#40jours #37 | pèlerinages intimes

De ces lieux que l’on sait ouverts, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, quelle que soit la saison. En été, il y a toujours une bouteille d’eau fraîche posée sur la table en bois sous la vigne vierge qui arpente la tonnelle. En hiver, le poêle à bois ronronne devant un fauteuil où sont pliées quelques vieilles couvertures. Lorsqu’il pleut, un abri pour se sécher. Lorsqu’il vente, lorsqu’il y a du brouillard, lorsqu’il fait triste. Pèlerinage mental. Je m’y rends souvent, le soir, avant de m’endormir.

La montagne Sainte-Victoire comme un phare, un sémaphore. Une silhouette déséquilibrée. Une montée douce côté nord, depuis Vauvenargues, et puis au sommet, à la croix ou au pic des mouches, une brusque cassure, falaise verticale du tracé noir, et la pente se radoucit en arrivant à Saint-Antonin. Une silhouette comme un phare, un sémaphore. Un repère. Dans les yeux de Cézanne, dans les mots de Zola. Dans les vers de Germain Nouveau. Dans mon enfance, une silhouette qui a veillé sur moi. Pèlerinage visuel.

Du cimetière d’Aix-en-Provence. L’oncle, le neveu, la grand-mère. Puis la mère. Puis le père. Concile de famille. Retour aux sources. Retour en enfance, dans ce rapport avec la mort que je vivais comme une étrangeté quand j’accompagnais ma grand-mère sur la tombe de son fils à la Toussaint. Pèlerinage dans l’étrangeté de ma tête d’enfant. Retour aux parents quand une question originelle me taraude. Comme si j’allais trouver une réponse en lisant leurs noms sur la pierre tombale. Pèlerinage de dernier recours.

Du cimetière Saint-Pierre à Marseille. Une autre grand-mère, un grand-père, un autre oncle. Un rituel quand je passe en moto sur la rue Saint-Pierre, à hauteur du garage de voitures, un petit salut en direction du mur d’enceinte. Derrière, mon grand-père. Son sourire. À d’autres de ma famille. À d’autres de mes amis. Beaucoup. Trop ? J’ai trop d’amis. Pensées vaporeuses dans les répliques d’Edmond Rostand et les vers d’Antonin Artaud. Curieux mélange. Curieux pèlerinage. Un fou en moto dit bonjour à un mur en pensant Cyrano et apéro avec les copains. Curieux pèlerinage.

Du Père-Lachaise. La mégapole des nécropoles. Se laisser traverser par des flots de pensées à la lecture des noms sur les tombes. Artistes. Respirer une particule du talent les ayant habités, un microbe de pensées les ayant traversés. De folie, de déprime, d’idées noires. Ou pleines de couleurs, de parfums, de génie créatif. Voir ce qu’il ne peuvent pas voir mais qu’ils verraient si. Imaginer. Se mettre à la place de. Pèlerinage dans l’imaginaire. Souvent, je ressors du Père-Lachaise en parlant à haute-voix.

Des albums photos méticuleusement empilés sous l’escalier. Pèlerinage immobile. Pour égrener des fragments de souvenirs. Me rappelais pas qu’ils étaient si blonds ses cheveux que sa peau était douce quelle drôle de coiffure j’avais que j’étais heureux que j’étais triste que je croyais savoir mais que je savais pas que l’odeur que les couleurs que le goût. Pèlerinage sur le chemin déjà emprunté pour admirer les petits cailloux qu’on y a laissés. Culture nostalgique parfois. Plus souvent pour rire. Pèlerinage pour rire d’avant. Pour pouvoir rire d’après.

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A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

15 commentaires à propos de “#40jours #37 | pèlerinages intimes”

    • Merci Fil. J’ai parfois l’impression d’être en pèlerinage permanent. Pour un oui, pour un non. Celui du oui, celui du non.

  1. Beaucoup aimé ces pélerinages, surtout par la force et la précision des images gardées dans la mémoire. Merci, Fil !

    • Je ne sais pas si c’est vraiment un pèlerinage. Plutôt un lieu d’apaisement. Merci Jean-Marie pour ton passage.

  2. Merci pour tes pèlerinages. tous très vibrants. « Pour rire d’avant, pour pouvoir rire d’après. »

  3. Scotchée par le premier déjà, car je croyais y être vraiment et bing c’est un pèlerinage mental ! Grande présence des artistes depuis la Sainte Victoire jusqu’au Père Lachaise et quelle idée : imaginer ce qu’ils imagineraient… On est presque frustré de manquer ce que le narrateur se dit quand il sort et se parle à haute-voix. Et la phrase « Comme si j’allais trouver une réponse en lisant leurs noms sur la pierre tombale », merci, Jean-Luc.

    • Ça serait une belle piste d’écriture que d’imaginer ce qu’on dit à haute-voix en sortant d’un cimetière. D’écriture ou d’enregistrement audio. Le faire. Pourquoi pas ? Merci Anne.

  4. le beau déséquilibre des souvenirs accompagnants, pensée dissoute dans la douce résilience, et ces progressives embardées vers les toutes proches photographies
    et ce que vous écrivez de si juste sur le cimetière, la voix qui sort pour ceux qui sont restés

  5. Le premier pélerinage ressemble à une version provençale, sudiste, d’un texte que j’aime beaucoup, un texte fondateur pour l’écriture de Goran Tünström :
    « Avoir été doté d’un lieu! Et d’un exil qui le mythifie. Souvent je ressens cela comme la plus importante nécessité de mon activité d’écrivain: rendre la vie à ce lieu, l’épaissir de vie, en faire un cosmos, où tout trouvera sa place.

    Mon langage commence ici. lors d’un épisode précis que je dois me remémorer tous les matins quand je me mets à ma machine à écrire.

    Un jour, quand j’avais neuf ans, je me suis réveillé dans une chambre verte. Ça sentait la peinture fraîche et le vernis. Vert le sous-marin du bureau, vert le dos des livres pour enfants de chez Wahlström, vert le lino et vert le feuillage de l’autre côté de la fenêtre de juin. La maison était silencieuse- et je suis resté un moment à contempler cette chambre qui pour la première fois était exclusivement la mienne, dans un monde nouveau, car cela se passait un an après la guerre et le presbytère avait été rénové après tous les séjours nocturnes de soldats. Et je me suis habillé, j’ai glissé au long du tuyau de gouttière à côté de la fenêtre de la salle de bains, et j’ai fait ma première promenade solitaire.

    Je voulais vérifier quelque chose.

    Exactement comme lorsque j’entends les premières notes du trio en do mineur de Schubert, et qu’un sourire se répand dans mon corps, un bonheur formidable se répand en moi quand j’évoque cette promenade à travers un monde auquel il fallait donner des noms. Je ne me souviens pas de ce que je devais vérifier, ni de ce qui s’est passé ensuite. Il ne s’agit pas d’un de ces instants qui «ont volé notre vie», comme le dit Edith Södergran – mais de ceux qui ‘ont donné ma vie. J’ai dû réussir ma mission dont le but était peut-être de me faire renaître en moi-même. J’ai dû apercevoir un monde qui m’appartenait et qui, ce matin-là, se concrétisait peut-être dans le cheval du voisin, devenait les ombres des tilleuls le long du mur du cimetière. J’ai dû réussir puisque cette promenade reste aujourd’hui l’une des conditions de ce que j’écris. Puisque, avant de m’installer à ma machine à écrire, il faut justement que je revoie ces feuillages au dessus du garçon de neuf ans, il faut que je sente l’odeur indicible des tilleuls en fleurs. Cela fait proustien – mais tous les livres de psychologie ont confirmé l’importance universelle de ce genre de souvenirs olfactifs. Ce jour là, j’ai vu le monde, et dorénavant, personne n’aurait le droit de me le ravir. J’avais vécu avec lui un secret, et trois ans encore allaient passer avant que cette facette de la vie qui s’appelle la mort essaie de trahir cette rencontre entre l’enfant et le monde, et de nombreuses années encore avant que je retrouve ma chambre verte et que je puisse à nouveau la sentir vivre.

    Car la mort s’appropria une poignée d’années.

    Et cela retarda la croissance de quelques-unes.

    Mais aujourd’hui, je semble faire partie de ceux qui, au travers des hasards de l’histoire, de la géographie et de la biologie, peuvent s’offrir de « bien coopérer avec eux-mêmes », comme le disait Werner Aspenström, c’est à dire de pouvoir, grâce à mon activité d’écrivain, donner de temps en temps des aperçus de cette chambre verte, ou si l’on préfère: de la chambre de la confiance qui existe en nous.»