##nouvelles #boucle 2 Comme un livre dont on aurait arraché des pages

La plus imposante des tombes du cimetière, énorme, un mausolée dans l’angle sud-ouest du cimetière ; les trois autres angles sont occupés par les châtelains ; des places de choix inexpugnables.
Intermédiaire entre la chapelle et l’enfeu dépassant le mur de plus d’un mètre. Stèle cossue, de marbre blanc lourdement ornée : colonnes à chapiteaux, couronnes de fleurs, lierre, croix surmontant le tout. De la place pour dix personnes sous la pierre tombale en ciment sur laquelle est posé un grand crucifix.

Les noms des morts sont encore clairement lisibles quand bien même le plus récent date de 1930, avec les prénoms, les noms de jeune fille pour les femmes, la date précise de la mort et l’âge auquel il est survenu. Une belle longévité pour presque tous 81, 88, 90 ans. Un arbre généalogique facile à reconstruire.

Pourtant, je cherche encore et encore dans les registres des décès, des mariages, des naissances, dans les dénombrements des habitants. Vous n’avez jamais habité le village. Le village d’à côté oui, mais pas celui où vous êtes enterrés. Des parents certes, vos patronymes sont loin d’être inconnus et même plutôt courants. Et personne pour élucider le mystère. Les morts sont si vite oubliés.

C’est ton père, le premier mort. Tu avais alors quarante-deux ans et l’on venait de construire ce nouveau cimetière. Puis ton oncle. Tu y rajoutes les grands-parents de ta femme, puis ses parents, puis ton épouse, mais ni ta mère, ni ta belle-sœur, deux sœurs qui avaient épousé deux frères. Pourquoi ? Quelle affaire, quelle fâcherie familiale t’ont conduit à t’exiler ? Quelle revanche à prendre et sur qui, pour faire construire ce tombeau pharaonique où personne après toi n’est enterré ?

Il y a des mystères qu’on ne perce jamais, il faut apprendre à lâcher, à ne plus s’acharner ; cesser de chercher, de faire des hypothèses, des recoupements ; pas plus que les pharaons tu ne diras tout, tu n’étais pourtant qu’un modeste voiturier qui conduisait, comme ton père avant toi, les hôtes de la gare aux hôtels-restaurants. Le chemin de fer traversait ta commune depuis avant ta naissance. Il suffirait pourtant d’une piste…

En parlant de tout autre chose, des photos sur plaques de verre de son arrière-grand-père qu’elle voudrait exposer, elle dit que c’est le tombeau du parrain, qu’elle a retrouvé des lettres envoyées à ces beaux-fils tués tous les deux à la Grande Guerre. Toi l’homme sans enfant malgré tes deux mariages, tu avais deux jumeaux qui ne sont pas dans ta tombe, pas plus que leur mère. Ils sont pourtant tous morts avant toi. La guerre, l’héritage, une tante qui réclame sa part, j’ai vu ça ailleurs. Ernest et Honoré avaient trente ans. Honoré avait été rappelé du Canada par la mobilisation générale, de Pipestone dans le Manitoba où il était employé. Leurs noms figurent sur le monument aux morts du village que tu as renié. ou qui t’as renié. ça, je ne le saurai jamais.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

Un commentaire à propos de “##nouvelles #boucle 2 Comme un livre dont on aurait arraché des pages”

Laisser un commentaire