#40jours #double | déviations sans incidence

Simple (résumé de la #26 ou mieux, lisez-là en cliquant ici)
Près d’une gare au nord-est Paris, début d’été. Un enfant travaille avec son père bûcheron à rentrer du bois. Alors qu’il se repose et rêvasse en regardant le château voisin, il est surpris par une violente gifle de son père le rappelant à son labeur. En fin d’après-midi, l’enfant prend un coin en acier dans le hangar et va le coincer sur un aiguillage de la voie ferrée à côté. Un train de marchandises vide déraille sous ses yeux. Pour la première fois, il se sent investi du pouvoir de changer les choses. Pour la première fois, il déclenche l’aventure.

Double 
Depuis la fenêtre de la cuisine, la mère regardait son fils. Elle se demandait ce qu’il pouvait faire à transporter cette bûche, bien trop lourde pour lui. Ou cette pierre trop grosse. Elle ne voyait pas ce qu’il portait. Elle ne comprenait pas ce qu’il essayait de faire. Elle ouvrit la fenêtre de la cuisine pour l’appeler, pour lui demander, pour l’engueuler parce que c’était sûrement une bêtise mais elle ne dit rien. Elle préféra le regarder. Elle se dit qu’elle ne savait pas l’aimer. Elle se dit que cet enfant était tout pour elle et qu’il ne le savait pas. Alors, elle referma la fenêtre.
Cachée derrière la haie qui longeait la voie ferrée, elle l’avait vu. Il avait posé sa lourde charge enveloppée dans un vieux chiffon près des rails. Il avait saisi le coin en acier et, avec l’aide d’une pierre, l’avait coincée dans l’aiguillage. Puis il était parti par où il était venu et elle resta cachée jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la maison. Alors, elle rejoignit la voie ferrée et délogea le coin en acier de son emplacement, l’abandonnant, inoffensif, sur le ballast.
Elle avait compris mais elle ne pouvait laisser son fils endosser la responsabilité du déraillement d’un train. Il y aurait des victimes, c’est probable. Il y aurait des conséquences, c’est certain. Leur vie, mais surtout sa vie à lui, pouvait prendre un mauvais virage. Elle ne savait pas l’aimer mais ça, elle le savait. Elle se dit qu’un jour, elle devra parler à son fils.

Triple
La gifle est partie sans avertissement. Un réflexe. Elle est partie du plus profond de son être, là où stagnent les douleurs de l’enfance. La main qui a donné la gifle, c’est celle de son père, l’enfant c’est lui. La main, c’est celle de son grand-père qui frappe son père. Une gifle héréditaire. Lui, la première chose qu’il a voulu faire lorsque son fils est tombé à ses pieds, c’est le prendre dans ses bras, c’est le consoler. S’excuser même. Oui, s’excuser. Pourtant, sa main a repris sa position d’attaque, prête à donner une nouvelle volée. Sa main ne lui obéissait plus, il n’était plus maître de ses gestes, ce sont tous ses aïeux qui contrôlaient sa main. Alors, il n’a rien dit et il est parti. Laissant l’enfant à sa douleur et à sa terreur. Le laissant lui à sa lâcheté et à ses regrets.
Toute la journée, il a voulu retrouver son fils. Toute la journée, il l’a évité. Lorsqu’il a enfin compris, il a attelé les deux chevaux à la remorque et s’est enfoncé dans la forêt. Les deux troncs de chêne l’attendaient sur le bord du chemin. Il ne savait pas parler à son fils mais, par contre, il savait parler à ses chevaux. Grâce à son métier et à leur dextérité, il les chargea et continua son chemin. Jusqu’au bord de la voie ferrée, là où elle sort d’une longue courbe avant de s’enfoncer dans la forêt vers la gare. Il déposa les troncs en travers de la voie, à l’ombre naissante des grands arbres. Le conducteur du train ne les verrait probablement pas. Il ne saurait pas ce qu’il s’est passé. 
Le soleil commençait à décliner. Alors qu’il apercevait sa maison assis sur la remorque tirée par le deux puissants chevaux, il entendit le train arriver. Il se dit qu’un jour, il devra parler à son fils.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#40jours #double | déviations sans incidence”

  1. Rebondissements dans ta belle histoire…
    Ça bouleverse ce qu’on croyait, mais ça donne encore plus d’épaisseur au récit.
    Un grand bravo et un grand merci !!

  2. trois versions, trois voix, trois issues
    la troisième rentre davantage dans la chair blessée avec « La main, c’est celle de son grand-père qui frappe son père. Une gifle héréditaire. »
    scènes dures et profondes…