Nous avions bu ; pour nous prémunir du froid nous buvions. La maison que nous retapions n’avait pas de chauffage. Au rez-de-chaussée, nous le découvririons dès notre arrivée, l’unique cheminée, large comme un lit-clos, fumait. Le premier soir j’avais lancé un feu, de belles bûches sèches s’empilaient. Il y eut cette flambée immédiate, rouge, immense – sorte de miracle, c’est ton expression. Nous eûmes chaud : enfin. Nous entrâmes dans ce lit de chaleur. Le feu échauffa notre peau. Il raviva notre sang. Le temps de manger les restes du voyage ; il y eut soudain ce crépitement suivi d’un bruit de pression , une fumée âcre se déversa à rebours du foyer ; elle envahit la pièce ; elle envahit nos bronches, hagards nous dûmes passer notre première nuit sous l’appentis. Il faudrait à présent composer avec le gel qui, le soir venant, figeait la maison et nos membres. Il faudrait travailler jusqu’à épuisement; bouger et boire pour conserver une illusion de chaleur. Nous buvions cet alcool fort et translucide que nous avions trouvé dans la remise –une dizaine de bouteilles comme une eau brûlante – de la poire ou de la prune : nous fûmes jusqu’au bout en désaccord sur ce point. Nous dormions sur des matelas pneumatiques, emmaillotés dans nos vêtements de jour, enfouis dans nos sacs de couchage, serrés l’un contre l’autre. Nos matelas tanguaient et nos têtes avec eux . Si loin de la mer c’était comme voguer. Je pensais à l’océan – c’est d’où je viens tu sais . Ce soir-là, sous l’odeur de fumée qui emplissait encore la pièce, j’en quêtai le parfum: je voyais la plage de nos étés, tous les enfants, le sel couvrait nos peaux, nus nous vivions. Je pensais à l’océan. Tu dormais. Et comme je tombais de fatigue; je m’écroulai peu après toi sur ce sable perdu…
« C’était la tête d’un nourrisson emmailloté serré qui cognait le sable régulièrement dans un mouvement improbable et inexpliqué, tandis que de son cou partait une laisse jaune fluo en silicone »
J’ai hurlé comme on hurle en rêve, sans voix. Mon cri ne m’a pas réveillée. Ni toi. Je sentais l’humidité visqueuse. Et autre chose. Je sentais et j’entendais. J’entendais un battement répété et sourd. Quelque chose cognait dans cet agglomérat pâteux. J’enfouis mes mains: bien au fond, sous le sac ; le bas de mon corps s’était dilué : je fouillais cette matière humide, épaisse et chaude pleine de fragments comme une poix de varech; je touillai entre mes jambes disparues et je heurtai cette chose. La boule tenait à moi par une chaine, comme ces balises flottantes. Elle ne flottait plus . Elle avait sombré; elle se noyait . Je l’extirpai, la dressai hors du sac à bouts de bras . Je fus face à mon visage. Je tenais ma tête entre mes mains, loin, hors de moi . Toi, tu dormais.
( Deux jours plus tard je perdrais l’enfant. J’ignorais que j’étais enceinte : nous n’avions fait l’amour qu’une fois six mois plus tôt dans cet hôtel, entre deux trains. Mal. Nos corps n’étaient semble-t-il pas faits pour s’aimer. C’est avec d’autres que je jouissais. Nous : c’est autre chose. Il a suffi d’une fois – j’entends ma mère– ; toutes ces grossesses, cinq en huit ans. J’aurais pu te faire passer, je t’ai gardée, sait-on pourquoi on fait les choses. J’ai mis l’absence de règles sur le compte de l’épuisement; le travail dans le froid nous éreintait ; nous étions devenus des fantômes. Il est sorti de moi, avec le sang, d’un coup. Je soulevais une pierre : il est sorti. Il a glissé hors de moi attaché à sa corde. Elle a rompu. À présent il repose sous la cendre avec moi.)
Tentative de rejoindre (et de dissoudre) l'image de @adejardin qui m'avait tellement impressionnée - Merci à Anne
« Je tenais ma tête entre mes mains, loin, hors de moi . »
L’effrayant n est pas soluble dans l’effrayant. Il se terribilise. Merci Nathalie Holt. Avec ou sans l’image de @adejardin, la transmission d’angoisses est plurielle et totale.
J’aime bien ton commentaire, Ugo. « L’effrayant n’est pas soluble dans l’effrayant, il se terribilise. »
ah oui carrément la grosse angoisse, très réussie.
Texte terrible qui commence lentement pour nous prendre aux tripes et à la gorge violemment. Bravo Nathalie.
C’est tellement réussi, même si j’ai terminé ma lecture avec une grosse douleur du côté du ventre. Le passage où ton « Je » fouille là où ses jambes ont disparu, c’est hallucinant, on est à la fois dans un cauchemar et dans une métaphore et sans trop distinguer l’un de l’autre. Je venais voir si tu avais fait la #11 Ter et je trouve la 3… J’ai aussi eu besoin d’écrire plusieurs #11 bis. Je pars te relire. Tant d’échos dans ce que tu écris. Merci, Nathalie.
Relu, tellement abouti, une phrase et pouf un avant, un après, la nouvelle est écrite et tellement forte. Magnifique.