#40jours #26 | Dans le mauvais sens

Le tramway lui semble se traîner encore plus que d’ordinaire. Elle préfère le tramway parce que dans le métro les téléphones ne captent pas, mais qu’est-ce qui s’est passé dans sa tête elle l’a pris dans le mauvais sens, et c’est seulement à la Joliette, en relevant la tête de son écran, qu’elle s’en est rendu compte. Elle va être en retard, parce qu’elle n’avait pas pris de marge d’avance, pas beaucoup, pas assez. Elle a replongé le nez sur son écran, l’autre main agrippée à la barre, elle pianote, elle efface, elle pianote, elle efface, n’arrive pas à se décider. Vaut-il mieux arriver en retard et inventer sur place une excuse bidon ? Prévenir, mais à qui ? La secrétaire au téléphone ne lui a pas donné le portable de la patronne, elle lui a juste dit de se présenter pour passer l’entretien. Naïve elle avait commencé par taper la vérité, mais qui voudrait d’une cruche pareille qui se trompe de sens de tramway ? Elle relève la tête. Les façades du boulevard Longchamp se succèdent, identiques, belle, pierre de taille, de beaux produits ici, typique trois fenêtres marseillais, toutes commodités, par réflexe elle en est déjà à faire un argumentaire de vente, comme si elle allait vraiment être embauchée tout à l’heure. Au 90 même porte en bois, mêmes fenêtres hautes et alignées, mais il y en a cinq, séparées par des pilastres plats, avec des balustrades à colonnettes. La boutique en bas est discrète, carrément stylée, Dior et compagnie. Au retour elle ira y faire un tour. Rien que pour voir ce que ça ferait si elle gagnait assez pour être cliente. Elle regarde sa robe dans le reflet du tram, avec sa veste courte, ça le fait. Elle se juge assez bien sapée. Un client sort, une veste sur le bras, le visage caché par un masque et des lunettes de soleil. Il marche très vite, descendant le boulevard, tandis que le tramway monte. Il y a quelque chose qui cloche, mais ce n’est qu’aux Cinq Avenues, quand elle se mêle au mouvement des piétons de la ville, qu’elle réalise qu’il avait un sac Dior à l’épaule et une veste sur le bras. Plus de plastique, d’accord, mais bizarre qu’ils n’aient pas donné – qu’il n’ait pas accepté ? – au moins un sac en papier pour porter ses effets. Peut-être écolo, mais pas très stylé.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

3 commentaires à propos de “#40jours #26 | Dans le mauvais sens”

  1. Le jour du fait divers. Une témoin qui ne comprend pas tout… on est emporté dans l’ambiance.
    Merci Laure !

  2. Oui, ce témoin qui ne comprend pas tout fonctionne drôlement bien. J’adore ces narrateurs qui donnent au lecteur le privilège de comprendre l’histoire qu’ils racontent. Merci, Laure !