#40jours #30 | Lancées

Faune sauvage dans la jungle d’asphalte. Prêter attention aux animaux rencontrés en chemin. Quelquefois je rentre, je n’en ai vu aucun. Aucun de vivant. Que des fac similés, à part, dans le ciel d’azur, le trait d’argent de l’aile des goélands, puis leur éclat blanc et leur cri discordant. Je décide alors de suivre la piste animale, de repérer chaque trace, du réel au fantasme. Un pigeon se pose sur la corniche d’un immeuble. Un autre pigeon se pose sur la corniche d’un autre immeuble. Un chien en laisse est appelé « loulou » par sa maîtresse. Un gabian justement plane dans le ciel moutonneux, et un autre au sol, fier comme un gabian, traverse les clous, bandes blanches sur l’asphalte gris, plumes repliées, ventre en avant, bec et palmes plus jaunes qu’un panneau de signalisation. Des œufs de poule sur une affiche, avec des légumes dans un panier. Un singe ou à peu près, trop rond, trop simplifié, dans le fond d’une poussette. Sur un distributeur de café, des animaux exotiques photoshopés. Une marguerite stylisée sur la publicité pour un supermarché, et sur un sac de course, un vol d’oiseaux sur le rose du couchant au-dessus de la mer. L’oiseau de la Poste est encore plus schématisé. C’est peut-être un avion en papier. Le logo de la caisse d’épargne est censé faire penser à un écureuil. La queue bordée d’euros. Quelques pigeons sur la chaussée (partout je verrai leurs fientes), tout à l’heure j’en ai entendu un qui roucoulait entre les klaxons et la circulation, le flux s’est calmé, ça siffle dans les branches des tilleuls et des platanes, je ne sais pas nommer ces jolis chants, y reconnaître des oiseaux. Je m’arrête pour lire une inscription municipale au mur : « Ville de Marseille, interdiction de nourrir des animaux, art. 120 du règlement sanitaire départemental. Il est interdit de jeter ou de déposer des graines ou nourriture en tous lieux ou établissements publics, susceptibles d’attirer des animaux errants ou sauvages, ou redevenus tels, notamment les chats ou les pigeons. La même interdiction est applicable aux voies privées, cours ou autres parties d’un immeuble ou d’un établissement lorsque cette pratique risque d’attirer une gêne pour le voisinage ou d’attirer les rongeurs. Toutes mesures doivent être prises pour empêcher que la pullulation de ces animaux soit une cause de nuisance et un risque de contamination de l’homme par une maladie transmissible ainsi que de propagation d’épidémies chez les animaux (…) » Les chats ne se montrent pas. Les rats, parfois. Dans Le Versant animal, Jean-Christophe Bailly note que c’est le sauvage comme tel qui est mis en cause dans la grippe aviaire, les volailles domestiquées décrites comme menacées par les maladies d’incontrôlables migrateurs, alors même que l’élevage intensif est à l’origine des plus graves épizooties. N’en fut-il pas de même pour d’autres pandémies, le gorille du sida et la chauve-souris de la covid 19, et le fameux pangolin ? Sauvage est le camion des travaux place Castellane. Le logo de l’entreprise est un tapir qui sort d’un tuyau. Sur le flanc du camion, énorme, un gorille pointe sa tête. Il a défoncé un mur et pose presque délicatement les doigts sur le rebord du trou qu’il vient de pratiquer au milieu des parpaings. Ses yeux sur la photo sont plus curieux que furieux. Le slogan dit : « Réveillez la bête ! ». Les travaux du prolongement du tramway sont gigantesques. L’affichage promet le changement, et qu’ici 40% de l’espace sera dédié aux piétons. Les engins et les palissades cachent les grandes statues autour de la fontaine au milieu de la place, les dauphins bizarres et les poissons méchants, et les gigantesques coquilles Saint-Jacques qui leur servent d’appui. On n’aperçoit que le museau des lions couchés au pied de la colonne qui surmonte l’ensemble.

La beauté qui habite la ville. Inattendue tant on a entendu – dans la bouche des Marseillais – que Marseille, ville la plus ancienne de France, antique mais sans antiquités, n’avait de splendide que son site naturel et le caractère de ses habitants. Comme s’ils n’avaient jamais levé les yeux des affaires quotidiennes, des affaires juteuses, des trafics licites ou illicites, des affaires maritimes, que pour regarder la mer ou les massifs. Comme si les grands ensembles, les grandes barres qui ceignent la ville sur la moindre hauteur, comme si le manque d’ancienneté du bâti éteignait toute beauté alors que de la colline de la Garde, la mer certes bleu profond et les îles mais aussi la mer de tuiles harmonieuse et avenante, alors que l’art déco aux immeubles des Cinq Avenues, alors que les moulures, ici, là, à Périer, à Préfecture, alors que dans l’axe de la rue Davso, la rue Jean-Pierre Moustier, ses façades colorées vieilles et un peu délabrées, et en haut de la rue une colonne prise aux cryptes de Saint-Victor par le préfet Delacroix, le papa d’Eugène, et surmontée d’un buste qui représente Homère. Bien sûr je sais derrière le poète les immeubles effondrés de la rue d’Aubagne. Mais de là où je suis, je ne peux m’empêcher de trouver ça joli. On dirait Naples. Marseille prend soudain le visage d’une jolie ville méditerranéenne. Un peu plus loin, la rue Venture m’évoque plutôt Rome, ou le vieux Nice. Je m’interroge sur cette impression. Marseille ne ressemble pas à une ville du sud, et pourtant si, à condition que l’on se donne la peine de regarder, de comprendre l’histoire et les destructions, d’observer qu’elles n’ont pas tout effacé, d’oser aimer ce qu’elles ont laissé. Une plaque indique que Stendhal a vécu quelques mois derrière cette façade un peu baroque, desservie par une belle porte de bois, avant d’écrire La Chartreuse de Parme.

Géométrie et angoisse. Les trottoirs sont presque vides. Je suis seule sur la chaussée, à prendre mes photos. Une trottinette rapide me fait reculer, je sursaute au son du klaxon, une voiture évite le trottineur en contre-sens. Au rez-de-chaussée d’un immeuble, des carrés et des rectangles forment une composition entre deux portes de garage, cadres blancs sans tableaux dedans, que du noir. Plus loin, un bâtiment de béton blanc et de plaques de tôle grises est fait de droites, et d’un cercle, insolite hublot derrière les platanes sans feuilles. La ville est géométrique et c’est facile à repérer. Il faudrait plutôt chercher ce qui ne l’est pas, ce que ça fait à l’œil, ce que ça dérange, ce que ça construit.
Volumes architecturaux bien identifiés de la rue de la Loge, dans les quartiers du Vieux-Port reconstruits après la guerre, parallélépipèdes de pierre et de balcons, avec leurs arcades aux piliers carrés et le grand escalier moderne qui monte d’une rue à l’autre, élément presque perpendiculaires les uns aux autres, mais seulement presque.
Une sphère décorative de bois sur la façade oblique d’une salle de sport verre et acier, qui a très mal vieilli en quelques années, la salle Vallier, les matériaux et le rouge en façade, tout s’est délavé.
Boulevard de la Corderie un grand immeuble noir et blanc, très anguleux, à l’emplacement de la première carrière creusée par les Phocéens fraîchement débarqué. Les blocs taillés ici ont servi à faire les colonnes cylindres et les frontons triangles du temple d’Athéna sur la rive d’en face. À côté de l’immeuble qui a recouvert la carrière, il ne s’agit même plus d’une rupture de la symétrie, de la géométrie, mais de quelque chose qui n’est pas dans l’ordre des choses, qui ne va pas droit, une tente quechua sur le trottoir, sur la partie sableuse du trottoir, le long d’un mur de soutènement qui supporte un parking un peu plus haut sur la pente, et puis le tout petit jardin Saint-Nicolas et une platebande où poussent, dit un panneau, des lauriers roses et des choux chinois, la tente n’est pas droite comme les façades, la tente a des tags et autour de la tente il y a une vieille chaise, une table en plastique, une corde tendue jusqu’à un arbre, quelques ustensiles, des livres sur une étagère de fortune. Des gens passent sur le boulevard, attendent le bus, prennent un verre à la terrasse du « Saint-Victor », en face, des voitures s’engagent dans le carrefour de la rue d’Endoume. Qui habite la tente on ne le voit pas.

Dans votre nuit renversée. Dans l’axe de la rue Saint-Pierre, la nuit tombée est pointillée de l’orangé des réverbères, les murs gris sont gris, des lignes de façades d’entrepôts aveugles, quelque chose qu’on devine sale comme de la vieille suie d’usine, du ballast sur le pont qui passe en oblique au-dessus de la chaussée, avec ses lignes électriques, et soudain dans le ciel noir, il n’y a plus que le rond, la complétude de la lune.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

2 commentaires à propos de “#40jours #30 | Lancées”

  1. Magnifiques élans donnés par les lanceurs !
    Pour Marseille.
    Merci pour ce beau moment de lecture, Laure !