénérés à une heure si improbable.  Néanmoins, il comprit que ce tapage nocturne à répétition risquait de lui attirer des ennuis s’il n’évacuait pas au plus vite le plancher.  La came dans sa poche (après tout, il n’était venu ici que pour ça !), il marcha à tâtons jusqu’au hall.  Il savait pertinemment que cela ne servait à rien, mais son esprit des convenances revenait dans les moments les plus illogiques.

Quand il referma la porte derrière lui, il n’eut pas le temps de se retourner. 

Il reçut un choc douloureux sur la tête et perdit connaissance.

*****

La question était intrusive mais posée avec un tel naturel que Guillaume n’en fut pas désarçonné.  L’homme, trentenaire bien habillé au regard pétillant, lui souriait gentiment.

– Je ne recherche rien de spécial, répondit Guillaume.  J’étais dans le quartier et…

– Permettez-moi de vous détromper.  Je reconnais les gens qui marchent sans objectif en tête de ceux qui font semblant.  Quand on marche, on a le pas décidé, le rythme relativement régulier, la tête affirmée et les bras ballants.  Bien sûr, on peut lever les yeux ou regarder autour de soi, on peut même rebrousser chemin ou quitter inopinément le trottoir pour traverser n’importe comment la route, même en dehors d’un passage pour piétons.  C’est très fréquent.  On peut aussi rester rivé sur son portable ou appeler quelqu’un et ne pas regarder le chemin, les yeux concentrés sur la conversation.  Les gens sont d’un banal à observer, vous savez…

– Je dois être aussi banal que les autres, je suppose.

– … Or, vous (continua-t-il comme si de rien n’était, de son langage précieux), vous hésitiez.  Perpétuellement.  Vous cherchez quelque chose.  Vous avez d’abord observé la maison depuis l’autre côté de la rue.  Je vous ai vu.

Il désigna de l’index la pompe à essence, et Guillaume eut l’impression qu’ils le regardaient tous deux, son ancien lui d’il y a quelques minutes, comme s’ils avaient remonté le temps et que le fantôme du Noël passé l’avait pris sous son aile pour lui remémorer sa vie ainsi que tous les méfaits commis  (Il adorait Dickens et ressentit exactement cela : il était Scrooge, pris en faute, condamné à son propre procès).  Il aurait dû prendre peur – après tout, on l’avait épié, depuis combien de temps ? – mais l’inconnu dégageait un tel charisme, en même temps qu’une telle authenticité que Guillaume voulut rester un peu.  Il n’osait pas se l’avouer, mais cette situation l’amusait.  Non : il avait une poussée d’adrénaline.  La sensation qu’il aurait tant aimé ressentir en approchant du lieu du crime.

– Maintenant, je le vois, rigola l’homme.  Vos yeux ne sont plus fuyants comme tout à l’heure.  Vous avez décidé d’assumer.

– Assumer ?

– La raison de votre venue ici, bien sûr.  Le meurtre.  Vous l’avez appris par La Capitale, n’est-ce pas ?  Ils sont toujours très vite sur le coup. 

Guillaume ne fut pas plus surpris que cela.  Il avait été démasqué, la belle affaire !  Il ne devait pas être le seul Bruxellois un peu étrange à avoir voulu s’approcher du lieu, après avoir appris la nouvelle.  Il opina donc du chef, un peu timidement, avant d’ajouter :

– Il paraît qu’un type s’est acharné sur son voisin.  Une simple querelle qui a mal tourné…

– Oui.  Ce sont des choses qui arrivent.  On ne contrôle pas toujours tout. 

L’homme marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter, sur un ton espiègle :

– Mais si je peux me permettre, je pense que vous faites erreur sur un point.

– Lequel ? S’enquit Guillaume avec curiosité, non sans une certain angoisse qui commençait à s’insinuer en lui.  L’inconnu était tellement confiant, lorsqu’il parlait…

– Le point de départ de tout ça, ce qui a fait tout déraper, c’est la musique rap.  Vous aimez ça, vous, le rap ?

Le sourire du trentenaire s’élargit encore un peu plus sur son visage.  Il ne s’en était pas départi de tout leur échange.

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