#40jours #26 | Arlecchino les coups de bâton

Attendre sur le quai, 6h40 Juvisy, Melun, Sevran, ces villes intermédiaires où l’on monte pour rejoindre son lieu de travail, villes circulatoires, où l’on attend sur le quai, froid glacial, les écharpes étirées jusqu’au sommet de la tête, le tremblement des mâchoires, et puis le rire des dames qui vont pouvoir commencer plus tard, les femmes sont habituées, à la vie à la mort, vont se prendre un chocolat au distributeur. Pas d’impatience en elles, léger le temps, faut accueillir la mort qui s’entend dans les haut-parleurs, tout s’égrène comme les gouttes de Villon dans le sable.

Le soir, je rentre d’un lycée de Villemomble. C’est la ligne du RER E, je retrouve une amie de Noisy, l’Algérienne aux yeux noirs, les sourcils peints comme les grands traits de goudron sur des barques en bois, l’arrêt vers Bondy plus loin, peut-être Rosny-sous-Bois, je fixe le fond de la rame, et le brouillard s’élève d’un coup. Un énorme brouillard, ma bouche : une bombe lacrymo ! On se prend les mains, les poignets, épaule serrée. Le bruit au fond, c’est indéchiffrable, nous ne comprenons pas. Des jeunes à plusieurs, bras, jambes, semblent s’échiner, frapper revenir disparaître, revenir en bras et jambes, le corps plié dans l’effort de battre, les moitiés de jambes à frapper. Bouche : c’est une bagarre ! Nous serrons les bras, les genoux, gens tout autour, on se regarde. Soudain les jeunes foncent sur nous, en pleine allée au milieu de la rame, depuis le brouillard si dense au fond, on les voit sortir une dizaine s’échapper du gouffre blanc – la poussière du sol de la rame, à force de frapper. Les jeunes s’échappent si vite qu’ils ont des yeux exorbités, se prennent les barres en métal dans la figure, les os, marques sur le visage, fracas contre les barres verticales qui jalonnent chaque rangée de sièges – ils fuient. Au fond, une silhouette très lentement se dessine, se lève. Il est de profil, tout recroquevillé la tête pantelante. Ma bouche saisie. Il a une arme ! Nous nous couchons sur les genoux, il avance en aveugle il erre parmi nous, lève son arme, passe d’une rame à une autre, on entend les cris tout autour, revient parmi nous, braque les enfants les femmes les vieillards, des mamans disent qu’il y a des enfants, les mamans qui disent ne se couchent pas sur les genoux, l’homme se retourne vers moi je regarde, un long filet de pus blanc lui coule d’un œil sur le visage, il nous braque et la bave démolit son oeil « ils sont où les connards, je vais tous vous tuer, tous , tous »  le long filet de pus dans la bouche. La douleur atroce. J’ai peur du premier tir, parce que le sang, le goût du sang, pourrait décle ncher tous les tirs adjacents, le haut-parleur dans le train, le chauffeur : répondez s’il vous plaît qui a tiré l’alarme que se passe-t-il personne ne répond s’il vous plaît que se passe-t-il, je vais m’arrêter à la prochaine station, j’appelle les secours que se passe-t-il. L’homme penche, passe en chancelant, s’arrête dans le dos, derrière la vitre où nos derniers sièges sont collés en rangée finale contre la vitre, je me concentre sur une trajectoire de balle qui passerait droit dans l’omoplate, la chair transpercée, l’os planté, le trou par lequel entrerait le fil d’un petit collier au cou, mon os, mon bout d’épaule, je m’y prépare, la mort dans la bouche, l’arme est argentée très volumineuse. Plusieurs minutes. Le RER s’arrête, gare de Bondy. Les mains agrippent, je prends des affaires, me lève doucement fais tous les pas avec telle douceur lenteur, m’oriente sortie lenteur, le bouton actionné, le plein jour le quai, les gens en trombe sur moi, veulent rentrer dans la rame, j’articule sans crier, non non courez courez allez-vous en par les yeux dire l’effroi, les rames s’ouvrent ailleurs les gens courent et hurlent sur le quai, l’homme sort aussi sur le quai, dans mon dos, je passe derrière un énorme bloc, poteau en ferraille qui soutient la passerelle, un pont comme un trou de rongeur, je ne respire plus, des policiers se sont jetés sur, tabassent, ventre au sol, la tête qui rebiffe, corps amoindri serré. Au loin, sur la passerelle les jeunes regardent, visages lumière, goguenards, ils sautent et sautent avec furie, les survêtements casquettes couleurs, tout est rentré dans la mémoire. Je suis hors de la gare, un groupe de policiers, m’ont vue sur caméras, veulent que je témoigne, commissariat de Bondy, le long échange, je dis le cousin de ma mère a travaillé là, au commissariat de Bondy, je dis que l’homme a subi une agression terrible, j’ai tout vu depuis le départ, je dis que le cousin de ma mère, sa plus grande difficulté, c’était de calmer les tempéraments cow-boys, WASP, mais il n’y avait rien à faire, l’émulation coups de bâton, frapper en groupe, saveur de bastonnade, ils disent c’est un junkie, je parle et je m’en vais. Au dehors, des appels. Je réalise que j’ai oublié tout un sac de cours, les copies dans la pochette, je réalise. Je reviens à la gare. J’écoute les appels, messagerie. Une dame très gentille. Banlieue ouest de Bondy, immeuble très loin, l’accent algérien. Nous avons su tout de suite que vous étiez professeur. Son fils avait trouvé mon sac sur un banc devant la gare.

des histoires comme ça, plein d’histoires, beaucoup de mal à raconter.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

4 commentaires à propos de “#40jours #26 | Arlecchino les coups de bâton”

  1. Un texte très fort, décapant,
    on ne sait pas si la phrase finale est écrite par un personnage ou par l’auteur, j’imagine un personnage, parce que l’autrice , elle a très bien raconté.

  2. Très intense, haletant, violent. On ne sort pas complètement indemne de la lecture non plus. Tes mots traduisent le flou de la peur dans le chaos des scènes. J’ai beaucoup aimé mais il faut que je fasse un petit break avant d’aller lire d’autres textes.

  3. Oh, quel courage, Françoise ! Un immense merci d’avoir partagé cette épreuve. Et de l’avoir si bien racontée !