#40jours #03 | Trois fois Louise Michel

Le feu orange est clignotant. Les voitures s’engagent lentement, une bleue, trois blanches, une rouge, j’invente rien, sur le rond-point Louise-Michel, la jaune passe plus vite et s’enfuit. La fin de l’après-midi allonge les ombres maigrelettes des arbres dont les bourgeons hésitent encore. Les seuls visages en vue sont ceux de deux candidats sur les panneaux « libre expression » : trois fois Roussel, cinq fois Mélenchon, chacun sur des couches et des couches d’affiches superposées. Entre eux, l’annonce du salon « Minéraux et fossiles » part en lambeaux et l’ammonite pâlit. Une légère pression de l’index suffit à changer de saison, le printemps s’est installé, simplement on ne sait pas si c’est celui d’avant ou celui d’après. Les posters sont unanimes pour Jul, sur fond rose virant au mauve. Les voitures continuent de tourner autour du terre-plein rond où, dans l’herbe verte, trois fois une bande de brique rejoint trois fois un arbre. Ça évoque vaguement le drapeau de la Provence, pas du tout le drapeau noir. Si on arrêtait de tourner, on pourrait choisir d’emprunter la large avenue vers Saint-Antoine et vers l’A7, on pourrait recycler son verre et son carton dans les grands conteneurs au pied d’une maison au pignon blanc, au toit de tuile, aux trois fois les volets ouverts, on pourrait prendre la petite rue entre cette maison et la pharmacie pour monter vers le hameau agglutiné là-haut sur la colline au soleil, on pourrait descendre l’avenue vers l’A55, l’Estaque, le collège Henri Barnier, etc, vers l’éclat, là-bas, de la mer, on pourrait suivre la voiture jaune qui a pris la courbe à droite vers La Bricarde, gymnase Saint-André, les flèches pointent vers les blocs serrés d’une cité immense vue d’en haut, juste grise vue d’ici, avec des fenêtres alignées à la verticale, étroites comme des barreaux, on pourrait sinonn prendre la rampe vers l’école élémentaire La Bricarde qui entre dans la cité de l’autre côté et, si l’on était à pied, on pourrait grimper en pente douce le long de plate-bandes d’herbe verte vers ce paysage uniforme, aux côtés de cette femme en jean avec un sac rose que je n’arrive pas à retrouver, pas plus que l’homme qui poussait une poussette d’enfant, et un troisième passant que je n’ai pas pris la peine d’observer, je vous assure, pourtant, ils y étaient…

Le square Louise Michel, sur la place du même nom, est ceinturé sur trois côtés d’un grillage aux lignes courbes, de couleur taupe, qui dessinent comme la toile d’une araignée ivre, emberlificotée, comme le tracé laissé sur une autoroute à escargots par leur cheminement erratique. Il est tout petit, le square Louise Michel, sur la place du même nom, il est beaucoup plus neuf que tout ce qui l’entoure et la plaque qui porte ce même nom, à l’entrée du square, est neuve, et le panneau aussi avec sa photo et une courte biographie. Dans le tout petit square Louis Michel, il y a deux petits arbres, et quatre jeunes magnolias sur la place du même nom. Au pied des arbres il y a cinq plates-bandes de buissons qui laissent à peine le passage jusqu’aux bancs installés autour d’une zone de jeux recouverte d’une matière bleue, un peu molle, pour amortir les chocs. À l’heure qu’il est il n’y a pas un enfant dans le square Louise Michel, ni même une grande personne. Le seul qui se trempe les pieds dans cette fausse mare bleue est un flamand rose dessiné au pied du mur qui ferme le square sur son quatrième côté. Le pignon de l’immeuble semble vertigineux, il est aveugle, il monte vers le ciel bleu. Les prises d’escalade autour de l’oiseau rose sont dérisoires. Qui pourrait s’envoler d’un square si petit ?

À l’angle d’un immeuble cossu, sous des angelots soutenant un balcon, et une sainte drapée dans sa niche, deux plaques de rue se tournent le dos. Sur la première, en blanc sur fond de métal bleu, on lit « Allées de Meilhan ». Sur la deuxième (en métal bleu) est collée une troisième plaque de rue en papier où figure une photo dans un médaillon, et : 1er Arrt. Rue Louise Michel. 1830-1905. Figure de la commune. Militante anarchiste. Sur l’écran, la légende de l’image indique : 2 Rue Adolphe Thiers Marseille. En vrai, la rue est toujours rebaptisée. D’autres voies ont des noms changeants. Le boulevard Petral devient une fois par an Boulevard Mumia Abu-Jamal, et des militants des droits de l’homme s’allongent sur le trottoir devant le consulat des Etats-Unis, pour protester contre la détention de cet homme depuis trente-neuf ans. Mais mon graffiti préféré, c’est le Z hâtif rajouté au bout du boulevard Chave.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.