#40jours #prologue | des murs et des hommes

Des pavillons blancs aux toits orangés, à la corrolle verte, ils sont alignés les uns après les autres, comme les perles d’un collier, tous identiques et infailliblement présents; devant, une auto métallique est garée, parfois deux, les couleurs peuvent varier, un chat traverse la rue de son pas indifférent, on entend des chiens aboyer, ils sont les seuls à se répondre ici, il n’y a que du béton, du goudron et du silence, quelques arbres ont survécu à la razzia: ce n’est ni la ville, ni la campagne, ce sont des territoires volés, occupés, sans brio, ni revendication, sinon l’ennui.

Dans la poussière et la chaleur de l’enfance, à vélo sur la route caillouteuse, on s’enfonce dans les ronces, les fougères et orties, pour grappiller dans les buissons, des mûres aux parfums sombres comme les forêts -ne prends pas celles du bas, les chiens ont pissé dessus, celles du haut sont meilleures: derrière les grilles remplies d’épines, un édifice délabré surgit de la broussaille- ça devait être quelque chose à l’époque, devant les vitres cassées,on imagine les fenêtres en ogive, le lustre en cristal, devant les murs salis, les extravagantes fêtes, les amours secrètes, c’est le début de tous les rêves.

Une petite place ronde excentrée à quelques mètres de la cathédrale, au sol pavé depuis des siècles, à la fontaine rafraichissante, à l’ombre feuillue des arbres, aux murs criblés, il y a des trous parfois aussi gros que des oranges, des cavités creusées dans la pierre: c’est là où étaient fusillés les opposants au régime, le sang a coulé, les cervelles ont explosé sur ces dalles, ici des coeurs se sont arrêtés de battre.

Des rues tortueuses et grouillantes de monde, on crie, on se touche, on attrape au vol, on rit, on se regarde, on marche dans la rue le coeur en fièvre, on arpente la ville, ça monte puis ça redescend vers la mer; à midi, une chappe de plomb tombe sur la ville, ça brûle, ça colle à la peau, ça pénètre les corps et alourdit les rêves, on longe les murs, on cherche l’ombre, on a besoin de dormir; la nuit tombée, la rue retrouve son flot de passants, ils sortent comme ces animaux nocturnes qui s’éveillent, l’obscurité et la fraîcheur venues, ils s’agitent, s’invectivent, le verbe haut, les gestes exacerbés, les yeux rieurs, les mains unies: je ne comprends pas encore, mais je sais que c’est chez moi.

C’est une onde invisible et froide qui glisse dans la ville, qui s’immisse dans le quartier, qui pénètre dans les maisons, dans les têtes et les langues; on en voit les traces sur de vieilles photos, dans la poussière qui tombe des drapeaux, au fond des coeurs; elle impose le silence, les regards en biais, elle empêche de se donner la main, de sourire, elle ne s’éteint que par la tombe ou la prison: c’est la balle qui déchire la peau et broie la chair, c’est la bombe qui explose en plein jour, éclaboussant de mort, les terrasses environantes.

A propos de Irène Garmendia

Lectrice par amour des mots et des histoires. Voyageuse immobile, perdue entre plusieurs langues, a récemment découvert le jeu d'écrire.