#recto-verso #01 à #15 & #PS | Bancal

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30062025

Indignez-vous ! |

« Si on s’indigne pas, on est mort, hein ? Ça, il y a aucun problème, ça, non, non, non, non. Il faut s’indigner pour être vivant.
03:46
Quelqu’un de vivant, s’indigne à tort ou à raison, d’ailleurs, mais enfin, j’aime mieux quelqu’un qui se trompe en s’indignant, que quelqu’un qui ne se trompe jamais mais qui laisse les choses en place. Enfin, qui est un… un conservateur attardé. Je veux dire, le conservatisme me paraît une espèce d’infirmité de l’esprit. »

(Louis Calaferte, dans l’émission Le Balcon, 1992)

Ça y est, le mail de f est arrivé. Le cycle d’atelier d’écriture, Recto-Verso, est lancé. Avec deux textes d’Annie Ernaux, un pour un lieu, l’autre pour une scène. Mais je rentre de ma petite soirée d’anniversaire, il est trop tard pour que j’y jette un œil attentif sans risquer l’insomnie. — Et pourtant, j’attendais avec un peu d’impatience. Impatience parce que mille et une choses m’ont traversé l’esprit en attendant, comme pour dessiner déjà la carte du territoire pourtant inconnu de l’écriture, et un possible parcours à suivre. Mais je sais bien que ce parcours, maintenant, n’était jamais que celui qui mène à l’écriture et sa zone blanche. D’ailleurs, en dehors de ces quelques notes insignifiantes, je me suis retenu d’écrire comme je le faisais auparavant, machinalement, disons, jour après jour.

On entend une moissonneuse-batteuse, dehors. Il est minuit passé, toutes les fenêtres de la maison sont ouvertes. Elle s’éloigne, elle revient. À chaque fois on a l’impression qu’elle se rapproche de la maison, qu’elle va entrer dans le jardin. Mais elle repart, avec ce bruit de soufflerie sans fin, cadencé par une sorte de baisse de régime furtive. Et je me dis qu’elle n’est pas pour rien dans le temps torride des derniers jours, que c’est ça qu’on moissonne, qu’on bat.

01072025

La poussière du chemin se soulève sous ses pas. Des cailloux roulent, crépitent. Et un petit nuage de poussière flotte l’espace d’un instant derrière ses talons. L’homme marche d’un bon pas sur le chemin blanc. Un short noir à lignes blanches, un t-shirt gris chiné, un smiley délavé pour motif, sourire tremblant, et l’œil en croix. Les chaussures pleines de poussière.
Un homme marche d’un bon pas sur un chemin blanc. Des feuilles d’herbe et quelques fleurs dessinent une ligne au milieu. Entre les hautes herbes sèches et les brins d’avoine folle qui ressortent des fossés, le chemin se dérobe en montant. Ici le long d’un champ d’orge tout blond, de maïs vert, d’un rang de vigne, là d’une haie d’arbres, d’un terrain en friche, d’un champ moissonné. Ici et là, des grillons et d’autres insectes inconnus aux cris aussi réguliers qu’une alarme. Tout près, un oiseau invisible, son chant comme tombé du ciel. Celui de corneilles qui s’éloignent derrière la haie. Le changement de rapport d’une moto qui accélère, sur l’autre versant du coteau. Et au loin, ce souffle constant de machine porté par le vent.
Un dégradé orangé et rosé par-dessus le coteau dans son dos. À un carrefour, un homme s’arrête, à quelques pas d’un pylône électrique et d’un petit transformateur. Il observe, derrière une clôture et de hautes herbes, le champ d’orge qui s’étend, s’étire avec les lignes parallèles tracées par les roues d’un tracteur, jusqu’à une haie d’arbres. Il sort son téléphone de sa poche et prend une photo du paysage. Il se retourne, observe un instant, et photographie aussi le chemin blanc qui remonte, les blés moissonnés aux sillons de paille et les jeunes maïs, la palisse, le vignoble du coteau, le ciel aux teintes orangées et rosées. Il s’approche ensuite du pylône et prend quelque chose en photo. Peut-être un massif de fleurs sauvages, comme ces mauves et jaunes qu’on trouve souvent ici, dont je n’ai pas le nom. Et il reste là un instant, dans la blondeur de l’orge, le parfum de la paille, le ronronnement électrique.

C’est ce que m’inspire, pour commencer, la consigne de f, mais à côté. Je coupe en trois une de mes simples promenades dans la campagne. Il s’agit de « retenir les images fixes qui s’imposent, vues en passant, ou dans le cours ordinaire de nos occupations au quotidien ». Mais ce que j’observe : c’est moi. Et rien de vraiment fixe avec la marche, vue sous trois angles différents, en elle-même, disons, en contexte, et à l’arrêt. Et qu’en est-il de la ville, de « la planche photographique d’une ville non nommée », sinon en sons et lumières ? — Et puis rien de « la scène compacte avec trois personnages » avec ses « îles de paroles comme saisies à part, épinglées là » ?

Donc, à refaire. (Et plus court ?)

02072025 | attractions – recto

Si f confie son émotion à la lecture des premiers textes reçus, moi, j’avoue plutôt être en proie à une certaine tension avec ces premiers textes à écrire. (D’où la nécessité des textes qui tapent à côté — et des toutes les notes possibles —, moins pour diminuer la pression de l’écriture, d’ailleurs — plutôt celle de la lecture probable —, que pour la faire courir — comme l’eau dans le réseau de distribution sous sa propre pression dans le château d’eau.

(— Quelle drôle d’image ? — Ça doit être la soif d’écrire.)

Frairie |

Sur la petite place d’un bourg, un manège tourne au milieu des autres stands forains resserrés — les auto-tamponneuses, les petites comme les grandes, bien en ligne ; les canards multicolores tournant et se poussant dans leur piste d’eau ; les ballons s’entrechoquant sans cesse derrière les grilles des caissons crève-ballons, malgré les carabines couchées ; une énorme peluche rose, un dragon, pendue au coin d’un stand ; les allers et retours des pousse-pièces, les jetons perpétuellement au bord du vide, brillant de mille feux sous les jeux de lumières et de miroirs pacotilles ; la structure gonflable d’un gros toboggan jaune, celle d’un trampoline élastique en forme d’araignée géante ; peluches et couleurs en vrac dans une machine à pince ; l’iris clinquant et clignotant du punching-ball. Une maman, robe blanche, attend au bord, bras croisés. Un signe de la main de temps en temps. Dans une cabine qui ne doit pas faire un mètre carré, en plein soleil, un forain, chemisette à carreaux, est accoudé. En nage, il regarde son téléphone. Derrière lui, sa remorque de camion déploie un parcours tubulaire pour les petits (toile de cordes, tapis de balles, escaliers de matelas, etc.). Le tunnel mobile pour entrer, couleurs primaires, tourne.
Garage |

Un garage dans un hameau, au milieu de nulle part. Impasse du vent. Un hangar blanc sur une plate-forme en ciment, entouré de véhicules en tous genres (berline, cabriolet, 4x4, voiture ancienne, camping-car…). Devant l’entrée grande ouverte, une 307 grise surélevée, montée sur des pneus de rallye, équipée d’un pare-buffle. Un VTT contre la paroi ondulée, une portière. À l’intérieur, deux garagistes travaillent autour d’un moteur pendu à un palan, pendu à une sangle, attachée à la structure métallique. Des outils, des pièces mécaniques, petites et grosses, éparpillées. Des bidons, des pneus, des boîtes de toutes tailles. Des étagères partout, même sur la mezzanine. Des machines, des engins, des appareils. Des taches d’huile, de graisse, de cambouis, de peinture. Et ces deux voitures en suspension sur des ponts, très haut. Une ancienne BMW, et une autre sous une couverture de cercles et d’anneaux vert clair et vert foncé évoquant des iris, peut-être une Cadillac, avec ce pare-chocs chromé et ces pneus à liseré blanc. Je retrouve le chaos sans nom du garage de mon enfance. Le garage de tonton Jack. Je repense à sa petite chambre nichée au fond de la mezzanine. Je ne me souviens de rien.

C’est ça que t’appelles faire court ?

Antisocial |

En attendant le train à la gare, en retard de 25 mn, je me rends sur la passerelle qui enjambe les rails. La nuit tombe. Sous le ciel orangé la ville se couvre d’ombre. Je tente une photo. La passerelle s’illumine, et les parois de verre se font miroirs déformants. Deux escaliers donnant sur les quais sont condamnés par des espèces de stores à cause de travaux. Une structure complexe de tubes obstrue, en bas, l’accès des escaliers. Trois jeunes, assis par terre à l’autre bout de la passerelle, discutent en écoutant de la musique avec une enceinte. — En rentrant à la maison, un petit détour pour voir si le concert qui n’avait pas commencé à l’aller (malheureusement, car je devais en faire un petit compte-rendu) était terminé, plus de deux heures après. Non. Depuis la route, les spots de la petite scène envoient sur une troupe de danseurs des lueurs colorées aussi tonitruantes que les riffs de guitare branchés sur le Trust Antisocial. J’aurais dû m’arrêter pour une photo.

Pour les ilots de paroles, on essaiera demain.

03072025 | attractions – verso

Allez, avec cette voix monologique et fatigante, histoire de se casser la figure, à l’intuition et sans trop se retourner — du recto au verso total, du visuel à l’oral, du statique au mobile, du descriptif au narratif, et sûrement du blablatage au charabiage mêlés.

Guizengeard |

                                               Guizenjhâaa… je l’entends déjà me dire ça comme ça, que Jh’étions venus à Guizenjhâaa… et je suis qu’elle aurait aimé, Lulu, faire une petite balade là-bas, autour des étangs, elle peut plus trop marcher, d’accord, faut dire qu’à bientôt cent ans… mais elle aimerait ça, se promener au bord de l’eau, dans la nature au milieu des pins, à Guizenjhâaa… enfin la nature… après, le terrain, c’est pas simple, ça monte au départ et c’est pas mal de sable et instable, et c’est raviné par endroits, faut monter sur des sortes pontons là où l’eau coule, mais là c’était à sec, la terre croutée, et rouge, on s’est demandé ce que cette coulée rouge dans la terre, et dans l’eau parce que du haut du ponton on pouvait voir, plus bas, un étang avec un peu d’eau, tout rouge, un rouge foncé, brun, Klara elle disait « Mais c’est du sang, ma parole ! C’est le sang de la terre… ! » non, c’est de la rouille… c’était écrit sur la table explicative, et dans nos téléphones avec l’application de géocaching du Terra Aventura, je sais plus qui a lu, si, Marjolaine, « Parce qu’il contient naturellement du fer qui, lorsqu’il s’oxyde, rouille et donne à l’eau cette couleur rouge orangé. Ce ruisseau est d’ailleurs un corridor écologique pour de nombreuses espèces animales et végétales... » écologique… c’était plutôt polémique… on était censés se promener sur un site naturel, et ça en avait l’air ces creux et ces bosses sablonneux, une série d’étangs tout bleus au milieu dans un décor de lande et de forêt de pins, avec les belles plantes et les petits animaux, un grand ciel bleu et du soleil comme les autres jours, qu’on a eu si chaud… sauf que là, Guizenjhâaa… ça s’était refroidi d’un coup, et on a eu droit à une bonne petite pluie fine, ça faisait râler, « Non mais c’est quoi ce temps, ils avaient pas prévus ça hier soir… — Remarque, ça va bien avec le paysage, on se croirait en Bretagne. — Ben c’est toujours mieux que de cuire sous le soleil. T’imagines le parcours hier ? — Peut-être mais j’ai pas apporté de gilet… — Allez… ça va pas durer… et puis on respire… ! »                                        en fait, dans ces anciennes carrières de kaolin, la nature… ben la nature c’était ça, du kaolin, du silicate d’aluminium, tu vois j’ai retenu, c’est de l’argile blanche et avec ça on fait de la faïence, de la céramique, de la porcelaine, comme en Chine d’où vient son nom d’ailleurs, Kao-Ling, on a lu ça sur une autre table, et pourquoi l’eau est si bleue, « Les gouffres de ces anciennes carrières se sont peu à peu remplis d’eau pour former ces lacs. L’eau acide ne permet pas encore à la vie de s’y développer… La lumière du soleil ne rencontre donc aucune particule absorbante à la surface, ce qui donne à l’eau ce reflet turquoise… » et vas-y que ça commençait à polémiquer… « Tu vois, c’est beau la nature quand elle reprend ses droits… — Ouais, enfin, va falloir encore pas mal de temps j’ai l’impression. — Tu seras mort d’ici là, et moi avec ! — Surtout si tu piques une tête. — Mais moi, on allait se baigner là quand j’étais môme ! avec le chien… — Ah… je comprends mieux pourquoi t’as pas la lumière à tous les étages ! — L’autre… ! — Quand on y pense, on se balade sur un site d’exploitation, comme si de rien n’était. — Ouais, t’as vu la taille des tuyaux qui plongent dans l’étang tout à l’heure ? — Allez, regardez-moi quand même ces nuances de bleu avec le soleil qui veut percer maintenant… — N’empêche, on nous vend un truc écolo rigolo, là, avec la petite appli, le petit Zahan et le petit Zéïdon, mais c’est un peu la poussière de la ville qu’on met sous le tapis de la nature, non ? — Et en plus, la terre, elle pisse le sang ! — Et… comment il s’appelait ton chien… ? »                                               après, je t’ai pas dressé le plus joli tableau de Guizenjhâaa… et ça change pas grand-chose, tu peux imaginer tous les engins que tu veux pour creuser, cogner, couper, casser, toutes les substances, les traitements, et blocs entassés partant sur des semi-remorques… ça change rien, l’industrie est à l’abandon, la nature prend le relais en bleu turquoise… et le tourisme aussi, au moins pour un temps… en tout cas, le temps de faire le tour des étangs, une poignée de kilomètres, le temps d’aller voir la petite église dans le vieux cimetière, avec sa drôle de pierre tombale, comme un visage de grand-mère avec foulard, et le pique-nique au pied du ruisseau rouille, et le début d’après-midi à jouer au pendu, au Qui-est-ce ?, aux palets sur une plaque de plomb et sous le soleil qui revenait et ça piquait

Hé oh, hé oh, on rentre du boulot… et oh, et oh ma foi c’est pas trop tôt (18:30). Bonjour l’ambiance engueulade entre la collègue Cécé et la direktion. La mule trop chargée ne veut plus avancer. Discussion fermée, bouclée à double tour, chacun dans ses arguties retranché.

Pourtant, la journée s’était bien passée avec les stagiaires. Cécé a même proposé un exercice un peu étrange, dont l’intérêt pédagogique me semblait artificiel : écrire le plus de mots possibles se terminant par le son « i », et les classer par catégories (noms propres, noms communs, adjectifs, verbes et autres) — en donnant toutes les terminaisons possibles à l’écrit pour aider (-i ; -ie ; -il ; -is ; -it ; -ix ; -iz ; -y ; -ye ; -ys ; -ee) —, mais c’était pour que chacun écrive, ensuite, un petit texte rimant en tous sens avec mon prénom, à l’occasion de mon anniversaire. (Non mais t’y crois, la larme à l’œil !)

((J’ai toujours un peu de mal avec les participes passés des verbes à valeur adjectivale. Mon Grévisse de l’étudiant me rappelle ainsi la règle :

« Le participe passé peut avoir un fonctionnement adjectival quand il est épithète ou apposé :

La poésie est ce fruit que nous serrons, mûri, avec liesse, dans notre main au même moment qu’il nous apparaît, d’avenir incertain, sur la tige givrée, dans le calice de la fleur. (Char) »))

04072025

Dans la série du bricolo rigolo — tiens, ça faisait bien longtemps —, aujourd’hui on change le robinet de la cuisine. Le chrome de celui qui est installé depuis 10 ans est piqué, taché, auréolé de calcaire à la base, et fissuré. (Tiens, encore une histoire d’eau.)

05072025

D’un côté, les ateliers en ligne de f que je pratique depuis bien des années (et le tout premier en présentiel il y a bien longtemps, comme un malentendu en entrant dans la salle — mais le malentendu, c’était surtout avec les études). De l’autre, une activité d’écriture pseudo-professionnel de correspondant de presse local depuis quelques mois. Là aussi, sinon un malentendu, du moins un coup de tête — qui m’a fait perdre le fil du dernier atelier qui aurait pu me booster. (Entre les deux, formateur — il faut bien gagner sa vie —, dans une petite structure associative — plutôt dissociative en ce moment —, entre les chiffres et les lettres.)

Et maintenant, une fois ce pseudo-curriculum posé, je me demande en quoi le vrai faux travail de correspondant va infléchir l’écriture d’atelier, de type créatif, littéraire. Inversement, je me demande comment la dimension littéraire de l’atelier peut influer sur le caractère plus ou moins objectif de l’écriture de type journalistique, informationnelle. (Et que devient le formateur dans l’histoire ?)

En attente de collision ?

Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit :

« Je referme la fenêtre, les vitres se calment, bientôt le silence se reforme, aussi épais et dense qu’il l’était un instant plus tôt mais épaissi d’une résonance. J’écoute la vibration. J’aime l’idée que l’expérience de la mémoire, autrement dit l’action de se remémorer, transforme les lieux en paysage, métamorphose les espaces illisibles en récit. »

Voilà pourquoi je dois lire, d’abord, les textes d’appui qui soutiennent les consignes d’écriture qu’ils fondent, ensuite.

Et donc, la consigne de f, en bref : « Lien commun : la nuit. Lien commun : le présent. Lien commun : le “je”, fiction dans le “recto”, et devant ou face à la fiction dans la projection du “verso”. »

  • Allez courage !
  • Il a oublié la formule répétitive.
  • Ça doit être pour mieux en inventer une autre.
  • Et les neuf fragments.
  • Rien d’obligatoire, c’est symbolique, et peut-être histoire de voir qui osera se mettre à la hauteur de Maylis de Kerangal.
  • Ben moi c’est pas ça qui m’inquiète, mais la fiction.
  • Pourquoi ? t’as pas mal d’imagination toi.
  • Oui mais… je prends toujours appui sur des faits réels que j’ai pu observer, écouter, ou qui me sont arrivés.
  • Eh ben, imagine-toi justement à la place de l’autre, que tu observes, écoutes ou qui vois ce qui t’arrive.
  • Et si y a personne, d’autant que la nuit, le plus souvent, je dors.
  • Si y a personne ? Allez, à d’autres… t’étais où pour la fête de la musique ? Et les frairies ? Ou l’autre jour quand t’as rejoint des amis à la nouvelle ginguette ? Je te parle même pas des soirs d’hiver quand t’es encore au travail dans ta Structure…
  • Oui, d’accord… mais…
  • Ah, je vois… tu préfères, en fait, qu’il n’y ait personne… t’aimes les défis !
  • Non, c’est pas ça…
  • Mais si… ! y a pas de mal… ! repense alors à ce que dit Claudie Hunzinger, que la réalité pure, ça n’existe pas, que le monde, humain, animal, végétal, minéral, atomique même… tout est relié, d’une façon ou d’une autre, tout entre en correspondance, c’est juste une question de dimension, et de savoir sauter de l’une à l’autre.
  • Comprends pas.
  • Allez c’est pas si compliqué… tu te mettras à la place du caillou qui roule sous tes pieds, et tu verras s’il n’a pas eu l’intention de te faire tomber pour te sortir de ton rêve. Et si tu te lèves pour aller boire un coup, tu demanderas à la première gorgée d’eau si c’est pas elle qui t’a fait le coup de la soif. Ou à l’araignée au plafond, demandes-lui si tu ne trouverais pas dans son rêve.

(Sinon, Claudie Hunzinger, Un chien à ma table :

« Ce n’est pas si simple que ça, la réalité telle quelle, le concret et les sciences naturelles. D’ailleurs ça n’existe pas, la réalité telle quelle. Tout y est échanges invisibles, réseau de communication, QR code, étages de lecture, inconnu et infini. Par exemple, les rochers qui hantaient un peu partout la forêt semblaient être des corps de granit inertes, mais si je m’immobilisais, ils s’immobilisaient. Si je repartais, ils repartaient. Et pas seulement les rochers, aussi les prairies gelées au velours encore ras : elles s’avançaient vers moi quand je m’avançais vers elles. Il y avait du mouvement en attente partout. Quand je marchais, je sentais tout le monde prêt à déménager. »)

Voilà. Et maintenant, si je fais le compte des personnes rencontrées, ou simplement croisées, récemment, nominées pour un Gaspard de la nuit :

un des jeunes avec son enceinte sur la passerelle de la gare d’Angoulême | quelqu’un qui danse devant la scène du concert à Saint-Ciers-Champagne, ou le guitariste (ça me rappellera le début de Limite — le livre a bien jauni) | le mec ivre à la fête de la musique d’Archiac qui vient remercier le chanteur des Jacques Potes | Floriane derrière le comptoir de la buvette prise d’assaut lors de la frairie de Celles | quelqu’un dans la foule, que je pourrais choisir sur une photo, un petit garçon ou une petite fille | rien à voir parce que ça remonte un peu (un passage de Limite, en feuilletant, m’y fait penser) : une infirmière à l’hôpital de Saintes, qui me réveille sans le vouloir au petit matin | et la pièce de théâtre à Saint-Maigrin, un soir de finale de tournoi des six nations, le metteur en scène au fond de la salle des fêtes | l’ouverture de la guinguette de Champagnac, le jeune serveur erratique | un des mordus de pêche arrivé tôt à l’étang de Saint-Germain-de-Vibrac, et qui reste au chaud dans sa voiture qui tourne

Et de neuf ! Après, pas obligé que ce soit au moment dont je viens de parler. Ça pourrait être un peu avant, ou un peu après, dans la nuit, et alors là, je suis bien dans la fiction puisque je ne suis plus là pour observer ni écouter.

Mieux, car tout cela est bien trop humain : si on se mettait à la place des vers luisants dans mon jardin, ou de la vache du voisin qu’on entend brouter dans le champ d’à côté, du chien qui aboie au loin, une chouette, un rossignol, et des grillons et criquets intempestifs partout pour un silence strident. (— Et puis quoi encore ? le vent dans les feuilles ?)

06072025 | division – recto

Dans à ce stade de la nuit : quelqu’un a entrevu, ou pressenti, la nuit de l’encrier dont parle Mallarmé, qui vient du fond du corps ? — Que celui qui vient d’avoir la vision du stade de France vu du ciel, un soir de match de foot, ou de cérémonie de Jeux Olympiques, sorte !

à ce stade de la nuit, je scrolle du pouce sur mon écran, à la recherche d’un titre dans l’historique de l’appli musicale, le nom m’échappe, je tape dans la zone de recherche des noms de groupes, La Canaille, Kompromat, Hyperculte, Lords of the Isles, pas grand-chose à voir les uns les autres, à croire que je sais même pas quelle chanson je cherche, à croire qu’elle existe pas, qu’il va falloir la créer, je ferais mieux d’y aller
à ce stade de la nuit, tous les chats sont gris et ma foi, mon foie aussi, y a pas qu’eux, gris, noir, j’y vois plus rien et je sais pas où les claquettes m’emportent, m’emmènent, non : m’emportent, je dois plus avoir l’air si humain à tanguer comme ça je dois plutôt ressembler à une gigue, une gigue de derrière les fagots pour pogoteurs à torsepoil, pas vrai mon chat ? tu connais ça, toi, les poils, mais tu connais pas la bonne vieille gigue que je me suis payée, qu’est-ce qu’ils ont assuré, qu’est-ce que c’était bon leur Nesquik, comment ils s’appellent déjà ? on s’en fout des noms, c’est la chanson qui compte, les paroles, la musique, c’est le Nesquik, ça a claqué ça, un p’tit cochon tout rose avec la queue en tire-bouchon, pour calmer ma névrose et patati et patata, trouver un second souffle avec ses beaux rognons, la contrebasse de fou ça m’a mis le feu au camping, même les arbres, ils se sont mis à se balancer en rose et bleu laser, je suis sûr qu’eux aussi ils s’en sont pas remis et que ça tangue encore et qu’y a encore pas mal de vent dans les feuilles, sauf qu’eux ils restent sur place, ils jouaient à domicile, moi faut que je le retrouve, et c’est pas ce que j’y vois, noir comme dans un chat, c’est pas avec ce que ça tourne, à se demander où elles m’emportent comme ça, si elles me rallongent un peu leur parcours à force de chercher des raccourcis à chaque coin de rue, et si elles pouvaient se la fermer aussi, les claquettes, elles ont le pas lourd, ça me donne l’impression d’être encore au camping, et l’autre qui m’en met plein la vue ! eh va donc te faire revoir les phares chez Speedy ! et emporte-moi tant qu’à faire, tu pourras peut-être me ramener fissa chez moi, hay arriba arriba, hein mon chat ? aïe… rien que de le dire ça va trop vite, je crois que… si c’est pas la côte, ben c’est les miennes et ça remonte trop vite, arrête-toi… sous la lumière là, j’y verrais peut-être enfin, combien t’es gris ou noir… mais arrête-toi… arrête…
je devrais y aller, la petite lumière de l’enceinte clignote, elle n’aura bientôt plus de batterie, et moi non plus, à ce stade de la nuit, en plus j’ai perdu le fil de ce que les deux autres racontent, eux aussi scrollent, ils parlent en scrollant, ils parlent de ce qu’ils voient, de ce qui défile du bout du pouce, de ce que je vois pas, que je comprends pas, je vois seulement leurs visages éclairés par l’écran, ou plutôt je les devine, comme l’est le mien, à se demander si ce n’est pas ça qui défile, que je scrolle, mon visage, passés au scanner de l’écran, sous les lumières des images et de quelques mots, mon visage, là, en forme de chanson qui n’existe pas, dont les autres voudraient sûrement pas d’ailleurs, connaissant leur style, et moi non si ça se trouve
à ce stade de la nuit, je reste les bras ballants devant l’entrée du parcours de jeux, j’aperçois, là-bas, la piscine à balles et le toboggan, mais je reste là, les bras pendus, les doigts écarquillés, agités, je me dandine, je m’accroupis, je regarde la piscine à balles, je vois les balles sauter avec ce corps qui vient de plonger, qui vient de glisser du toboggan en criant, j’observe les couleurs et les grosses lettres voler, retomber, je tends le bras, pointe de l’index, je crie, je me redresse et me retourne, le bras tendu, l’index pointé par là-bas, Allez… Va ! Va ! je me replace les bras ballants, d’autres corps plongent, d’autres balles voltigent, des couleurs et des lettres, d’autres cris, et une balle, retombée à côté, va venir vers moi, mais elle est emportée, elle roule, chute et rebondit, sur le rouge, bleu, vert, jaune, de ce tunnel qui n’en finit pas de tourner
c’est l’heure, c’est l’heure, quand ma mère se réveillera elle sera inquiète, je recevrai un texto, T’es où ? T’as vu l’heure ? non, à ce stade de la nuit j’y fais plus attention, je suis nulle part, au-dessus de la gare, la passerelle illuminée, la ville illuminée, la gueule noire du tunnel à une encablure, le maillage esquissé de rails, de pylônes, de piliers, de câbles, de fils et filins, les étoiles ont disparu, les nuits ici sont toujours lumineuses, en clair-obscur, en chien-loup
à ce stade de la nuit, la journée promet d’être longue, j’aperçois déjà, par le hublot, le liseré des toutes premières lueurs du jour au-dessus d’une masse nuageuse encore noire, on a décollé il y a un peu plus de deux heures, vers 23 h, l’écran m’indique plus de 900 km/h à environ 9 000 m d’altitude, en sens inverse de la course du soleil, je ne sais pas si je perds ou si je gagne du temps, les heures passent plus vite, la journée avance et je vais avoir du sommeil en retard, je referme, l’œil rivé sur la ligne du trajet qu’effectue l’avion sur l’écran, en mode nuit, aucun nom de ville n’apparaissant encore, mais la ligne de pénombre, alors je referme les yeux, les écouteurs une compile en sourdine dans les oreilles
à ce stade de la nuit, à la recherche d’eau, je sens la fraicheur de l’air, que le soleil est couché mais il y a encore beaucoup de rayonnement, des vibrations et du magnétisme, cela vient du sol, de la chaleur accumulée toute la journée et dont la nuit veut maintenant s’abreuver, mais quelque chose l’en empêche, les radiations stagnent et se mêlent, affolent l’essaim des petits hannetons dont je sens les chocs sourds en série sur du bois, le même type de bois que celui sur lequel je me trouve, que je remonte, que j’agrippe, que je parcours, à la recherche d’eau, je sens la fraicheur de l’eau, sur la masse d’ombre qui vient d’apparaître, avec une odeur sucrée, légèrement acide venant du ciel, mais l’eau se trouve à la base, elle coule le long de cette masse d’ombre, de fraicheur radieuse, je cours, je vole jusqu’à elle, enfin je l’embrasse, d’abord de mes antennes flexibles et frémissantes, et je bois
les autres vont essayer de me retenir, je leur laisserai l’enceinte, c’est tout ce qui les intéresse en fait, j’ai juste à traverser la passerelle, remonter vers le centre, glisser sur les remparts, descendre jusqu’à la passerelle du musée du papier, traverser le fleuve, ciao Corto, à ce stade de la nuit, je me rentre, juste à longer l’ancien quai et remonter la première à droite, enfiler l’impasse, et c’est là, tout au bout de cette espèce de ruelle de village, à l’étroit entre quartier HLM isolé et cité pavillonnaire éparse
on devrait descendre à la gare et se tirer, prendre un billet pour le premier train et voilà, on verrait bien au terminus où on se retrouverait, on verrait les premiers mètres dans quel sens on irait, un voyage à l’aveugle, c’est ça, mais le guichet, les bornes, les applis, t’as pas le choix, tu sais d’avance où tu vas, tu dois choisir, tu sais d’avance l’heure de départ, l’heure d’arrivée, le temps du voyage, tu dois choisir, tu dois choisir où, tu dois choisir quand, et qui, avec qui, et comment les bagages et comment les places, avec ou sans recharge, avec ou sans wifi, tu dois choisir, tu dois lire et inscrire, en scrollant, alors je scrolle, à la recherche d’un nouveau titre, encore un peu de musique, je scrolle et je tape pour lire le texto que je viens de recevoir, Non, et va te faire voir, le seul truc que tu sais pas, c’est le retard, parce qu’il y a toujours du retard, surtout le train, c’est son avantage, et ça doit être là, l’aventure, ça doit être ça, retard, et raté, à ce stade de la nuit

Et voilà, demain, troisième épisode de l’atelier, et je vais déjà avoir un temps de retard — qui risque bien de faire un train à la fin —, ne sachant toujours pas devant quelle fiction me retrouver.

07072025 | division – verso

Il y a des vers luisants dans mon jardin. Je l’ai déjà dit ? je le redis. Il y a de beaux vers luisants dans mon jardin. Plein, et c’est bien. Ils clignotent, de façon irrégulière. D’une nuit à l’autre, ils ont un peu changé de place. Et j’imagine qu’ils imitent les étoiles. J’imagine qu’ensemble, sous nos pieds, ils redessinent la carte du ciel.

Stereolab |

J’avoue, c’était d’abord pour faire plaisir à JC.

Le groupe venait de se reformer. Ou plutôt, de se réveiller. Les musiciens ne se sont jamais vraiment séparés, mais ils n’avaient plus rien créés ensemble depuis une quinzaine d’années. Avec Instant hologram on metal film, ils repartaient en tournée.

On a pris ma voiture, ma petite Twingo nerveuse. JC préférait ne pas conduire. Tant mieux. Avec un siège en position canapé à se demander s’il aperçoit la route, les bras tendus sur un volant, trop courts pour tourner le volant, et un habitacle toujours encombré sentant le chien qu’il n’a jamais eu, je préférais l’emmener.

J’étais étonné que JC tienne à aller voir ce groupe, que je connaissais mal en fait.

Si je connais le groupe depuis longtemps, c’est surtout à travers son nom, que j’aime bien. Comme l’idée que le choix d’un nom de scène peut définir d’un trait, du moins évoquer, la démarche de l’artiste. Stereolab, un nom de laboratoire, bien sûr, mais dans une cellule spécifique, pourquoi pas une capsule ou un bloc, où l’espace réduit est non seulement adapté au son, mais participe du son. Un bloc sonore où, dont, on va examiner les particularités, différencier, combiner, mixer, les particules élémentaires, telles les briques d’un jeu de construction.

On est partis vers 18 h pour Bordeaux, craignant les bouchons qui n’ont pas eu lieu. Même sur les quais la circulation était relativement fluide. Mais avec les nouvelles voies, le nouveau rond-point et le tunnel autour du nouveau pont, les travaux en série aux alentours de la gare, on a perdu un peu de temps. Pour rien puisqu’on était largement en avance. L’horaire sur les billets en correspondait au début du concert, mais à l’ouverture de la salle de concert.

Je ne sais plus comment on en est venus à parler foot, du temps où le club bordelais, avec Zidane, battait l’ogre du Milan AC à l’époque. JC m’a raconté comment un soir, un ami l’a invité à voir un match dans les tribunes d’honneur du Parc Lescure à l’époque, en pleine ville, et combien ils ont bu tant de champagne que l’ami en question n’a pas retrouvé sa voiture dans le dédale des rues alentour. Il a dû appeler sa femme pour rentrer.

De Stereolab, j’aime bien les pochettes colorées, minimales, harmonieuses, abstraites, pop, cinétiques.

Bordeaux se transforme. Les quartiers jadis ouvriers, naguère à l’abandon ou presque (mes années d’étudiant), font peu à peu place à du quartier d’affaires, de la cité touristique, du parc d’attractions. On s’est glissé dans la rue Sauvageau, aux airs de vieux bourg provincial, pour rejoindre la place Meunier refaite à neuf. Comme le parking souterrain, lumineux, coloré, musique classique en fond sonore.

On était tellement en avance qu’il n’y avait qu’une poignée de personnes de part et d’autre des portes de la salle, rideau tagué fermé. On a pris tout notre temps pour manger, moi mes sandwichs au pain de mie, JC des parts de pizza, assis sur un banc en béton au milieu de quelques arbustes. Des moineaux à nos pieds, attendant un bout de pain, ou de lardon.

L’agent de sécurité n’a pas voulu de ma gourde. J’ai dû la laisser à l’entrée, dans un bac. On était parmi les premiers à entrer, le hall était presque désert. À côté du bar, on installait sur une table des disques vinyles et des t-shirts. Le temps de jeter un œil sur la terrasse, on est monté dans la salle. Par cet escalier sombre recouvert de petites figures et d’inscriptions, qu’on trouve partout et surtout dans les toilettes, que j’aurais dû filmer en montant.

Je suis rentré avec un grand verre estampillé du logo de la salle, trouvé dans les toilettes.

C’est étrange, sans la salle de Barbey, cette espèce de gradin de stade en béton derrière la fosse. On s’est assis au niveau de la sono, pour un meilleur retour sonore. Il y avait, dans tout l’espace, une sorte de fumée en suspension dans laquelle se diluait la lumière blanche de quatre puissants projecteurs. Quelque chose d’un plan expressionniste, avec les gens qui emplissaient la salle de têtes en surnage ?

J’aurais aimé me placer derrière la grande console de la sono.

08072025 | division – verso

Astrobal, pour commencer. Inconnu. Mais les chiens ne font pas des chats. Astrobal, c’est ce jeu de mots où la musique et la danse sont le moyen d’observer les astres, d’en déterminer la hauteur de chant pour mieux la coucher, l’amplifier, la déformer, sur scène pour un homme seul à la batterie et au micro, une console de mixage à portée de main, et qui de la voix ou de tome battait le rythme en modulations de fréquence et de fausses notes d’apparence, chant de machine en italien et cris d’oiseaux, pour cette salle noire gonflée à blanc, flanquée d’un faisceau mauve balayant les têtes.

C’était aussi Gaston Bachelard pour horizon, cette limite aussi fuyante et ouverte qu’elle nous encercle et intime. Il a d’ailleurs régulièrement été question d’imaginaire pendant le concert. Et de politique, vite fait, du temps où Laetitia Sadier lisait Cornélius Castoriadis il y a une trentaine d’années. Sûrement un tome des Carrefours du labyrinthe, peut-être Le Monde morcelé ou La Montée de l’insignifiance. Astrobal a cité Gaston Bachelard : « Il faut que l’imagination prenne trop pour que la pensée ait assez. »

Stereolab. J’avais en tête, pour leur style, un genre de mélodie simple, aussi sautillante et insouciante que le Petit Chaperon Rouge cueillant des noisettes, courant après des papillons, faisant des bouquets de petites fleurs, dans une forêt sonore de Moog Cook Book, guitare surf, rythme de batterie décalé, apparemment perdu, par les boucles électroniques et des bidouillages d’un autre genre, où « des courants sous-marins glacés et des accrocs sur la moire de la soie viennent toujours parasiter l’écoute », ai-je lu. Ma mémoire défaillait.

Je ne sais pas à quel moment JC est allé chercher les bières.

C’est assez idiot un trombone électrique. Ça n’existe pas. Et pourtant, c’est que j’ai entendu. Quand la chanteuse, dans une couche sonore déjà saturée par une guitare et une basse plus rêches, lourdes, grunge, que je n’aurais imaginé, par un décrochage que je n’ai pas vu venir, et des synthés, deux, qui l’air de rien avaient dû se lancer un défi, à qui s’aventurerait au plus près des plages d’un harmonium : quand Lætitia Sadier a embouché un trombone de fanfare, et craché tout ce qu’il y avait dans le coffre électrique, tout que le transformateur électrique, je ne sais où, contenait de surtension, pour un son dont j’avais dû rater le doigt sur la console de mixage, ou le pied sur une pédale d’effet, un bruit de bulles qu’on fait dans l’eau, mais passé au chinois d’un riff distordu, grésillant, pas si rigolo. Le tout sur fond de robe rouge et de rideau de théâtre bleu.

J’ai trouvé Lætitia Sadier élégante dans sa longue robe de soirée rouge.

Les musiciens sont anglais. La chanteuse est française. Stereolab chante dans les deux langues. Le concert a débuté en français. Sans doute avec une chanson du nouvel album, mélodieuse, posée. Je n’ai pas retenu le nom. Le seul titre dont je me souvienne, c’est Stomach worm. Pourquoi ? Peut-être parce que la chanson pour chœur mélodieux, à deux strophes courtes sans réels couplet ni refrain, est une longue ritournelle de swing aussi enlevé que déconstruit. Et peut-être parce qu’il a été introduit par Cornélius Catoriadis. Stomach worm, pour un message politique ? une revendication ? un slogan ? un coup de gueule ? un poing levé ? un doigt d’honneur ? En tout cas, entre l’anglais, la cadence, le canon, le déluge sonique, comment voulez-vous entendre ce qui revient peut-être le plus, Not the only one, a nominal thing, the law of division ?

Ouf !

09072025 | tourment – verso

Préliminaires |

« Tout ce qui m’arrive me sert de préliminaire. Les jours qui passent nourrissent le magma d’affects, d’informations et de souvenirs qui macère quelque part dans mon cerveau. S’il est remué à la bonne cadence, avec suffisamment de vigueur, il se recouvrira d’une pellicule de phrases.
C’est par politesse que j’ai choisi cette vie de banditisme. L’art littéraire n’empiète pas sur la vie réelle : il se contente de trahir. Personne ne pose pour moi. Je n’encombre pas les modèles avec les besoins de ma création. Je travaille sans leur assentiment. Face à mes visions, je suis seule. Cela veut dire que je suis libre. Le plus intangible des arts échappe à la matière. Les phrases n’ont même pas besoin d’être écrites pour exister. Je me moque des livres, ils peuvent tous brûler. La littérature ne dépend pas d’eux, ils n’en sont que la trace. La littérature est divorcée des sens. Elle est la jouissance d’une intuition esthétique qui se réalise. On la fait advenir par le médium le moins fastidieux qui soit : celui du langage. La littérature est dans ma tête. »

(Joy Majdalani, Jimmy Freeman)

Atelier | Camille Laurens

(Entre autres, en comptant les références sur lesquelles elle-même s’appuie.)

Au chapitre du « Oui », je dirais d’abord Non. Non, je n’écrirais pas sur le mot oui. Pas en trois jours, qui se terminent d’ailleurs aujourd’hui, et qui n’auront jamais duré que trois heures pour moi —en exagérant, bien sûr, train de retard oblige. Oui, il me faudrait au moins tout l’atelier pour méditer la chose. Trois ans idéalement — en exagérant toujours. Parce qu’elle a raison Camille Laurens, je suis bien d’accord avec elle, oui : « un mot sans fin ni fond, un mot vertigineux, un mot d’abîme. » Donc : non, je n’écrirai rien sur ce mot pour l’instant. Tant pis pour l’image de marque que cela m’aurait valu puisque, dit Laurens : « Les gens qui savent bien dire oui savent faire l’amour » — même si le oui recouvre un non pur et simple, catégorique mais bien masqué, qui fera son effet à retardement ? —, et parce que « tous les écrivains aiment oui, ce n’est pas possible autrement » — zut ! moi qui croyais que l’écriture consistait à explorer tous les possibles, et surtout autrement.

Pour les « Il y a »… je crois que je vais simplement m’appuyer sur les pistes que j’ai déjà empruntées, par économie de moyens, de sens et d’énergie. On n’est pas humain pour rien. Mais avec un peu de chance, une piste peut en découvrir une autre où jeter un œil sera le premier et dernier pas pour être aspiré et parcourir d’un trait tout le chemin, toute la boucle, si ça se trouve.

Oui — Oui ? Mais oui, quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je scrolle, deux ou trois coups de pouce rapides, je remonte le trop long message que j’avais envoyé en sens inverse, le balayant du coin de l’œil. Sans trouver d’abord la question que j’avais posée. Je redescends plus doucement, relisant quelques bouts de phrases. Et je retrouve ma question à peu près au milieu, isolée entre deux blocs. Et tu voudrais pas, etc. — Oui Mais oui, pour un oui ou pour un non ? Elle veut ou elle veut pas ? Ah la petite formule interronégative, quand on veut y mettre quelques formes aux airs de pincettes, qu’on s’attend à un oui, du bout des lèvres ou dans la barbe, et pour cela il faut lire Non. Mais là, non. C’est un Oui et ça ne veut rien dire. Ou alors ça veut tout dire, justement. Que, oui ou non, elle s’en fiche. Que c’est ni oui ni non, pour mieux me laisser dans l’expectative. Parce que je n’avais qu’à pas te faire souffrir, oui, Oui tu n’aurais pas dû me dire Oui, de ce oui qui sonnait faux, d’un oui défaillant, éraillé, avec ces trémolos irrépressibles et ce regard instable qui évitait le mien, cet œil fuyant, qui ont faussé ta voix, un oui déviant, obvié, issu d’une vague de peur au fond de toi, mais pourquoi, cette vague, cette lame de fond, à croire que quelque chose en moi te faisait horreur, et ça remontait en toi, ton corps, qui n’a pas trahi ta nature mais ta voix, ton œil, et me révélait la vérité, en fait, de cette lamentable mascarade d’un oui qui ne voulait que dire, ou contredire, Oui, je mens, parce que je ne veux pas te blesser, parce que je ne peux pas te dire Non, parce que je ne sais pas comment te le dire, je ne sais pas, plus, quoi te dire, et, oui, j’avoue c’était encore plus vexant, plus offensant humiliant, blessant. Oui

(Entre les textes d’atelier et les articles du journal… entre la perspective créative et l’objectif informatif… le cœur ne balance pas, mais la technique.)

10072025 | tourment – recto

« Vivre : chercher quelque chose et, dans cette quête têtue, trouver autre chose, qui mérite mieux d’être voulu — mais on ne pouvait pas le savoir, parce que cela n’existait pas dans l’imagination du désirable, et parce que le processus de la quête a transformé sur le chemin, sans qu’il le sache, celui qui désirait. »

(Baptiste Morizot, S’enforester.)

Atelier |

Il y a tous ces petits blocs de textes que je peux reprendre un à un pour en tirer deux ou trois autres, des fragments, commençant par il y a. Comme une errance.

Il y a un type en noir, cheveux très longs, qui s’avance, se baisse un instant vers la fenêtre semi-ouverte d’une voiture, et se redresse, recule un peu, regarde ailleurs, ici et là.

Il y a un type sur la passerelle, au-dessus des rails, qui déambule et prend des photos.

Il y a un tout jeune enfant dans la foule. Il marche en déséquilibre, mais ne tombe pas. Il s’accroche d’une main à un banc en bois et en fait le tour.

Il y a deux remorques de déchets derrière le glacier. Une pour les déchets alimentaires, l’autre pour les coquilles de moules. C’est écrit.

Il y a cinq musiciens dans une remorque de camion ouverte sur un côté. Il y a deux guitares, une basse, une batterie, un saxo, une contrebasse, un accordéon, des micros, des amplis, des enceintes, des pédales, d’autres appareils, des projecteurs, des spots bleus, des fils, un pupitre. Il y a aussi quelques bouteilles d’eau.

Il y a toujours cet oiseau qui chante au-dessus de nos têtes sans qu’on puisse le voir. À croire que c’est le ciel qui vient nous siffler dans les oreilles.

Il y avait de grosses poutres en bois dans le garage de Jack, avant l’incendie. Il y avait de la poussière tout autour, dans l’allée, du sable. Il y avait les voitures garées le long d’une murette, sous des arbres. Il y avait une maison derrière. Il y a quelque part une photo de la chambre de Jack.

Il y a eu des photos du pique-nique à Guizenjhâaa… et je revois la Nadia les faire, l’air de rien, pendant qu’on jouait aux palets sous le soleil avec Patrick et les deux Jean-Pierre, JP et JPP, mais je les ai toujours pas vues.

Il y a ce père assis sur un banc en béton, devant la gare, l’œil rivé sur son téléphone, et quatre enfants gravitent autour de lui, courent, rient, crient.

Il y a des vers luisants qui redeviennent coléoptères dans la journée, lampyres. Il y a les phares des véhicules qui ne les atteignent pas, la nuit, balayant les murs, les feuillages. Il y a ce soir d’orage où ils semblent s’être démultipliés et avoir accéléré leurs battements lumineux.

Il y a ces hannetons ivres de lumière, attirés par les petites ampoules de la guirlande électrique qui va et vient sous le toit vitré de l’appentis. Il y a leurs petits coups sur le toit, les poutres.

Il y a ces enfants et ces jeunes qui dansent devant la scène de la salle des fêtes, sur un revêtement noir et brillant recouvrant le parquet. Il y a le professeur de danse, venu de loin, qui les observe, assis devant une table, l’écran dans le dos. Il y a un amas de fils sur la table, dispersés de part et d’autre au sol. Il y a une bouteille d’eau par terre.

Il y a cet insecte qui vient s’abreuver à ma limonade, à l’eau de la condensation. La langue courante ne l’a pas encore nommé.

11072025

Oui |

Je n’ai pas retrouvé le passage de Nietzsche que j’avais en tête au sujet du grand Oui (entendu un jour à la radio, dans l’émission des Nouveaux chemins de la connaissance, je crois). Mais à la place, celui-ci, fragment 339 du Gai savoir (dans la traduction peut-être datée d’Henri Albert) :

« Il est vrai que les Grecs pouvaient prier : « Deux et trois fois tout ce qui est beau ! » — car ils avaient, hélas ! une bonne raison d’invoquer les dieux, car la réalité impie ne nous donne pas la beauté, et si elle nous la donne, ce n’est qu’une seule fois ! Je veux dire que le monde est gorgé de belles choses, et, malgré cela, pauvre, très pauvre en beaux instants et en révélations de ces choses. Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur elle, entrelacé d’or, un voile de belles possibilités, prometteuses, farouches, pudiques, moqueuses, apitoyées et séductrices. Oui, la vie est une femme ! »

(J’ai beaucoup de disques maintenant à la maison. Mais ce sont d’abord des livres. Tous, ou presque, ont été découverts à travers les mots des autres, de quelques magazines surtout, des chroniques, des critiques, parfois dans une émission de radio. Et aujourd’hui des livres sur tel groupe, tel album. Et puis j’aime bien les livrets illustrés.)

Fossés |

Certains se fient à la Dame du Lac (le roi Arthur vers Avalon, le chevalier Lancelot pour son éducation), moi, je me confie à la dame des Fossés. Un autre genre de sorcellerie.

Il est apparu que j’écris sur des mouchoirs en papier. On voit de quoi relève l’écriture ? Faut-il énoncer tout ce que l’image évoque ? Jusqu’aux différents types de maladies ?

Laisser-aller | avec Marianne Alphant

« On trouve pourtant des choses en flânant dans les livres, dans sa mémoire ou les yeux au sol, au ciel, rêvant, s’abandonnant aux courbes d’une guirlande. »

C’est pourquoi j’ai intégré une microscène de plus, avec cet instant vécu ce matin même, une autre piste d’écriture, un ailleurs et des possibles, parmi les « il y a » d’hier.

Atelier |

À la recherche de « ce qui, pour chacune et chacun, est cette “emprise”, donc présente indépendamment de notre vouloir, un “déjà là” qui en cela même fonde l’écriture, même fragilement, même à distance ». — Et va savoir pourquoi j’ai tout de suite senti se soulever une vague de nostalgie, ou de mélancolie (mots trop lourds de sens pour être vrais), en pensant aussitôt à toi, mon petit Marcel. Et je me demande si tu es au cœur de cette emprise, princesse secrètement détenue tout en haut du donjon que j’ai longuement cherché l’année dernière, ou si, en fait, tu n’es pas le gardien du château dans le ciel. Qu’est-ce que tu me caches ? Ou plutôt : Qu’est-ce que tu me caches ? Qu’est-ce que, en moi, tu caches demoi-même ? — Recherche de « ce qui fait emprise, maison, ville, personne, époque, et nous contraint précisément à l’écriture parce que sinon inaccessible ».

(La musique folktronique de Lucy Gooch, avec son Desert window, n’aura pas aidé.)

((Je m’aperçois que la consigne écrite est plus longue. J’en déduis, peut-être un peu vite mais… que même pour f, la règle du jeu de l’écriture n’est pas si simple à dégager, formuler, proposer.))

  • Et que dois-tu faire exactement ? Je demande, au cas où je pourrais t’aider.

Ma foi, pas grand-chose. Juste quelques notes : « Listes de noms. Bouts d’images. Restes de phrase, et qu’on ne cherche pas à réorganiser ni assembler, juste ramener là, à la surface du texte. »

— et    c’est difficile —

Bien plus que ça en a l’air.

— et toi          tu en as l’air —

Moi… ? bien sûr que non ! Mais toi, oui, même si tu n’en sais rien.

— et qu’est-ce que je peux faire si je ne le sais pas —

Faire comme si tu le savais. Et d’ailleurs tu le sais maintenant, puisque que je te l’ai dit. Tu n’as plus qu’à inventer l’air. Et me le souffler. « En convoquant comme voix, interjection, interrogatoire quasi policier, la résistance même de ce qui fait emprise, c’est dans le fond de ces dépôts à l’intérieur de soi-même qu’on va puiser de plus en plus loin les fragments de matière. »

— et les silences          j’ai droit aux silences   il y a des silences qui en disent long et qui peuvent être plus lourds de sens qu’un long discours et puis c’est ce que je connais le mieux  je n’ai presque pas eu le temps d’apprendre à parler tu le sais  alors, ça m’aiderait un peu le silence —

Ah, je te reconnais bien là. Elle a raison Emma : « Chérubin par la fenêtre (une fois, il s’est envolé, une autre, il a sauté dans la fosse d’orchestre et toute la salle s’est levée d’un coup pour voir). »

12072025 | battages – recto

(Allez, en cherchant un peu mieux, tu le retrouves ton passage du grand Oui, dans le tout premier fragment du quatrième livre du Gai savoir. — Étrangement, le mot oui n’apparaît pas dans la traduction de mon livre de poche. J’emprunte donc celle de Stéphane Floccari, invité de l’émission des Chemins de la philosophie en 2018 :

« Je veux toujours plus apprendre à voir la nécessité dans les choses comme le beau — ainsi serai-je l’un de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit à présent mon amour ! Je ne veux mener aucune guerre contre le laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que détourner le regard soit mon unique négation ! Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n’importe quelle circonstance, n’être rien d’autre que quelqu’un qui dit oui. »)

C’est là. C’est ce soir. Ce bruit par la fenêtre ouverte. Cette machine qui tourne encore en pleine nuit. La lune est forte, mais voilée. On le sait parce qu’on va faire un tour dans le jardin, on va se rafraîchir avant d’aller se coucher. Et c’est ce bruit, cette machine. Quand on travaille encore, en pleine nuit, quand on bat. D’où ça vient ? La machine tourne, souffle, module ses fréquences, ralentit et reprend.

Et Marcel, un jour de fin juillet. Le petit Marcel, un jour de fin tout court. C’était aussi pour les battages. Surtout à l’époque, sans le réchauffement. Ça devait être un peu plus tard. Fin juillet, début août. Et c’était ça plutôt, début août. Le début de la fin. De la fin tout court.

Ce jour où tu t’es levé, en pleine nuit. La lumière était allumée, tu es descendu du lit, par l’échelle du lit jumeau, tu es sorti de la pièce et tu t’es arrêté devant la porte. Devant l’escalier. Devant le figuier qui retenait la nuit. Elle n'était pas fermée, la porte ? Qui a ouvert, ça c’est une autre histoire.

Son père et sa mère non plus n’étaient pas là. Plus là. Ou ils étaient peut-être là, dans la pièce d’à côté, juste derrière le rideau, à veiller, à attendre, que ça vienne, que ça se passe et trépasse. T’avais juste une porte d’avance. Juste le rideau de la nuit.

La poussière, la nuit. La poussière dans les phares, comme un brouillard. En pleine figure.

Le battage que ça dû faire. La poussière que ça a dû soulever dans la pièce. Toutes ces allées et venues. Te voir t’en aller. Ne jamais revenir. Déjà. Bien avant ton père trente-huit ans plus tard. Bien avant ta mère, morte sur le coup. Ça a duré quarante-huit ans. À la fin folle. Dans son lit, à en baver. À s’éclipser pour plus d’intimité.

Tu ne l’aurais pas ouverte ? C’est ta mère qui l’a laissée ouverte ? Ton père qui a oublié de la fermer ? C’était encore la période où il partait battre la nuit ? Avec sa machine sans cabine et vive la poussière ?

Le battage, la poussière dans la pièce, dans la ferme, avec les blés, la paille, le foin qu’on rentrait, de cette poussière qui s’incruste dans les pores de la peau, s’infiltre, qu’on inspire, qu’on avale, à plus pouvoir respirer, à en avoir la nausée, à vouloir cracher, vomir, gerber. La poussière indigeste jusque dans l’œil rougi à blanc. L’œil crevé. Noyé. La vague de poussière qui a monté dans la pièce, dans la ferme, dans le village.

Et la main ? elle aurait peut-être voulu qu’on lui tienne la main. Détourner le regard, mais tenir sa main.

Croix blanche, Champagnac. Saint-Georges-des-Agoûts, le bourg, la maison en face de l’église, l’autre côté de la route. Semoussac, chez Servant. Et tout un corps de ferme entourés de haies, tout autour des champs, de petits bois, une mosaïque, une dentelle, aujourd’hui des aplats, les bois se sont étoffés, les parcelles se sont agrandies, les haies ont disparu, la ferme est coupée en deux, une partie a disparu, laissée à l’abandon, le toit effondré, les murs écroulés. Pour un nouveau jardin.

La campagne et la nuit aussi, c’est monté. À voiler la lune.

La balançoire dans le figuier, bricolage du père. La balancelle à grosses fleurs. Le parcours entre les branches, entre les feuilles. Le cochon pendu. Les parents perdus ce soir-là. Un soir de moisson. L’appel en série pour seule récolte. Il y avait du vent ? Tu es retourné dans ton lit ? Tu t’es caché sous le drap ?

Et combien de gerbes en surnage ?

Il n’y avait pas de vent. Le bruit de la machine portait tout seul dans l’air. Il portait l’air. D’un côté, de l’autre, la machine tournait. De temps en temps, un roulis, un couinement. Un ton plus bas. La machine bat, la machine tourne, allers et retours dans la nuit.

Avant on passait la faux. Toute sa vie le père Fissou, le père du petit Marcel. À la faux, à la faucille. La mère Fissou, à la folle. Et le battage sans machine, au fléau. Les épis et le grain volent. Le bruit, les coups répétés, amortis, le manche tourne, le battant bien à plat. Dessous, un grand drap blanc.

13072025 | battages – verso

histoire, avec du passé, d’accord, et pas mal, du présent aussi, ça a l’air plus facile, et du futur, mine de rien y en a aussi, oui, y a de ça aussi pour faire une histoire, plus qu’on croit, même au passé simple, question de projection, question de lecture

ah… du temps, mais ça reste surtout à la mode imparfait, et passablement subjonctif

et comment tu veux faire une histoire, t’es même pas fichu de te rappeler les dates, t’es allé les chercher, on te les a données, tu les a notées, inscrites, écrites, et puis rien, un saut dans le futur, et la chienne de mémoire qui fout le camp

trois couches de temps, d’ici et maintenant, hic et nunc si tu préfères, si t’as avalé un noyau de travers, et puis naguère, que tu savais juste marcher, mais pas descendre l’escalier, et puis jadis, ah… le temps jadis, le temps d’avant, l’histoire, ses mythes, nationaux et familiaux…

et le chien qui se barre, tiens, on l’attend encore, c’est dans quelle couche ?

allez cherche, fouille, gratte, pioche, creuse, fore, jusqu’au cœur de la terre, pour combien de couches encore, trois c’est un peu juste non ? de toute façon, t’en aurais mille et une par autant de fois au cube, pour une preuve par l’infini, y en aurais toujours pas assez, il en manquera toujours une, toujours à venir, un horizon quoi

mais qui te liras ?

celle qui manque, c’est un peu comme l’histoire du trou noir qui absorbe tant de lumière, et une histoire c’est un éclairage plus ou moins net, qu’on peut l’apercevoir que de loin sur un fond lumineux suffisamment fort, aveuglant en fait, qui l’atteindra jamais… on peut que l’a-percevoir mais pas le voir… eh tu vois, moi aussi, comment ça travaille ?

non, y a pas d’histoire, c’est pas ça, c’est pas ça que tu cherches… des présences ? tu parles, t’es même pas présent à toi-même

de toute façon, t’écris jamais que sur des mouchoirs en papier, et c’est pratique ces petits mouchoirs, l’air de rien tu fais pas mal de petites de choses et tu prends toujours soin de ton corps, à petites doses, peut-être, en surface, mais c’est déjà ça, tu peux te moucher, tu peux t’éponger, tu peux cracher dedans, tu peux essuyer tes larmes, tu peux te torcher avec, même s’il t’en faut un bon paquet, tu peux même faire la poussière… et dis-toi que c’est toujours mieux, cette image, que celle du rouleau de PQ, encore que le rouleau…

une histoire ? quelle histoire ? la tienne ? la mienne ? la sienne ? ou la chienne ? chienne d’histoire ? ou histoire qui a du chien ?

ah… et ces formules toutes faites, tiens, elles sont assez bêtes, c’est bien le cas de le dire ici, mais quand même, quelles vérités elles recouvrent, mine de rien, ça tient à rien la différence entre le féminin et le masculin, à rien du tout, mais à une lettre près, le compte est bon, à elle le péjoratif, à lui le mélioratif

ton problème, c’est ça, la compression, la condensation, la métaphore si tu veux, mais de quoi ? en voilà un beau trou noir !

tu te répètes pas un peu, non ?

si tu vois plus rien, tu sais pas où aller, tu sais plus où donner de la tête, t’as plus de force, t’as plus envie, t’entends rien, tu comprends pas, tu te souviens pas, t’imagine rien, ou je ne sais quel autre prétexte pour pas écrire… oublie pas la nécessité de l’oubli, « si puissant instrument d'adaptation à la réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle », disait l’autre

il serait temps de penser technique, structure, couper pour mieux coupler, les différences tiennent parfois à rien

et rien ? et la bêtise, qui ne se prend pas pour rien ? t’en parles pas ? elle se trouve pourtant partout, comme la beauté, sauf que la beauté, faut la rechercher, faut la retrouver, c’est la princesse dans le donjon, alors que la bêtise, tu restes le plus souvent sous son emprise

faut pas s’étonner que le chien se barre

(Je suis très largement convaincu par l’écriture, mais plus difficilement persuadé par ce que j’écris.)

Structure |

On a lu Annie Ernaux et Maylis de Kerangal. Klara, qui parle assez vite, semble lire encore plus vite. Les virgules n’existent pas, les points à peine, la tonalité dévie, saute, chute. Dans ces textes ou la description, les listes, l’image, prennent de la place, on n’y voyait plus grand-chose. Une esquisse, un brouillon. Comme dans un train quand il passe tout près de feuillages biffés, de murs gommés. J’ai proposé une relecture plus lente, avec pause à chaque signe de ponctuation. Du TGV à la micheline, avec démultiplication des gares, des arrêts. Et que le regard dans le train se porte plus loin sur l’horizon, pour le bois contourné, un village ramassé, des images dépliées.

14072025

Rien n’y fait. Qu’il s’agisse d’atelier d’écriture ou d’article de journal, la mise en route de la machine à écrire relève d’un travail au corps épuisant. Ça ne démarre pas du premier coup. Il faut beaucoup pomper. Et parfois, ça finit par gonfler.

(— Toujours à te plaindre.)

Atelier |

f : « c’est bien depuis cette opposition passé et présent qu’on aborde ce lieu de mémoire » — « nous sommes en quête de ce qui nous relie par une nécessité à l’écriture » — « celle qui s’abstient le plus de jugement, s’en remet aux matières, couleurs, lumières, et évidemment noms, évidemment visages » — « ce à quoi le réel nous confronte au présent de l’écriture ».
Rien à voir — ou à retardement —, mais les trois couches temporelles, elles relèvent peut-être, et plutôt, de dimensions différentes, à la fois très éloignées comme des galaxies dans l’univers, et imbriquées comme les atomes fondent l’univers — et nous avec. L’instant présent (fruit du hasard qui tombait aussi bien qu’une nécessité) — une tranche de vie personnelle (mais de moins en moins, glissant avec le temps dans les replis de l’imaginaire plus que ceux de la mémoire) — une autre, mais fictionnelle (même si on n’invente rien : l’événement a été vécu un jour, il y a bien longtemps — on en a eu quelques échos tel un conte oral — et c’est de cette parole amplifiée, déformée et lacunaire qu’on imagine l’événement dans ses possibles).

15072025

Souvenir a priori |

« Le vivant connaît l’art des dons invisibles et silencieux. C’est un art qui fait le lit des ingrats et des oublieux, mais nous sommes l’animal qui sait dire merci — et se souvenir. Se souvenir de ce qui nous a fait, de ce qui nous a façonnés, alors que nous ne l’avons pas vécu comme personne dans le temps de nos vies individuelles, ni reçu comme culture. »

(Baptiste Morizot, S’enforester)

Correspondances |

Il faudrait vraiment apprendre à ne rien noter. À combien de regards interrogateurs, voire mauvais, ai-je déjà eu droit, carnet en main ? Et ce type qui m’a demandé ce que je notais, un autre pourquoi je prenais des photos. Ne plus rien noter. Prendre les informations sans intérêt (des nombres, des noms, où et quand, à combien…) avant ou après, par téléphone auprès de qui de droit, et pour le reste… être là. Observer, écouter, discuter au besoin. Être là. Ouvert.

(Allez, avoue que tu triches un peu. Tes deux paragraphes, là, moi je les ai déjà lus hier. Couper, scroller, coller : et hop ! c’est dans la boîte du jour, où t’as pas pris le temps d’écrire… Oui, je sais, ça équilibre la lecture aussi, point trop n’en faut… Et puis les articles à terminer, à mettre en ligne, les photos à légender, c’est vrai… et tu t’es levé tard pour rattraper le manque de sommeil, et du coup la tête dans le coaltar jusqu’à la sieste, pour s’enforester avec Baptiste Morizot… Mais je crois plutôt qu’on comble le vide comme on peut…
C’est dommage pour aujourd’hui, de ne pas avoir trouvé le temps : tu vas encore prendre un train de retard…
Quand on y pense, ce serait un journal sur un cahier, comment tu ferais ? Couper, feuilleter, coller, ou biffer et recommencer sur une nouvelle page ? Moi, je crois que je déchirerais carrément les fragments et je les colle de traviole sur la page. Mon côté bricolo rigolo pour un cahier de vie façon maternelles. Grande section, quand même…)

16072025 | structures – recto

Atelier |

Allez. Se dire qu’on n’écrit pas. Qu’on ne fait que lire ce qui est déjà écrit en soi. Qu’on ne fait que prendre quelques notes sur les lieux qu’on a laissé venir à soi. Qui ne font que nous traverser. Car demain est un autre lieu, un autre endroit, un autre envers, une zone, un seuil… De toute façon, c’est déjà écrit. On a déjà écrit sur ce lieu à plusieurs reprises, dans de nombreux sens. Aujourd’hui, on ne fait que relire ce qu’on a déjà écrit. On ne fera que survoler. Pour une page aussi condensée que lacunaire.

Structure | recto

            si je me souviens ? tu parles…                         les premiers temps de la structure, au numéro 7 bis Chemin Noir, rien que l’adresse c’était tout un programme, et je crois que la rue s’appelle comme ça parce qu’on se fournissait là en blocs de charbon…                                                          le portail restait ouvert, il devait y avoir un petit panneau avec le nom de la structure, trop petit, illisible, et tu enfilais sur quelques dizaines de mètres une allée où le goudron a jamais dû être refait depuis la construction du site, des préfas des années 60, du coup le revêtement était largement effrité, passé le portail et le premier cahot d’un beau nid-de-poule, c’était des plaques de goudrons, le gravier calcaire de dessous, des zones herbeuses et des herbes folles dans l’enceinte de la structure, au pied des murs…                                               on longeait une murette sur la gauche, la murette des pompiers, et il y avait tout le long une haie de lauriers épaisse, à droite la structure, les préfas, leurs plaques de murs de guingois ici et là, les portes en bois écaillées, quand c’était pas rongées et moitié pourries, quelques lourds rideaux déchirés, du moins pour les premières salles plus ou moins à l’abandon…                                    on était plusieurs assos dans ces locaux, l’Amicale Laïque, les motards, nos vrais faux collègues de l’Irfrep, le Collectif Migrants, leur salle servait pour des cours de français et pour la prière à d’autres heures, et nous, la structure de formation tout au fond…                                                      j’avais pas trouvé la toute première fois, j’ai bien failli raté l’heure de l’entretien avec JC, la directrice, on l’appelait par ses initiales rapport à Jésus, c’est pas qu’elle était croyante mais fallait croire en elle, elle avait bien noté que j’avais cinq minutes de retard, même si elle était pas du tout prêt pour l’entretien, j’ai dû poireauter une bonne demi-heure, avec un café serré qu’elle m’a servi presque froid, dans le hall d’entrée qui faisait office de secrétariat…                            les étagères de dossiers, d’archives et de matériel et fournitures de papeterie, c’était sur le mur de droite, et sous la petite table du massicot et de la relieuse, le bureau de Sophie sur la gauche, du côté des pierres apparentes, un grand bureau noir en L toujours encombrés de dossiers empilés, d’autres ouverts, ne vrac, derrière l’écran…                                             le bureau de la grande Sophie donnait sur la salle informatique de Mohamed, qui venait d’être embauché depuis un mois, une grande salle qui ressemblait plutôt à un atelier de réparation d’ordinateurs que de formation bureautique, avec ces rangées de tables alignées comme dans une classe et les tours d’ordinateurs dessus, à côté des écrans, des claviers, et le long du mur, une grande étagère où les manuels et les dossiers, des feuilles volantes, s’entassaient parmi des boîtes de composants, barrettes mémoire, disques durs, CDs, de petits ventilateurs en plastique, des câbles, des nappes, des disquettes, des pots en verre de petites vis noires et chromées, et sur deux petites table au fond, un fer à souder dans un pot à crayons, des ramettes de feuilles sur un vieux répartiteur de câbles, une pile de trois vieux modems 56K au chant caractéristique, une ou deux tours en attente de réparation, et une éventrée qui servait à montrer ce que c’était une carte-mère, un processeur, des barrettes mémoire, une carte graphique, et un carton de fils en vrac, ça me faisait penser à l’atelier de mon père du temps où il réparait les télé et les TSF…                                                       le lieu ressources, ouvert au secrétariat, était réparti en trois parties délimitée par des étagères de manuels, des dossiers, des porte-documents, les bureaux des formateurs derrière, cachés, c’était une sorte d’open space où t’entend tout, tu vois rien, tu jettes un œil entre les livres, tu restes seul avec de vieux dossiers inutiles, j’étais dans le coin, avec un imposte pour la lumière du jour, une petite lampe de bureau les soirées d’hiver et un filet d’air dans le dos, les porte-documents verts et les livres de biologie humaine à portée de main sur la grande étagère jaune…                                               le petit bureau de JC, enclavé entre le secrétariat et le lieu ressources, ses deux portes vitrées, sinon on voyait pas le jour…                                une autre petite salle informatique, pour des cours devant le mur, la tour à ses pieds qui prenait des coups, un répartiteur accroché en hauteur sur le mur, de traviole, et les câbles qui couraient sous les tables, gris, jaunes, rouges, et puis la grande salle et sa grande tablée ovale en diagonale, formica de bois foncé, le vieux tableau noir ébréché, va savoir comment, fixé sur une espèce de mur en plaques de béton lavé, plein de cailloux blonds, bruns, gris, c’était une grande salle sombre ombragée par le feuillage de l’érable, on donnait des cours, on faisait nos réunions, et il y avait aussi ce gros radiateur à gaz rouge que personne arrivait à rallumer…                                                      je me souviens aussi des massifs d’abélia de part et d’autre du portail, envahissants quand les gars de la commune trainaient pour venir les tailler, je me souviens de leurs fleurs blanches, et les trois vieux érables, on se garait entre eux et ça faisait un peu d’ombre dans nos salles surchauffées l’été, avec leurs grandes vitres plein sud…                             on mangeait en face des arbres, dans la cuisine de chantier, un vieux bungalow blanc aux armatures rouge bordeaux, comme toutes les portes et ouvertures de la structure, avec dedans un espace cuisine, pour un café ou une tisane, pour glisser tes plats dans le petit frigo et les faire réchauffer au micro-ondes, et un coin pour manger, table en formica, vue sur les salles de cours, et des revues sur la formation, tu parles si on mangeait vite fait pour aller voir ailleurs, d’autant qu’on étouffait l’été, et on se les gelait l’hiver, avec les deux radiateurs grille-pain en constante surtension, je crois que ça faisait sauter le compteur…                                                    les toilettes juste derrière le cabanon, aucun accès direct de l’intérieur de la structure, fallait sortir pour y aller, été comme hiver, un vrai blockhaus de béton fendu en tous sens, du sol au plafond, avec son bac en guise d’évier, une vanne pour robinet, gelée les jours de grand froid, des pissotières à jets surprises pour les chaussures ou le pantalon, et des chiottes à la turque, enfin un, l’autre était condamné et servait de débarras pour un clodo qui balançait tout ce qu’il trouvait par-dessus la porte impossible à ouvrir, la fois où on tout dégagé et nettoyé, je suis passé par-dessus la porte et je me suis retrouvé sur un tas d’ordures de plus d’un mètre dans une odeur à couper au couteau…                                           à l’époque, je venais encore avec ma voiture d’étudiant, ma vieille Fiat Uno…

17072025 | structures – verso

Structure | verso

Aujourd’hui, la structure a changé de standing. Toute la cour a été refaite. Le cabanon est parti à la ferraille. Les haies ont été arrachées, les arbres abattus pour une allée d’enrobé, des rampes d’accès en béton lavé à chaque porte, bouffées par les pneus, et des places de parking en plaques béton drainant envahies de mauvaises herbes. Les chiottes sont devenues des toilettes, avec verrou, et accès depuis la structure. Dans les salles, l’espace a été dégagé : des tables en îlots pour des ordinateurs portables, un bureau et une étagère clairsemée, inutile, symbolique. Les ressources, c’est sur le web. Il arrive qu’on utilise encore le tableau noir du fond pour quelques mots en couleurs.

Atelier |

J’aurais voulu parler du lieu de vie du petit Marcel, au hameau Chez Servant. Je ne le connais pas. J’ai dû passer devant la poignée de maisons une fois ou deux. De quoi aurait-il été question ? De la pièce que j’ai connue, où ont vécu ses parents, dans un autre lieu-dit. De celle où j’ai vécu dans ma prime enfance avec mes parents, en face de l’église. Il aurait été question de…
un moïse prêté qui grinçait, une table toute simple, petit rectangle sur quatre pieds et un tiroir pour les serviettes et les couteaux personnels, pas de nappe, quatre chaises en paille, la porte en bois avec les paletots accrochés, un ciré, un tablier, les sabots dans le coin, un parapluie, un buffet, un évier en pierre trop bas sous la fenêtre, un gros savon, au pied un seau à vendange en bois servant de poubelle, d’un côté un petit miroir fixé au mur avec une pointe, de l’autre, un placard dans lequel se trouve deux emplacements pour des casseroles en émail rangées dans le buffet ou sous l’évier, chauffées par de la braise dans une sorte de bac-tiroir dessous, mais on n’utilise plus vraiment ce mode de cuisine, une cheminée évidemment, seul mode de chauffage, pincette et tisonnier accroché à l’intérieur, des bûches sous la plaque en fonte du foyer, et une série de pots gigognes en bois sur le manteau, pour la farine, le sucre, le riz, le café, le poivre et le sel, je crois, peut-être d’autres objets décoratifs, des douilles en guise de bougeoir, deux vases et des bouquets de fleurs, un crucifix, un poêle ou une petite cuisinière, le tuyau noirci fiché dans le conduit de la cheminée, la cafetière dessus, une grande armoire, deux portraits encadrés, deux photos anciennes de parents inconnus de part et d’autre d’une porte, accès vers une autre pièce, une chambre, ou un couloir et le chai au bout, un escalier
Et puis, aujourd’hui, dans la longère où se trouvait la pièce à vivre, rien. Le lieu a été laissé à l’abandon, le toit s’est effondré. La longère est coupée. On trouve deux maisons et un vide, un passage ou un jardin. Avec des fleurs pour les deux petits vases en cristal.

18072025

Cadeau |

On m’a offert un livre, La Solitude Caravage de Yannick Haenel. Je n’ai lu que Jan Karski auparavant, et j’avais apprécié, malgré la polémique avec Claude Lanzmann à l’époque que je n’ai pas vraiment comprise (contrairement à celle du film de Roberto Benigni). Et ma foi, ça commence bien, cette histoire de désir et de plaisir des sens à travers un tableau du Caravage :

« En écrivant ce livre, je cherche à préciser une émotion. Ce qui n’est pas précis existe à peine, seule importe la minutie : il faut que les mots trouvent leur chair, il faut qu’ils serrent au plus près le point qui nous brûle. Le monde est un nid de détails ; et si nous ne parvenons pas à désigner ces étincelles sensuelles, non seulement elles nous échappent, mais elles appauvrissent notre désir, qui peu à peu s’efface, devient approximatif, de plus en plus flou, et bientôt inexistant. »

Atelier |

De Gaëlle Obiégly : « On a bien besoin de ces professions qui curent la psyché et qui assainissent nos intérieurs. Avec discrétion, sinon secrètement. » — Écrivain, ça en fait partie, même si ce n’est pas une profession ? Sauf pour ceux qui restent une journée, dans le week-end, devant leur stand de livres, souvent seuls. Il faudrait que j’essaie, un de ces jours. Mais il faudrait que j’écrive au moins un livre pour ça. Tant pis, je le ferai sans livre. J’en prendrai quelques-uns à la bibliothèque et je m’installerai dans un coin de l’Espace Culturel, avec une table de camping, ça suffit, du côté des livres d’occasion, je pourrai m’assoir sur la banquette. Je serai tranquille, personne ne viendra, même si la possibilité existe et ce qui fait tout l’intérêt de l’expérience, les possibles. Et j’aurai un bon angle de vue pour observer les lecteurs du dimanche, les va-et-vient du vendeur informatique, la caisse vide, des petits qui font la course dans les rayons, et je prendrai quelques notes. Ils font ça les écrivains quand ils vendent un livre ?

Vers luisants |

Depuis une semaine, dix jours peut-être, je ne les entends plus clignoter, la nuit.

20072025

Depuis deux jours, on joue les bricolo-rigolo. Sauf que ce n’est pas vraiment drôle, j’ai perdu le sens du jeu.

Hier, avec une journée entre nettoyage du bureau poussiéreux, rangement des livres entassés, tri de papiers à jeter, débranchement des fils, déplacement du lit — le bureau, c’est aussi la chambre d’amis —, replacement des lampes, des pots à crayons, du lutrin, des bibelots et des photos. Et l’aspirateur en surchauffe ne cessait de s’arrêter. Le temps qu’il refroidisse, on retourne s’occuper de la vieille platine vinyle et de l’amplificateur. On était allé le récupérer dans la matinée, le condensateur soudé, il fallait tout rebancher. Mais l’adapteur pour les enceintes neuves ne convenait pas pour les fiches din de sortie sonore à deux broches, au lieu des six comme la platine. Alors, on ressort les enceintes d’origines, quelque part dans le garage. On retourne dans le bureau, faire la poussière, ranger des livres, rebrancher la machine. On rebranche la platine et l’amplificateur, on essaie un 33 tours, Led Zep, Whole lotta love. Ça fonctionne, même si la pointe a sauté quelques sillons deux ou trois fois. La machine à laver éteinte, le linge à étendre. En terminer avec la poussière du bureau, changer les draps, refaire le lit. Texto, se rendre à l’Espace culturel pour un cadeau supplémentaire pour le grand, 20 ans. En souvenir de son enfance, une grosse boîte Lego, R2D2. Aller-retour. Je ne sais plus à quel moment j’ai pris une douche. Le pain oublié, on y retourne. Sur un coup de tête, on joue les bricolo-rigolo, on passe chez le marchand de matériaux, on achète un regard.

Voilà, le temps de rentrer, les amis déjà là avait pris ma place. La soirée commençait. Je n’ai rien lu d’autre de la journée que les messages le matin, et des textes de Gaëlle Obiégly sur la machine, histoire de me réveiller. Et pas le temps pour une note.

Aujourd’hui, c’était moins une. C’est une fois les amis partis que j’ai retrouvé mon bureau. Mais, pas ma machine. L’écran ne s’allume plus. J’ai eu beau changer d’écran, changer de câble VGA, essayer des solutions proposées sur le web, débrancher et rebrancher l’alimentation, enlever et remettre la pile — erreur, car la machine réinitialisée ne sait plus comment démarrer, sinon en boucle… —, démonter et remonter la carte graphique… rien. Moi qui comptais lire tranquillement la consigne d’écriture de f, du personnage et ses morts, ç’a été l’inverse, disons. Intranquille, la machine morte, je me sens le jouet colérique d’un mauvais sort. Mais si tout va bien, il faut seulement changer de carte graphique.

En attendant, on continue avec une autre machine, une nouvelle version du journal. On retarde avec une consigne qui m’échappe totalement.

2172025

Atelier |

Je pare au plus pressé.

(— Mais pourquoi, puisque le retard est le principe de ton écriture ? — De toute écriture aussi, non ? Représenter ou imaginer le réel, depuis longtemps advenu… — Que tu crois ! Et le futur ? Même un récit au passé simple, quand tu l’écris, c’est une promesse d’avenir du fait de la lecture. — En fait, l’écriture, y a un côté rétrograde du fait qu’elle retarde avec ce qu’elle écrit, mais en même temps c’est un peu du récit d’anticipation du fait qu’elle écrit en vue de la lecture, c’est ça ? — Oui. Mais après… elle a rien inventé l’écriture, ça marche aussi avec les mains négatives au fond de la caverne. — Ah, je suis sûre qu’ils étaient pas pressés, eux, dans ce temps-là !)

« Un personnage — hanté par ses morts, parle, rêve de ses morts, les craint ou les convoque, leur parle, nourrir ce que dit, rêve, sent, voit, craint le personnage de ses morts — surgit de rien d’autre que ces images fixes de la vie anonyme : le métier, le parcours, les habitudes et usages, les rituels. »

C’est ça, le personnage d’Obiégly est réceptionniste, et l’écriture est un mode de réception, qui nécessite d’être réceptif à mort, ouvert à tous les possibles et plus encore, l’impossible. Du coup, je me demande si on peut être un écrivain de la déception. Et si c’est le cas, je crois pouvoir dire que je m’inscris plutôt de ce côté-là de l’écriture. Ce qui fait d’ailleurs que je ne suis pas, et ne serai jamais, écrivain. Sinon par défaut, pas de mon fait mais de celui des autres. Quand je serai mort.

(J’écris ceci pour combler le vide que m’inspire l’exercice d’écriture. Dès que le mot fiction apparaît, je me retire, je me cache sous un drap blanc.)

Structure |

Pour un exercice d’écriture improvisé qui a beaucoup fait rire, sans que je sache bien pourquoi, mais tant mieux :

  • partir d’un mot, un nom de préférence ; on passe le cahier ou la feuille à son voisin ; à partir du mot initial, ajouter trois mots ; faire tourner le cahier ou la feuille encore d’un cran ; inscrire trois nouveaux mots ; faire tourner le cahier ; parmi les sept mots, en choisir quatre pour écrire une phrase ; faire tourner le cahier ou la feuille qui revient à son propriétaire (alors combien de joueurs ?) ; avec les trois mots en reste, écrire une phrase qui fasse au mieux une suite à la précédente
  • sur le même principe du manège enchanté, lire à tour de rôle les phrases dans un ordre tout à fait aléatoire (du plus jeune au plus vieux, ordre alphabétique inverse des noms, etc.) et les écrire au tableau
  • parmi les huit phrases, recopier celle que l’on préfère ; recopier ensuite celle dont l’univers semble le plus éloigné ; faire tourner le cahier ou la feuille d’un cran, dans l’autre sens ; recopier une autre phrase dont le sens semble opposé ; faire tourner le cahier ou la feuille de deux crans ; recopier une dernière phrase au choix ; redonner le cahier ou la feuille à son propriétaire
  • lire les textes un à un, dans un ordre parfaitement arbitraire

Quelle phrase a été abandonnée ?

(La petite Klara et les tournées du Garde-manger, épicerie ambulante ?)

Vers luisants |

Les vers luisants sont toujours là. J’en ai aperçu une poignée là où je ne les attendais pas. Et, par suite, là où je vais les trouver d’habitude dans le jardin. Ils auront entendu ma plainte ? Ou c’est la pluie qui les a électrisés ?

22072025 | spectres – recto

« Et de fait, une fois sorti de mon carcan, je n’ai jamais plus passé une journée de ma vie sans penser à une femme — sans élaborer des aventures symboliques : ce que l’esprit combine appelle de la fiction, et celle qui colle au désir est si proche de la littérature qu’en un sens elle s’écrit toute seule, en creusant le filigrane automatique de l’obsession. Le désir, comme les phrases, mobilise des nuances qu’il ne cesse d’auster entre elles. Les noms, les peaux, le grain des lumières, la saveur des baisers : tout se précise et se conjugue — sans fin. Écrire et désirer sont des activités qui se confondent : la solitude, en elles, donne sur un autre pays, où la vérité se libère des rapports de force. »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

Livrées | recto
Dernière semaine.

JC me dit de prendre d’autres types de notes. Il me dit de commencer à parler de ce que je vois, de ce que j’entends, ce que je ressens. Il pense même que ça peut être utile pour le rapport.
C’est vrai que depuis tout ce temps avec lui, j’ai accumulé beaucoup de notes plutôt pratiques, parfois techniques, qui se répètent. « Libère-toi de cette chienlit logistique, réglementaire, administrative », il m’a dit. S’il a choisi ce métier, c’est pour se sentir plus libre. « C’est les gens que tu rencontres, les gens de passage, ceux qui reviennent, et les petites relations qui se forment, de confiance, ou de méfiance, c’est déjà arrivé, mais on s’y fait, et tu comprends que c’est aussi une façon de se confier, c’est une petite habitude, une amitié qui se noue par l’inverse, par la déception, et je me demande si les gens comme ça, craintifs d’eux-mêmes au fond, sont pas plus francs, plus à nu, que ceux qui arrivent avec un grand sourire, grandiloquents, le masque entre les dents. » Je transcris comme je peux. J’ai pas tout compris, il en manque beaucoup — parce qu’il parle en fait, JC, sous son air absent, quand il s’y met. Mais parler des gens.

Les jours se sont bien raccourcis. Quand on part, c’est entre chien et loup. Le soleil se lève juste et on l’a toujours droit devant. Quand on sort du bois de Balzac, il éclaire le tunnel végétal d’une lumière orangée aveuglante.

Avy. — Une des communes les plus éloignées. JC va toujours au plus loin, et sa tournée nous ramène petit à petit à la maison. — On a un peu de retard, M. Mario nous attend depuis près d’un quart d’heure. « Oh… y a pas mort d’homme ! on est pas mal installé sur mon vieux siège de camping devant la porte, j’ai mon café, il fait bon, m’est avis que la journée va être bonne, et puis mon chauffeur pour la dialyse c’est dans deux heures, vous êtes pas en retard ! » Il est marrant M. Mario. Il n’a pas l’air de s’en faire à plus de 80 ans. C’est bien. Il me fait penser à mon grand-père avec son air bonhomme, sa casquette à carreaux une peu crasseuse vissée sur le crâne, son marcel sous sa chemise bleu ciel bedonnante.

Rien à voir avec ce stage, mais ça tombe en même temps : je suis contente, je suis reçue à l’université en deuxième année d’info-com ! C’était pas gagné, j’étais seulement quatrième sur liste d’attente, ce n’est pas beaucoup quatrième, mais pour une deuxième année, ça bouge beaucoup moins que les vœux en première. Mais ouf ! Maman serait contente aussi.

JC n’a pas décroché un mot, c’était la mort. Je ne sais même pas pourquoi.

Aujourd’hui, j’ai vu traverser un jeune chevreuil, m’a dit JC. J’ai eu un peu peur, on le voyait courir dans le champ de blé moissonné, le long des maïs, et puis va savoir pourquoi, il a viré à 90 degrés sur notre route. Il ne s’est pas arrêté, il a sauté le fossé et gagné l’autre champ d’un trait par-dessus la levée assez haute. Si JC n’avait pas ralenti sa course, on l’aurait percuté. Ce qui l’a étonné, c’est de le voir tout seul. En général, il les voit par deux ou trois. Rarement tout seul, surtout si jeune.

J’essaie de prendre des notes en temps réel sur mon bloc, juste quelques mots, un bout de phrase, et je développe une fois revenue à la maison. Mais des fois, j’en n’ai pas envie. En même temps, rien de mieux à faire dans cette famille.
Les photos ça m’aide aussi. Mais je n’ose pas demander aux gens.

On n’a encore pas vu Marie-Ange. D’habitude, JC klaxonne et le temps que je descende ses packs de lait, ses sacs de légumes frais, elle arrive avec son déambulateur pour nous ouvrir — les tibias violets, amochés comme si c’était rongé de l’intérieur, les chevilles gonflées, à cause du diabète m’a dit JC. Mais là, c’est la quatrième fois de suite qu’elle n’ouvre pas. Et nous, on n’a pour consigne de ne pas entrer. On dépose les affaires devant la porte, on sonne, on peut appeler pour savoir si tout va bien, mais on n'entre pas. On s’en va. Et elle ne m’a pas répondu.

Du « technoféodalisme » : c’est comme ça que JC appelle les réseaux. Il n’aime pas me voir scroller et tapoter pendant qu’il conduit. En même temps, si ce n’est pas moi, il ne me fait pas beaucoup la conversation.

Chez Bichou — je ne sais toujours pas comment il s’appelle, et JC non plus d’ailleurs, depuis le temps —, les chiens ont fini par me faire peur. Ils n’ont pas l’air bien méchant les deux petits roquets orange et noir frisés comme des moutons, et leurs bouilles à grandes moustaches qui dépassent de la petite murette, sans rien dire. Mais passé le portail, les deux fauves vous tournent autour d’un grognement sourd, et je me demande si, sans la mère Martin, ils ne seraient pas capables de me mordre les mollets. Et l’odeur dans cette cour en ciment. Elle est pourtant propre, mais heureusement la tournée veut qu’on ne livre pas là le soir.

J’ai toujours un peu honte de demander pour un arrêt pipi. JC est obligé de s’aventurer dans une petite route ou un chemin, et ce n’est pas toujours facile de faire demi-tour. En plus, je le retarde, je vais toujours me cacher derrière un arbre. Mais il comprend. C’est plus facile pour lui. Et puis il ne s’arrête presque jamais pour ça. La pause de midi lui suffit.

Le sandwich ou la gamelle de midi, tous les jours, à prévoir, à préparer, souvent des restes, c’est pénible. Et Thomas ne veut jamais me donner d’argent pour ça. « Ça t’apprends la vraie vie. » La vraie vie… parce qu’il y a des fausses vies ? des vies de contrefaçon ? parce que, elle, elle sait ce que c’est que la vraie vie et moi non ? parce qu’avec maman, c’était pas la vraie vie ? j’aurais vécu dans le faux ? Tu parles d’une famille d’accueil. Connard !
Mais à midi, dans le petit parc ombragé au bord du ruisseau, au pied du moulin sur l’avancée du coteau, avec vue sur le vignoble, les blés, les bois. La petite place de village devant l’église, avec son clocher bleu les soirs d’hiver, me dit JC. Ça j’aime bien.

Avec la chaleur annoncée, on a commencé la tournée plus tôt. Impossible de me réveiller jusqu’à midi. En plus j’ai mal dormi. Et j’ai eu le café au lait en lame de fond dans le bide tout le trajet avec les virages. JC a bien vu que je faisais un peu la tête. Mais lui ça le dérange pas. Pas comme le vieux Raymond, qui l’a pris pour lui, parce qu’ « elle a pas l’air gracieuse la petite ». J’aime pas comme il parle à JC. J’aime pas ces manières d’ordre. J’aime pas sa façon de lui apprendre son métier. Lui devrait apprendre la politesse.
JC aussi était fatigué. Pendant sa petite sieste il a commencé a ronflé et j’ai dû le réveiller. Et pour un peu moi aussi je m’endormais sur mon téléphone en regardant les photos de famille.

C’est quand même plus fatigant que j’aurais cru. Je ne sais pas si c’est les livraisons à préparer en fin de journée pour le lendemain, si c’est la route, si c’est de passer un peu de temps avec les gens. Ou les notes en plus le soir. Après, vu mes nuits trouées… mais quand même, je me sens plus fatiguée qu’avant ce boulot.

Chez Mme Tintouin — tu parles d’un nom ! —, c’est toujours sa petite fille qui emporte les sacs et les packs d’eau. Elle fait trois ou quatre aller-retours. Et à la fin, quand Mme Tintouin a donné son chèque à JC, elle achète en plus un pain aux raisins avec de la monnaie, pour la petite.

Je me souviens, la première semaine, on a failli avoir un accident. Un chien, qui venait de se barrer en passant entre les jambes de son maître, nous a coupé la route, JC a fait un écart, le camion a largement mordu la berne, pas loin du fossé, mais JC a retrouvé la route et s’est arrêté. J’ai vu le chien courir dans le rétro, son maître derrière. J’avais les jambes coupées.

Les copines se moquent sur Snap. « Alors, dans cette cambrousse ? — Ça va, t’as pas la frousse ? — T’as pas peur qu’on te détrousse ? — En même temps, c’est peut-être ce qui pourrait lui arriver de mieux. — Sûr, ça te pimenterait un peu l’été. — D’ailleurs, les piments de JC c’est des petits rouges bien forts ? » Lourdingues.

J’appréhende un peu la dernière journée. Je suis contente d’en terminer, je pense avoir bien travaillé et j’ai hâte de rentrer en info-com. Mais en même temps, je me suis habituée à ces tournées, à JC que j’ai dû saouler avec mes histoires, avec ces gens, même si tout le monde n’est pas commode — hein Raymond ? —, ces visages qui me sont devenus familiers. Et la route.

J’aime bien servir les gens derrière le comptoir. Il y a souvent leurs sacs préparés, mais souvent ils prennent quelque chose en plus, un paquet de café ou de riz oublié, un savon, un shampooing bientôt manquant, du gros sel, des biscuits ou des bonbons pour les petits. Je me demande si ce n’est pas aussi pour satisfaire un rite d’achat qu’ils ne font plus que rarement, ne pouvant plus vraiment se déplacer en grande surface ou dans un commerce en ville. Entre l’éloignement et le handicap…

Andréa. Une mamie encore alerte et joviale. Elle n’arrête pas de parler. La pluie, le beau temps, son genou, ses chevilles, son fils, le chien du voisin, les voisins, ses chats, une bonne dizaine de chats moitié sauvages. Elle vit avec dans une espèce de piaule où je ne suis pas entrée, mais je devine par la fenêtre, derrière le rideau, qu’on n’est pas loin de l’insalubrité. J’entre seulement dans le couloir qui y mène pour déposer ses affaires et les sacs de croquettes, et c’est déjà un fatras incroyable de vieux objets qui attendent leur tour de déchetterie. Et des piles de magazines, de journaux, beaucoup de programmes télé et de jeux de lettres. Tous remplis, pour ce que j’en ai feuilleté. Elle doit passer ses journées à ça devant la télé. En attendant que quelqu’un vienne troubler sa solitude pour le plus grand bonheur de sa langue bien pendue.

De loin, la grosse église de Lonzac. Je me demande pourquoi on l’a voulue si imposante au milieu de nulle part, surtout il y a mille ans. Elle me fait l’effet d’un vaisseau prêt à décoller.

23072025 | spectres – verso

Atelier |

Je voulais une dizaine de fragments pour mon personnage, j’en ai le double et je reste sur ma faim. Je suis sûr qu’il en manque encore quelques-uns (mille et un) pour obtenir une vue globale (à facettes) de qui elle est (comme moi). Mais je ne vois plus.

Il faudrait reprendre le texte, le développer à la façon des Notes de chevet, et dans chaque note, définir un nouveau motif de développement.

Livrées | verso
Le soir, quand j’en ai terminé avec mes notes, je vais faire un tour dans le jardin. Ça a l’air calme, mais en fait, c’est un bruit d’enfer. Il y a un rossignol, un hibou au loin. Mais c’est surtout les grillons et les crickets. Incessant. Et sûrement d’autres bestioles que je connais pas, des en sourdine peut-être et des totalement muettes. C’est de la vie là, partout, et on la voit pas. On l’entend. En partie. Y a que les vers luisants. C’est la seule forme de vie qu’on voit. Enfin, que je crois voir. En fait, je vois rien, je sais rien d’eux. Je vois qu’un peu de lumière clignoter dans l’herbe. Tu sais, j’ai jamais rien vu de l’insecte qui la produit. Ver luisant. C’est jamais qu’un nom et une faible lueur clignotante. En matière d’être, si ça se trouve, ces sont des ombres qui se manifestent. Des ombres de la nuit, qui, dans la dimension nuit, ne peuvent correspondre qu’à ces lueurs visibles presque seulement du coin de l’œil, comme une ombre en plein jour apparaît mieux dans le champ de vision périphérique. Des ombres, des spectres. Des fantômes qui essaient de communiquer. Avec qui ? Entre eux. Avec qui les voit ? Avec les étoiles ?
Maman me manque. Mais je suis sûr qu’elle est moins absente que je l’imagine. Les photos que je regarde pendant que JC conduit, elle est un peu là. Et surtout quand je pleure… comme ça, disons. Avec des larmes qui ont l’air de couler toutes seules, sans que j’aie eu le temps d’être émue, nostalgique, triste. Je pleure… et j’ai l’impression que ce sont pas mes larmes… mais celles de maman. C’est peut-être ça que je ressens aussi, à peine. Son manque à elle. Je la regarde, dans un instant de vie figé à jamais, et elle me voit de là, une fois deux fois, et sa présence flotte, scintille, d’instant en instant, brille, et ses larmes s’écoule sur mes joues.
La petite dame qui rentre chez elle avec sa petite-fille, main dans la main : quand la petite s’est retournée pour me faire un petit au revoir, avant que la porte se referme, j’ai eu l’impression que c’était le dernier, comme un adieu, que la petite fille c’était elle, la petite mamie, fantôme de son enfance revenant pour l’accompagner au fond d’elle-même.
Le vieux beau, lui il est habité, ils sont deux là-dedans. C’est pas possible autrement. T’as pas un œil qui dit merde à l’autre comme ça. Y en a forcément un qui voit mieux que l’autre, qui a le dessus. Y a forcément un fort et un faible, un œil tourné vers la vie, l’autre en lui-même, mort. Le vieux qui se croit malin, toujours à décevoir par petites piques, et franchement je me demande comment JC est pas tenté de lui rentrer dedans parfois, c’est par son œil mort qu’il aperçoit la vie. Son œil cave.
En route, ça vibre de partout dans le camion, ça secoue, ça brasse, ça glisse, ça roule presque. Les conserves, les boîtes, les paquets, les sacs, les bouteilles, les packs, la cartons, la caisse… Mais ce qui m’intrigue le plus dans ce tintamarre ambulant, ce sont les bruits sourds sur le sol. Tout frotte, couine, tinte, mais sur le sol, parfois, ce sont des coups. Une série de petits coups mats, comme si on marchait. D’un pas court et pressé. Il m’arrive de jeter un œil dans le rétro, mais je tombe sur les yeux de JC, l’œil tremblant et vitreux. Je dois fatiguer.

Correspondances |

Pas d’article cette semaine, les communes s’offrent des vacances. — La manifestation des Drôles de rues aura absorbé le week-end, rien d’autre n’a été proposé, qui serait apparu comme une dommageable contre-soirée. — Je voulais en profiter pour rattraper le train de l’atelier d’écriture. Sauf que ma machine en rade en a décidé autrement. Le problème d’écran est désormais résolu, je retrouve ma table de travail, mes documents et mes vieilles habitudes (des habitudes de vieux ?). Toujours avec un train de retard. Et je n’aurai pas le temps de le rattraper, le devoir des prochains articles m’appelle déjà. J’ai rendez-vous tout à l’heure avec les petits personnages qui hantent le village voisin.

(En parlant de hantise : ma dernière insomnie, je l’ai passée avec la Plume d’Henri Michaux en quelques poèmes de hasard, et d’abord les « Pensées » :

« Pensées à la nage merveilleuse,
qui glissez en nous, entre nous, loin de nous,
loin de nous éclairer, loin de rien pénétrer ;

étrangères en nos maisons,
toujours à colporter,
poussière pour nous distraire et nous éparpiller la vie. »)

24072025

((Et voilà sans doute ce qui manque dans le portrait de la jeune fille : ma propre facette, un peu comme le Caravage a inscrit ses traits dans la figure de Goliath, décapité.

Ne pas oublier aussi : il n’y a rien de bon dans ces notes, mais rien non plus qui soit mauvais — ou comment jouer la neutralité — : ce sont celles d’un personnage — façon de dire c’est pas moi c’est l’autre —, elles forment un texte qui n’est qu’un premier jet — juste un brouillon, évidemment — : tout est embryonnaire, l’écriture demeure en puissance — pour arrêter d’écrire et ne plus en parler. — On se rassure comme on peut — ou pas.))

|| Boîte à lire au pied du mur |

Il y a longtemps que je n’ai pas refait le Mur. Il est à l’abandon. Je le laisse mûrir, c’est le cas de le dire, dans sa destinée de belle ruine. — Je dois aussi manquer de souplesse. — La dernière fois que je suis passé par-dessus, c’était pour une boîte à livres. Une boîte à livres sans boîte. Des livres sur deux étagères, dans un hall, devant une porte de bibliothèque, une feuille scotchée sur le mur : boîte à livres. On a demandé une boîte à la municipalité, elle est prévue. Mais on attend encore. En attendant, la boîte à livres, c’est comme autour de moi, des étagères de livres contre un mur. ||

Atelier |

Quand même… Pierre, à Rome, mort de vieillesse, ça ne pouvait être que Saint Pierre — qui, en fait, serait mort en martyr durant la persécution voulue par Néron, après avoir fait incendier la ville, en 64 —, mais non, c’est un chien, mort à dix ans — et ce n’est pas si vieux pour un chien. Et Lucy Ellman nous raconte l’histoire de ce chien.

J’ai reparlé des chiens avec ma mère, l’autre jour. On n’arrivait plus à se souvenir l’ordre d’apparition, les filiations. Je ne sais plus dans quel texte je les ai tous cités, l’année dernière je crois. Si je devais raconter leur histoire, je crois que je commencerais avec un chien qui se barre, et ce serait lui le narrateur, lui en tant qu’il court, qu’il fuit, qu’il chasse. Le chien qui se barre, il arrive de dans ton dos, il se fout dans tes jambes, te mets le cul par terre, et il se barre.

25072025

Atelier |

« … à cette frontière où justement cesse ce que vous avez à dire, et que c’est l’avancée elle-même du texte qui va décrocher un à un ses contenus. » (f)

Qu’il s’agisse de la machine électronique, informatique, qu’on appelle ordinateur, ou du machin physiologique et psychique qu’on nomme corps, quand ça tourne mal…

26072025

Je me demande parfois ce que je fais de mes livres. Je dois les manger. Impossible de remettre la main sur les Pourparlers de Deleuze. Je voulais revoir un texte concernant la conjonction de coordination et, comme un mode de signification essentiel de l’écriture, quand on veut pousser la langue. J’ai besoin de ce genre de béquille. Le pire, c’est qu’il me semble l’avoir sorti de la bibliothèque il n’y a pas si longtemps.

Pensées spaghetti |

Il y a eu les pensées de Michaux sorties de la nuit, l’autre jour. Aujourd’hui — ma fille venant m’embêter en tapant un mot sur le Grand Robert —, celle du journal d’André Gide :

« Mes pensées m’échappent, semblables aux spaghetti qui glissent des deux côtés de ma fourchette. »

Atelier |

… le fait que ça pointe, le fait que ça revienne, le fait que ça dure, le fait que ça a l’air de s’amplifier et de se déformer…

On commencera avec ça, aussi énigmatique que possible pour le lecteur — et moi avec, bien que j’aie ma petite idée derrière la tête, mais justement, qu’elle y reste, derrière, qu’on mette en œuvre tout un dispositif permettant de la deviner, représenter, suggérer, évoquer le plus indirectement possible, des fois qu’on voie bien mieux de quoi il s’agit avec tout autre chose… non mais !

(« Quand on cherche, on trouve », dit l’adage capitaliste de ceux qui croient que « quand on veut, on peut ». Ah… la volonté de puissance… Bref ! j’ai retrouvé mon livre, mais quand on le cherche avec une tranche qui ne correspond pas au titre, ou inversement (ce sont les Dialogues qui m’intéressent), et quand on le cache derrière un cadre photo du fils qui, à 8 ou 9 mois (il y a une vingtaine d’années), vous tire la langue, forcément…)

27072025 | plis – recto

Plis | recto
le fait que ça pointe, le fait que ça revienne, le fait que ça dure, le fait que ça a l’air de s’amplifier et de se déformer fait que le souffle commence à ralentir, à se détendre, que le rythme se distend, que l’inspiration s’approfondit et les draps se soulèvent, gonflent, que le voile du silence se déchire, qu’enfle, s’élance un sifflement, par à-coups continus bat, palpite, s’échauffe, accélère maintenant et les draps s’enflamment, humides,

ça fait aussi que tu as droit à des yeux gros comme ça, « me dis pas ça », et puis la mine qui se renfrogne, les yeux refermés, la bouche en pointe, les ailes des narines sursautent, le front plissé, les sourcils, une barre, un ligne entre les deux, un fossé qui se creuse,

ça fait que la nuit blanchit, s’allonge, que le lit couine en se balançant d’un côté, de l’autre, que la chambre sursaute et se glisse dans l’autre chambre, dans le bureau, en veilleuse à livre ouvert, et que le cadre de fenêtre apparaisse, que les oiseaux pépient, que la nuit tombe enfin sous le drap blanc,

ça fait peut-être aussi que tu as fait ce rêve étrange, toi qui t’en souviens pas en général, ce rêve que tu rencontres un vieil ami, qui n’est d’ailleurs pas vraiment un ami, mais qui est bien plus vieux que toi, et tu l’as rencontré dans la ville où tu travailles en temps normal, mais devenue le lieu où tu vis en temps de rêve, et tu le rencontres, à deux pas de chez toi, avec son frère jumeau, qui n’existe pas, et ça, ça fait quoi ? ça dit quoi en fait ? qu’est-ce qu’ils ont dit d’ailleurs ? ils avaient l’air étonnés,

et ça fait que la docteure aussi était étonnée, qu’elle avait cette figure désolée, avec ces sourcils froncés, concentrée sur son stéthoscope, à écouter le cœur, la respiration, « plus fort », concentrée sur son écran, à relire ce qu’elle a déjà écrit, l’œil plissé, menton droit, poitrine haute, main sur la souris, index sur la molette, à taper le message à envoyer, à signer les ordonnances, et que la petite pharmacienne a mis du temps à revenir de la réserve, l’œil rond sourire tordu, « c’est en rupture », qu’elle a regardé sur l’écran pour voir ailleurs, qu’elle a noté sur une feuille les numéros qu’elle a pliée en deux avec les deux ordonnances, et glissée dans le sachet avec les deux boîtes,

et ça a fait que « allô bonjour j’appelle pour savoir » et que « oui je vérifie », et puis que « merde l’essence », et que tu prends pas de feuilles de papier comme d’habitude, et que tu aurais dû parce que t’as les doigts qui sentent, et parce que tu sens que ça dans la voiture, l’essence, et que ça te fait respirer plus fort, et que ça te fait ressentir plus fort, et repenser « plus fort », la pointe glacée du stéthoscope sur la poitrine, celle de la fosse chargée et pesante dedans, et que la soif se remanifeste, plus fort,

ce qui a fait que tu t’es garé sous les ombrières, que tu as filé aux toilettes boire au robinet, que ça coulait sur la joue, que tu as repris la route pour aller cherche cette colchique des villes manquante, le temps d’aller acheter le journal vite fait juste avant, à l’Air de la Presse, et qu’en route t’avais encore soif, en fait, et t’avais déjà soif dans la salle d’attente du laboratoire d’analyses, c’était ça les ordonnances, une pour la pharmacie, l’autre le labo,

ce qui a fait que tu as tourné en rond sur le parking pleine pour te garer, d’autant qu’en sortant de sa place y en a qui allait à contresens, et puis les patients en fauteuil roulant, à l’entrée, où t’as reconnu le père Domi, la jambe coupée, et à l’accueil « suivez les pas rouges », alors les traces de pas au sol tout le long du couloir, droit devant, la volée d’escalier en haut à gauche, tout de suite à droite, et puis encore à droite,

ce qui a fait que tu t’es retrouvé dans une salle blanche, vide, devant un comptoir, une salle vitrée derrière, des voix quelque part, « installez-vous derrière l’écran, j’arrive », et sur le bureau, juste un stylo et une feuille blanche, et puis un grand et gros barbu chevelu s’est installé au clavier, ordonnance, identité, adresse, numéro, carte vitale, « le prénom je mets l’autre », et pas d’attente pour la prise de sang dans la petite salle fermée, le grand fauteuil aux accoudoirs amovibles, « c’est ce qui s’appelle avoir de la veine », l’élastique serré en haut du bras, le poing fermé, à regarder je ne sais quelle fiche sur le mur, à jeter un œil sur l’aiguille,

ce qui a fait que tu as pensé au diamant du tourne-disque que tu essaies de réparer, on t’a dit « inspirez fort », tu t’es dit « plus fort », plus profond, poitrine droite, menton haut, la pointe de l’aiguille fichée sous la peau, « une pointe de lecture pour la pointe du cœur », l’œil toujours sur la fiche qui avait été pliée en deux, lignes noires illisibles, tant et plus à l’intérieur creusant un peu plus la fosse basse et lourde, « plus fort », une compresse pour la pointe de sang, « appuyez… c’est fait »

Pour le verso, en mode souvenir, une autre fois peut-être. D’abord, je n’y vois plus rien. Et la répétition de la même formule présentative, même (et surtout) en essayant de la détourner, reste une béquille trop artificielle dont le sens m’échappe, j’avoue. C’est la même chose avec le « Je me souviens » de Perec.

École buissonnière |

Aujourd’hui, dernière heure de conduite avec ma fille. Demain, elle commence ces heures de conduite officielles. Moi, je l’ai initiée depuis le début du mois de juin. Chaque fois environ une heure, et une quinzaine de journées. Elle a commencé dans des chemins de tracteurs entre les parcelles de vignes et le chemin blanc non loin de la maison. Et puis on a exploré le réseau des chemins blancs et les vignobles dans les villages alentour, poussière tournoyant dans le coffre. Et on a poussé sur de toutes petites routes envahies par l’herbe, en passe de devenir des chemins. Et des petites routes de campagne normales au milieu des champs, dans les bois, en croisant une ou deux voitures. J’ai ainsi reconfiguré ma géographie locale entre les villages en allant dans des endroits où je ne serais jamais allés autrement, en passant devant ce vieux moulin, ce petit pont, une cabane dans un bois, au pied d’une éolienne, vue sur la campagne depuis la crête d’un coteau, un labyrinthe de routes dans un vignoble, chevreuils et lièvres fuyants, un drôle d’oiseau qui ne voulait pas s’envoler, et combien d’impasses au bout des chemins de terre ?

C’est toujours elle qui demandait son heure de conduite. Je trainais un peu la patte pour y aller. N’empêche, ce n’est plus moi qui vais lui apprendre à conduire. Et quand elle aura terminé, elle saura conduire et elle en aura le droit. Moi, ça ne se reproduira plus jamais. (Mais j’en garde au moins une trace sur la portière de la voiture — et quelques vidéos au début.)

(J’ai changé de titres la dernière fois, pour le texte avec l’obsession des fantômes : livrées, à la place de spectres. J’ai préféré les parures vestimentaires, les signes extérieurs, l’aspect animal.)

28072025

(Une béquille, qui me fait boîter, bégayer. En même temps, Deleuze a écrit de belles choses là-dessus.)

((Et voilà, ne jamais mésestimer la force de l’écriture, ni la confiance qu’on en a. Le texte écrit, il revient d’une manière ou d’une autre. Ça peut être par le menu, un détail. Et voilà que le père Domi, croisé à l’entrée de l’hôpital, intervient dans sa nature même de… croisement : croisement entre le texte écrit dans la surprise du jour — qu’on rattrape comme on peut, tant bien que mal, et ainsi soit-il, par le menu du réel fuyant et tranché au possible — et le souvenir lointain, venu se déposer là furtivement, presque sans que tu t’en rendes compte, à travers ce diminutif emprunté à un autre, dans le même état, jadis, que le vieil unijambiste dont le nom t’échappe encore. — Et voilà donc le texte relancé dans son versant souvenir, avec les fiats de celui qui se cache sous ce dimunitif.))

Correspondances |

Deux petits textes, demain, pour un spectacle de chant improvisé et de jonglage clownesque au milieu d’un vide-greniers, et une ambiance pub dans une petite église en violon et accordéon, harpe, tambourin, cornemuse et selfie.

29072025 | plis – verso

Plis | verso
le fait que tu te souviennes seulement de ce qu’on t’en as dit, seulement de ce que t’en as imaginé alors, le fait que tu revois le tracteur sous le hangar et son engin au nom d’animal préhistorique, un rototiller, rouleaux crantés et dents de décompactage saillantes, châssis rouge, le fait que tu montes dessus, que tu le traverses en équilibriste, un œil sur les interstices, les trous, les vides,

le fait qu’il avait gelé ce matin-là, le fait qu’il travaillait trop vite, le fait qu’il aurait dû couper le moteur, le fait qu’il n’avait pas besoin de monter dessus, le fait que le pied a glissé, le fait que le rouleau tournait, le fait qu’une dent aura agrippé le bas de pantalon, le fait que la chair, le fait que le sang, le fait que le cri et le cœur, le fait que…

le fait que tu te souviennes pas de l’hôpital, parce que tu as oublié, parce que tu n’y es pas allé, et tu auras oublié que tu n’y es jamais allé, ou alors pour la porte d’à côté, parce qu’il y avait une porte à côté, quelque part dans un autre service, un autre couloir, un autre étage, un autre bâtiment peut-être, mais la même odeur insane,

le fait que le rototiller aura été nettoyé,

le fait que tu aies joué avec le fauteuil roulant, le fait que les pieds de chaise, de la table, le placard de l’évier, la porte, en aient pris un coup, le fait que tu aies essayé de marcher avec les béquilles sans les jambes, en vain, le fait qu’il boitait sévère avec sa prothèse, le fait que son pantalon pendait, trainait, flottait,

le fait qu’il a changé plusieurs fois sa prothèse, le fit qu’il n’arrivait pas à la faire plier, le fait que sa parole boitait aussi, grosse de mots trop raides, bégayant le même air, le même malheur, la même saveur amère, la même aigreur, la même rancœur, les mêmes galères, la même guerre intérieure, la même colère,

le fait qu’il avait 27 ans, ou qu’il les aura eu quelques jours après,

le fait qu’il a acheté une Ford Sierra automatique, avec toit ouvrant, on allait à la plage, Saint-Georges-de-Didonne, avec les petits, le fait qu’on était un peu serrés, à quatre derrière, le fait qu’ils se chamaillaient, le fait qu’il gueulait au volant, le fait que sur la plage il avait du mal à boiter comme d’habitude, le fait qu’il perdait l’équilibre, le fait qu’il a dû tomber et gueuler, pester da façon aiguë, le fait qu’il jouait un peu aux raquettes avec les petits, le fait qu’on devait le regarder, le fait qu’il devait le voir, le fait qu’il aura voulu rester sur le trottoir, sur un banc, je restais avec lui, il regardait la mer, les bateaux, l’autre rive de l’estuaire, il me prêtait ses jumelles, on reprenait aussi la voiture, on se rendait dans un camping pour boire un coup en terrasse, jouer au baby-foot, faire une partie de minigolf sous les pins, on retournait à la plage, il montait le son de sa cassette, AC/DC, Trust,

le fait qu’il a repris le travail, le fait qu’il est remonté sur le tracteur, les marches une à une, la prothèse en second, le fait qu’il a repassé le rototiller dans les champs pour casser les mottes de terre, le fait qu’il marchait comme avec une jambe de bois, la prothèse jetée un peu sur le côté, le fait que jamais elle a plié,

le fait qu’il a pas pu remonter sur la moto, le fait qu’il a revendu la moto, une petite Yamaha 80, le fait qu’il a acheté plus tard un quad pour aller dans les champs, et il l’a aussi essayé sur le terrain de moto-cross, à quatre-roues ça redevenait possible, mais pas les sauts, et toi aussi tu es monté devant lui sur le quad, et plus tard tu l’as essayé tout seul, mais le fait qu’une ornière t’as envoyé dans un rang de vigne,

le fait que son jean décharné, ensanglanté, aura été jeté,

le fait qu’à Noël, dans les batailles de cotillon à l’apéro, il courait en sautillant sur un pied, il se jetait dans le canapé, il se cachait derrière le bar en forme de grosse barrique, il faisait mouche, il en prenait plein la tête,

le fait qu’avant on jouait ensemble, du plus loin que je me souvienne, c’était à se renvoyer la balle, un ballon gonflable peut-être, au-dessus d’une corde, dans la maison, où séchait du linge non loin de la cheminée, à taper dans la balle le plus fort possible, le plus loin possible, et plus tard, on jouera au foot, quand je revenais pour les vacances, et d’ailleurs c’était ça, avant l’accident, le fait qu’on jouait au foot, le fait que c’était dans le terrain de moto-cross, entre deux trous et deux buttes, le fait qu’il faisait le gardien, je tirais des coups-francs, ou passement de jambe, passe imaginaire et tir de loin, je devais porter le maillot orange de l’équipe des Pays-Bas, et on a dû changer de rôle, j’imagine, et j’ai certainement dû prendre quelques buts, le fait qu’il en aura plus jamais marqué, le fait qu’il faisait beau ce jour de match, ça devait être les vacances de Pâques, le fait que le lendemain il a gelé, le fait que fini les vacances,

le fait que le pli c’était pour son membre fantôme, lui, il aura jamais voulu plier

(On peut faire ça : accélérer le rythme de la formule quand ça ne va pas, quand le présent piétine et on voudrait enchaîner plus vite, mais ça rate à coup sûr.)

30072025

Atelier | dissymétrique

Dissymétrique, parce que : « Étrange proposition, deux textes jumeaux, chaque fois un narrateur (ou une narratrice) construisant portrait et situation, contexte, d’un personnage dans un créneau de temps précis ? Oui, mais reste la dissymétrie originelle. »

Et si on insistait sur cette dissymétrie, si on l’accentuait — idéalement, en prenant en écharpe la question de l’origine, mais n’en demandons pas trop… —, comme avec Saint Roch parlant du chien venant à son aide, lui apportant un peu de pain et léchant ses plaies, puis ce chien décrivant la condition de Saint Roch, reclus au fond d’une grotte, pestiféré.

Sortir |

Parfois, en fin d’après-midi, on ne tient plus, il faut sortir. C’est le moment des petites marches sur les chemins. Mais on n’a pas toujours envie de marcher, on peut aussi avoir envie d’aller faire un tour en ville histoire de se frotter au monde. On trouve un prétexte utile pour se donner bonne conscience qui, satisfaite d’avoir acheté du pain ou de l’essence, peut alors se laisser-aller, et c’était l’objectif premier, en errant dans les rayons de l’Espace culturel du supermarché d’où on ressort les mains vides.

31072025

Témoin de l’impossible |

« Témoigner pour ce qui, précisément, demeure sans témoin ? C’est sans doute un désir insensé, mais écrire une biographie n’a de sens qu’à se mesurer à cette part d’impossible qu’il y a dans le fait de vouloir connaître quelqu’un — et à l’impossible, dès lors que nous écrivons, nous sommes tenus. »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

01082025 | penilles – recto

(Saint Roch et son chien — comme disait ma grand-mère quand elle me voyait partir avec le chien et revenir des heures plus tard avec lui, Tiens ! Saint Roch et son chien ! —, c’est bien sûr une image pour parler de mon double et de ce moi qu’il m’a donné sans que je le veuille.
Voilà le genre de pensée qui ressort d’une marche dans les chemins blancs. Et aujourd’hui dans le lit de la rivière, totalement à sec, plein de branches, de feuilles et de traces animales dans la vase.)

Structure |

Dernière séance avant la pause estivale et quelques vacances.

Je déteste quand un stagiaire lit, en se concentrant pour bien déchiffrer les syllabes, en faisant l’effort de ne pas deviner la suite qui rate sinon à tous les coups, en se reprenant même pour mieux articuler, pour mieux comprendre la phrase, et essayer d’y mettre le ton, et qu’on vient sans frapper pour parler à un autre stagiaire de… papiers ou de… signature et de… et c’est plus fort, et on entend tout et on n’entend plus lire. Je ne comprends même pas que, dans une structure de formation, mes collègues ne sentent pas le problème.

Ou je dois être fatigué et énervé, alors vivement les vacances.

Sinon, l’après-midi, sortie à la Maison de la Forêt. Avec en tête le labyrinthe aux oiseaux, dédale de sentiers dans un bois dense, gagné par les ronciers, et la tour d’observation des incendies possibles dans le massif de la Double saintongeaise, au-dessus des arbres. à l’intérieur de la structure, des objets recyclés, détournés, pour des œuvres plastiques, des personnages hybrides ou mutants.

Penilles | recto
Tiens ! Saint Roch et son chien ! C’est ce que Lulu disait parfois quand elle me voyait revenir avec le chien. J’étais parti avec lui un petit bout de temps qu’on n’avait pas vu passer. Avec lui ou avec eux. Ils pouvaient être peut-être deux ou trois chiens. On prenait la petite route, on montait dans le coteau, le long de la haie, dans un rang de vigne. On aura peut-être plus souvent enfilé le chemin qui descend à la rivière. En tout, il y en aura eu une douzaine. On a essayé de ses les rappeler tous l’autre jour, avec maman, et dans l’ordre de filiation. Mais pas si simple parfois, l’eau est passée sous les ponts. Je me demande si Poupette, la première, un petit beagle blanc à taches orange qu’on appelait le vieux Peseau à la fin, a connu Pirate, le dernier un grand bâtard gris et blanc, qui sera resté comme un jeune chiot fonçant tête baissée dans sa plus heureuse malchance.

Sur le chemin de la rivière, une fois passé l’enchevêtrement de barres métalliques et de grillage du portail, les barrières au sol du pré des vaches qu’on remontait en équilibre, en tombant, le tuyau d’arrosage qu’on suivait en courant, en serpentant, en sautant au-dessus de je ne sais plus quoi, écrasé, les pruniers malades pour un cochon pendu, la carcasse de la Dauphine pour une course et un accident. Le chien suivait, s’éloignait, s’arrêtait en reniflant l’air, bouffait des brins d’herbe, pissait contre un piquet ou un pneu, revenait en courant quand on le rappelait et courait, vite rattrapé.

La rivière. Le passage à gué des vaches. Les deux énormes pierres fendues en guise de pont. Les grands peupliers couverts de mousses, de lichens, souvent frémissants pour un filet d’eau l’été, un vol de libellules. Et les sauts des araignées d’eau sous les éclaboussures de la pierre qu’on vient de lancer et du plongeon du chien.

On passe là un moment, tout l’été, avec l’eau et les pierres. On se baigne en slip, la vase entre les doigts de pieds, on racle le fond. Le chien sur la berge ou sur le pont aboie, pattes avant légèrement écartées et tendues. Le Nèg’, un air de berger allemand à la robe essentiellement noire et en partie fauve. Ses pointes d’oreilles cassées sautillaient. Le Nèg’, toujours là quelque part autour de toi, que les pierres dans l’eau rendaient fou. La pierre en l’air il détalait, sautait du pont, courait dans l’eau, plongeait la tête pour attraper dans sa gueule la pierre dans la vase, s’y reprenait à deux ou trois fois en aboyant, en tirant sur ses pattes arrière pour les plus lourdes pierres et les ramenait peu à peu sur la berge, avant de s’ébrouer deux ou trois fois. Quand la pierre entrait dans sa gueule entièrement, c’est la tête haute, dégoulinant, que sortait le Nèg’.

02082025 | penilles – verso

Atelier | canin ou cynophile

Juste un petit essai, une étude qui manquera de subtilité, ce portrait polyphonique. Mais par les temps qui courent, la subtilité… à la maison parfois (et plus souvent que je ne le voudrais, pauvre de moi), dans la structure où je travaille (si ce n’est pas moi c’est donc ton frère stagiaire, collègue, coordonateur, directeur, président… ah, la hiérarchie), dans le monde toujours — ici et là un peu partout, n’importe quand et n’importe quoi —, si bien que j’en viens à me dire que le livre de Yannick Haenel sur le Caravage est trop subtil pour moi :

« Nous croyons évoluer dans l’existence, mais celle-ci n’aura peut-être consisté qu’à savoir vivre auprès d’une fontaine — à se rapprocher, à s’éloigner d’un point d’eau vive. Car il y a toujours, quelque part dans la vie d’un homme, une fontaine ; et s’il arrive que nous la perdions de vue, et que nous soyons allés si loin dans l’égarement qu’il devient impossible de la retrouver, un détail suffit parfois à vous enchanter,, une pauvre écume verte au pied d’un tronc d’arbre, un camaïeu de plis rouges, le cerne sous l’œil d’un jeune homme, la perler à l’oreille d’une femme : voici que vous reconnaissez l’enchantement lui-même, qui se met à miroiter comme la blancheur neigeuse sur les armures des chevaliers de la Table ronde. »

(Pardon, donc, pour ce qui suit, merci pour la bienveillance.)

Penilles | verso
— si je revis ma vie de chien, je me réincarne dans cette race, étrange mais drôle, montée sur deux pattes, assez bien équilibrée malgré l’absence de queue

— non, c’est pas très joli, y a que du poil que sur la tête, souvent hirsute, un museau totalement écrasé, et c’est toujours empêtré dans je ne sais quelle fourrure ou litière interchangeable

— c’est toi qui dit ça ? alors que le soir t’étais la première à te glisser avec eux sous leur grande peau, sur une litière fait de ce pelage ras, chaud et moelleux, réchauffée par le bout de leurs grosses pattes palmées

— c’est différent, j’étais toute petite et j’ai failli geler dans le chai, et j’ai rien demandé, on m’a emmené dans leur couche

— n’empêche que t’es restée dormir comme ça, moi j’y ai pas eu droit

— peut-être, mais les autres après moi aussi, et c’est les deux petits qui nous ont emmenés

— ah ben voilà, c’est comme eux que je voudrais revivre ma vie de chien, je sais que c’est étrange cette race qui sait pas courir, qui reste incapable de se servir de sa truffe, au sol comme en l’air, et peut donc pas configurer en temps réel les pistes d’espace et de temps

— et puis sans queue, tu sais jamais vraiment de quelle humeur ils sont

— oui, mais ils ont quand même cette façon de donner de la voix tout en modulations qui remplace bien notre appendice, à croire que c’est fait pour nos oreilles, et c’est pour ça que je les trouve drôle, quand on remue la queue, eux ils déroulent leur voix

— et des fois ils essayaient de nous imiter, ils essayent d’aboyer mais j’ai jamais vraiment su pourquoi, si ça avait du sens

— oh le sens, je crois que c’était pas très malin, mais ils avaient le mérite d’essayer de se mettre à notre hauteur

— ils faisaient surtout les beaux

— un peu, mais quand même, je crois que c’était le sens du jeu comme quand nous on fait la course et on s’attrape, on se mordille, sauf que nous c’est dans le sens de la chasse

— parle pour toi ! moi la chasse, j’ai bien failli y laisser des plumes, c’était pour mon tout premier jour de chasse

— oui on sait, on sait, mais j’aimerais savoir ce que ça fait, quel sens ça a quand on est de cette race canine, de se mettre à quatre pattes quand on en utilise que deux, de grogner en retroussant cette babine plate qu’en est pas une, d’aboyer avec une voix de basset, et encore, et de tirer de toutes ces forces, en s’aidant de cette patte folle repliée sur le museau, et je suis que c’était de la triche, voilà, j’aimais bien ça, les penilles que j’avais bien en gueule en grognant, et que je tirais aussi de mon côté, de mes quatre pattes tendus, à coups secs, jusqu’à ce qu’elle se déchire

(Demain matin, lever au chant du coq ou dès potron-minet — ça dépend du réveil ou de l’image qu’on préfère, moi je préfère les cocoricos au loin au cul du chat qui vient se coller. Et en route pour des vacances cantabriques.)

11082025 | papillonnade – recto verso

Trou kantabrik |

Voilà. Retour de vacances en Cantabrie. Une dizaine de journées durant lesquelles je n’ai rien écrit. Du moins, rien de significatif dans la perspective de l’écriture comme art — encore que l’article pour le journal (ça demande toujours un peu de réflexion et quelques manipulations), et exception faite des quelques pages lues (écriture sans écriture). — Comme si j’écrivais vraiment dans cette perspective. — On peut toujours rêver. — En tout cas, ça fait un beau trou. — Ça fait un trou parce qu’une date est inscrite. Si on l’enlève, y a plus vraiment de trou. — De toute façon, y en a partout. C’est le principe du journal intime. Les dates, c’est pour la couture. C’est le fil du temps qu’on passe de l’un à l’autre pour un semblant de chronologie vaguement linéaire, pour des jours et des heures qui sont toujours avant, après. — Bref ! ça fait un grand trou et il est d’autant plus beau que, pendant les vacances, j’ai lu ce passage étrange et radical de Yannick Haenel :

« Entre mort et parole, un éclair ouvre pourtant à chaque instant une brèche lumineuse dans le réseau de la société intégrale ; cet éclair est terrible, car il provient de la foudre : en fissurant la trame, la brèche qu’il suscite révèle un abîme. Je pense que le trou est la vérité du réel : voici le sacré. »

Je n’ai donc rien écrit en vacances. Entre le manque de temps et la fatigue, ç’aurait apparu comme du travail. Et de ça, on en avait suffisamment. Pour rien peut-être, ou pour le plaisir, mais c’était du travail. Du travail pour les vacances à venir. Pour des souvenirs qui, peut-être, eux, seraient quelque peu significatifs, plus vivants que les instants vécus ?

(Et maintenant, après la recherche de lieux pour les vacances, la recherche d’un lieu pour le travail : un appartement, ou une chambre, pour les études du grand. Un autre genre de travail, qui va coûter plus cher que nos vacances studieuses.)

Atelier | ah… Gertrude !

« La question est celle-ci, est-il possible de suggérer davantage pour remplacer cette chose. »

Et voilà. Je lis sans rien comprendre à Gertrude Stein, en me laissant porter par le seul fait de déchiffrer, prononcer d’un trait, disons, ce qui est inscrit, sans me soucier du sens que les phrases n’ont pas — pas en soi ? —, et heureusement, sans quoi je ne serais jamais tombé sur cette phrase qui, elle, a sursauté du fait du sens fondamental qu’elle porte en soi — pour tout ?

Et puis f : « deux faces d’une même réalité mais dont il serait impossible de se saisir simultanément ». Je me disais aussi, pendant ce trou vacancier, et puisque je suis parvenu au milieu de l’atelier, que je pouvais faire l’autre moitié en mode verso. Reste à savoir si j’opère un strict demi-tour, ou si je saute d’un bloc à l’autre, avec au choix un recto ou un verso m’offrant la solution d’écriture la plus évidente.

Merveilles |

Avec des ailes de papillon. Des ailes frites. Des ailes bouillonnantes. Fricassées. Une structure de fer dans une pâte molle, ni liquide, ni blanche. Il devait y avoir des antennes et c’étaient des serpentins. Des spirales. Des tourbillons à gros bouillon. Dorés. Craquants. Papillons blancs de sucre glace brûlants. Attention la langue. Bien éponger dans le saladier à fleurs fêlé. Laisser la feuille de papier journal s’imbiber, jusqu’à ce que les mots, les images, disparaissent. La laisser absorber le feu de la friture. Luire.

Il aurait regardé ça l’œil écarquillé au-dessus du bain d’huile, au-dessus d’un faitout jaune paille, d’émail brillant, lacéré de suie mate par quelques flammes furtives surgies de la braise, les poignées gonflées par de vieux torchons blancs, gris, gras, de la penille déralée, enflées et brûlées ici ou là par le pet de la braise, un débris incandescent qui retombe, les gouttelettes d’huile ardentes mitraillant la petite main blanche.

Le coin du feu. Le coin de la cheminée. La cendre et la fumée. Le chant du coq de grès, de crête rouge hurlant, petits pots jaunes et chape noire au garde-à-vous dalton, papiers en vrac calés, crucifix de guingois. Et le jour où la vieille a perdu l’équilibre. Le jour où il l’a poussée en passant. Branle-bas de pincettes et tisonnier, de pelle et du balai. Me v’là chette dans le bourrier !

12082025

Pâtée |

C’était quand on jouait à cache-cache. On te retrouvait assez vite derrière les portes. Celle de la grande chambre, avec la sono, bloquée par les caissons de baffles. C’est comme si t’étais enfermé dans un espace triangulaire, entre la porte grande ouverte et l’énorme caisson noir. Celle de la chambre du fond, une porte brune, vernie, raboteuse, qui claquait facilement. La pendule, derrière, garde la même trace de métal enfoncé. Et c’est là que tu te cachais, dans l’intervalle entre la pendule et le dormant. Je crois même que, tout petit, tu t’es retrouvé dans la pendule, derrière le balancier jaune doré, brillant, cabossé, les poids sur la tête, le nez dans les toiles d’araignée. Et la porte d’entrée, la grosse porte vert foncé, en bois usé, rongé par les griffes et les crocs. Elle restait souvent ouverte la journée. Et il y avait toujours entre le mur et la porte un espace, plus ou moins comblé par un tas de vêtements pendus sur deux niveaux, jusqu’à toucher terre. Un tas de paletots surtout et des torchons, faits de la même toile d’un bleu gris, raide, lourd, de nuages d’orage. Tu t’enroulais dans cette friperie poisseuse, suintant les mains sales, à demi-lavées et mal séchées. Un pied fatal dans les gamelles des chiens, mélangeant l’eau et l’espèce de bouillie sur le sol.

— c’était pas de la bouillie, c’était une espèce de soupe avec des restes et des pâtes ou du riz — tu parles d’un régime ! — parce que tu crois que c’était mieux les croquettes ? — ben ça dépend, moi j’aimais bien les petits anneaux jaunâtres, moins durs que les boulettes de trois ou quatre variantes de blanc ou de gris, friables même, un peu comme du pain d’épices mais bien meilleur avec ce petit goût de pain rassis — ouais, mais le jour où on est revenus à la niche d’origine, adios las croquetas et oh là ! la bouillie — non, c’était pas de la bouillie — moi, ce que j’ai préféré, c’était la mixture jaune, un jaune bien jaune et luisant — celle qui ressemblait à du sable ? — ouais, avec des grains plus ou moins gros — et surtout bien gras — ouais, ça faisait un genre de croquettes fines et gluantes, un genre de crumble pour chien — ouais ! des croqbles ! tu parles si je t’avalais ça à grande goulées ! — alors que nous, non, nous on y avait pas droit, on se prenait les coups, tout ça parce que t’étais soi-disant malade — ben ouais, je desséchais ! — et nous alors ! — ben non, pas toi ! — enfin, résultat, le remède était pire que le mal ! t’as ressemblé à un barricot vite fait ! et incapable de se vider ! — mais y avait pas de rapport, sur la fin y a longtemps que je mangeais plus de cette mixture — peut-être, mais t’as jamais dégonflé depuis — au contraire ! et si on t’avais pas piqué t’aurais fini par exploser — sacrée bouillie ! — je t’aurais remis au régime, moi, je t’aurais mis dans un pré en friche et fait avaler de grandes feuilles

La vie avec les chiens, c’était plutôt en meute. Alors, si j’en fait parler un, la parole tourne pour tous, plus ou moins.

(Peut-on écrire avec le sentiment qu’il s’agit de se débarrasser de l’écriture, du désir qu’on en éprouve ?)

Caramel |

Les pincettes pour fourrager la braise, qui y restent pour chauffer, rougir, et ressorties les morceaux de sucre brûlent, fument, bouillent, fondent, gouttelettes d’un feu noir tachant, perçant la peau crémeuse du riz au lait. Le bloc de sucre restant sur le métal refroidi, dans sa chute… comme une dent cariée viendrait s’y planter ?

Avec le feu qui crépite. La porte de la cuisinière qui grince, siffle, un taquet. La plaque de fonte cogne, les flammes soufflent. Les vieilles charentaises en savates glissent sur le lino. Le buffet couine une fois, deux fois, le petit claquement du petit aimant. Une autre fois, les autocollants de foot, un bol. Le tiroir force, les couverts trébuchent. La petite cuiller avec une inscription gravée. Le grille-pain noir argenté. Sa résistance en serpentin pour des lignes rouges et un voile de fumée. La radio en hauteur, pour un grésil d’informations, avec un cheval cabré.

13082025

Atelier | ah ah… Gertrude !

Mais quand même, dans son art de la suggestion, à coup de fragments, Gertrude Stein semble tendre toute entière vers la litote. Finalement, son écriture est peut-être plus française qu’on ne l’imagine, et très classique, non ?

Claque |

La claque, en lisant un petit livre sur L’Essentiel de l’éloquence — eh oui, j’apprends encore à parler —, tombant, dans un rapide tour d’horizon historique en gros plans, sur cette citation de Joseph Goebbels :

« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »

                                   PAN PAN, PAN PAN, PAN PAN à tous, à tous, à tous, ici Will, Will, Will                                           demande assistance radicale                            Will passe sur la voie double (dégagement du canal de détresse)

                                               (sur la voix double) PAN PAN, PAN PAN, PAN PAN, ici Will, Will, Will                                   l’attitude x° y’ z » Non, longue étude 1° 2′ 3″ Soleil                                               fracture ouverte à la tête d’un homme des tas                                     je répète : fracture ouverte à la tête d’un homme des tas                                             demande assistance radicale                                                                espèce humaine au bord, logique du vivant compris                                                              Will coque de papier pliage transparent                                                         à vous

« On doit user de la rhétorique avec justice, comme toutes les armes. » (Platon)

Pain beurre et… chocolat |

Du vent dans les feuilles. Une haie de peupliers. Un pré, une clôture gagnée par le liseron. Derrière, de hautes herbes, des ronciers, des arbustes, où pullulent des insectes (on imagine). Le flottement des ombres sur le sol, des éclats de soleil. De gros nuages ? Une danse incohérente de papillons bruns. La pente vers le passage à gué, le trou creusé. Un tuyau de poêle est planté dedans. Un carré de couverture sur l’herbe, motifs arabesques et quelques trous pelucheux. Une serviette avec une tranche de pain beurrée, des copeaux de chocolat. Des taches. Un jeu de cartes, des dominos, des osselets. Un panier, une motte de beurre, une plaquette de chocolat, un couteau, une bouteille d’eau, des pêches de vigne. Chants et cris d’oiseaux. Un panache de fumée blanche sort du tuyau, un petit feu d’herbe sèche et de brindilles dans la terre (et il appelle). L’eau ruisselle, clapote. Le chien passe en mâchouillant, s’éloigne. Un des papillons, tirant sur le noir, se pose sur un grand chardon en fleur, à hauteur d’homme. Deux fois, trois, quatre, sous le soleil, ouvrir et refermer ses ailes à pupilles bleu ciel cerclées de noir. Sur la touffe rose, magenta, absorber du fond des apitules hirsutes le plus possible de lumière nectarine (on pense). Sur les carreaux de la serviette, ne restent que les taches de chocolat et de beurre visqueuses.

14082025

Atelier | maniériste

ah… « la lumière nectarine »… qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! me voilà en proie à une crise de maniérisme… fignoler, c’est toujours pignoler, au fond… bon, d’accord, déjà, ce petit papillon, qu’est-ce qu’il vient faire là… ? il vient retourner comme un gant, de crin parce que ça me démangeait, le papillon en forme de merveille, ou vice-versa, qu’on mangeait, et alors voilà… je cherchais une scène champêtre comme un pique-nique, un quatre heures en fait, comme il y en a eu pas mal dans mon enfance, et ç’aurait pu être celle du petit Marcel, j’ai essayé ça aussi, d’être aussi neutre que possible entre mon souvenir d’il y a une quarantaine d’années et les siens une cinquantaine d’autres avant ça, même s’il n’a pas eu le temps de les vivre… bref, il y avait cette scène façon pique-nique en pleine nature, un papillon de passage, rien de plus normal, le problème, c’était de pouvoir retourner la merveille, la pâte dorée, la friture, alors oui, j’ai recherché la lumière dans le nectar, j’ai inversé, mais en fait… la couleur même de la fleur aurait dû suffire pour suggérer — ah… Gertrude ! — la lumière, et le fruit employé comme un adjectif relatif au nectar, j’ai vu là une corne d’abondance ? une corbeille de fruits de Cézanne ? mais j’ai surtout oublié le ver dans le fruit… d’autant que le chardon, parfois blanc, vire au plus sombre au rose purpurin plutôt qu’au rouge orangé tirant bordeaux, c’est pas tout à fait la même lumière… j’ai dû rater un étage, j’ai surtout oublié de me retourner pour retomber sur mes pattes… PAN PAN, ici Will, nouvelle demande d’assistance, nouvelle tête fracturée, coque repliée, trouée… bref, si j’avais fait plus attention, j’aurais bien vu que mon papillon brun avait moins l’aspect d’une merveille dorée, peut-être un peu cuite, que celui d’une nectarine mûre, blette, fragile, trop vite gagnée de l’intérieur par la pourriture… et trop tard maintenant, reste plus qu’à gober la chose d’un trait, et sans faire de manière… à vous…

(Le papillon, c’est un grand nègre des bois, dit aussi dryade. Les chardons : cirse des rives, cirse des champs, chardon aux ânes ou cabaret des oiseaux.)

Vacances |

Si certains attendent avec impatience les vacances pour pouvoir trouver enfin le temps d’écrire — tiens, que dit Barthes, déjà, de « l’écrivain en vacances » ? —, moi, j’attends plutôt la rentrée pour boucler le cycle estival de l’atelier d’écriture. Les vacances, ça va trop vite, je ne trouve pas vraiment le temps d’écrire.

Sinon, je me souviens avoir longé la mer, sous le soleil, marcher sur le sable de l’estran, regardé les vagues moutonner une fois, deux fois, trois, s’échouer et faiblir en vaguelettes, en petites ondes désordonnées, entremêlées, et la lumière s’enroulait, alors, dans un bouillonnement ou un frétillement de frêles ombres ensablées, comme toujours plus intense à mesure que l’eau se retirait des lignes brisées.

Et je me souviens aussi des cristaux dans la grotte géologique, une gigantesque trame de cristaux blancs dans une mine abandonnée de je ne sais quelle roche rouille, toute en étranges méandres et villosités scintillantes formées par capillarité. Stalactites et stalagmites, colonnes énormes, chambre de fantômes, pouponnière d’étoiles. Et ces trous remplis d’une eau imperturbable, aussi claire qu’un miroir réfléchi. On est arrivés là, par la montagne, on s’est glissés comme un ver dans un fruit, dans un petit train branlant et criant retenu par un câble, par une roue et une sorte de contre-poids montant et descendant comme un piston.

C’était le premier jour et je me demande lequel des deux lieux était le plus ouvert.

15082025

Artiste |

« Un artiste est quelqu’un qui possède le savoir oublié des prêtres sacrificateurs ; là où les humains se contentent d’évoluer dans une dimension profane, il voit du sacré et comprend que tout échange est symbolique : ce qu’on prend, on doit le rendre d’une certaine manière. Tout acte implique un sacrifice qui le fait exister au-delà de la consommation des apparences ; il y a un bûcher invisible qui court à chaque instant sous nos gestes. La vraie vie consiste à s’accorder au feu qui en vient. »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

Cette vision de l’artiste semble contrevenir à celle de Barthes :

« Car être artiste aujourd’hui, c’est là une situation qui n’est plus soutenue par la belle conscience d’une grande fonction sacrée ou sociale ; ce n’est plus prendre place sereinement dans le Panthéon bourgeois des Phares de l’Humanité ; c’est, au moment de chaque œuvre, devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne, dès lors qu’on n’est plus prêtre, que sont la lassitude idéologique, la mauvaise conscience sociale, l’attrait et le dégoût de l’art facile, le tremblement de la responsabilité, l’incessant scrupule qui écartèle l’artiste entre la solitude et la grégarité. »

(Roland Barthes, « Cher Antonioni… »)

Mais rien n’est moins sûr. L’un dans l’autre, se pose la question du sacrifice, par écartèlement. On prend, on rend ; solitaire et grégaire. Et la figure du prêtre est toujours là, en point de référence : qu’elle brille par son absence ou se manifeste comme un fantôme, c’est comme si elle vivait toujours avec l’artiste.

Marcel |

Je parlais de toi à un ami. Comment retrouver la tombe dans laquelle tu as été inhumé ? Il a émis l’hypothèse d’un acte relatif à l’Église au moment de l’enterrement, comme un acte de baptême après la naissance. Mes nouvelles recherches m’amènent du côté des actes de sépulture, indiquant le lieu d’inhumation. Malheureusement, ils concernent surtout les actes paroissiaux d’Ancien Régime. Mais avec le Concordat entre l’État français et le Pape, en 1801, les actes religieux sont à nouveau autorisés, en parallèle des actes d’état civil. Alors, est-ce qu’il y a un environ siècle tu as eu droit à un acte de sépulture, scrupuleusement rempli ?

16082025

Atelier |

Fragments de nature construits à main d’homme, jusqu’aux composantes voulues d’apparence contraire (les parties volontairement sauvages, les berges, les enclos sans contrôle de végétation), qui seraient une constante urbaine. / À quelle distance. En mouvement ou fixe. Couleurs ou gris. Récurrences, attentes, saisies au vol. Et la mémoire, et l’intention. On guette, où on cherche la rémanence de ce qui s’est inscrit dans la périphérie rétinienne.

17082025

« … s’il existe quelque chose qui n’est pas asservi en ce monde, même aujourd’hui, c’est une certaine manière de vivre l’exigence de l’art : l’expérience poétique est la seule qui échappe à l’organisation de la servilité. La liberté est partout offerte, mais seuls en usent avec souveraineté ceux qui ont tué en eux la servitude… »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

Anniversaire |

Eh oui, cinquante ans, ça se fête parfois, et parfois tout le week-end. Il faisait beau, très chaud, on est resté dehors, dans le parc sous les arbres et au bord de la piscine. Musique en continu. On passera les détails du buffet apéritif, du repas dans l’après-midi, des jeux d’eau jusqu’en début de soirée, ceux qui partent, et ceux qui restent manger, à discuter jusque dans la nuit, enfin au frais. Rien que de très commun, du pineau sauternisé fantôme et jambon adipeux à la coupe au paquito à culs de poussière serrés post-fraisier, de la lingerie sale de famille, histoire de, à la balle perdue de tonton flingueur des piscines, dans l’œil, et ronflements de pied d’arbre et chapeau de paille. Petite playlist de morceaux idiots oblige. — Non. Peut-être pas l’essentiel, pour moi, mais le plus significatif : l’eau, quand on se retrouve dessous, en apesanteur, bruits et voix assourdis ; le chien noir, tout bouclé, s’approchant avec méfiance, mais se laissant caresser avec plaisir ; les arbres, un petit fait de nombreuses essences, figuier, chêne, vinaigrier, bouleau, peuplier… les lauriers formant comme une caverne végétale, le coin de bambous très dense, on n’y voit rien à travers, et ce grand sapin aux branches très basses, formant un espace vide autour du tronc où se trouvait un essieu de charrette — et au-delà quelques visages, des corps, et peut-être toujours une même présence, en fait, mais au pluriel, avec ces lignes, ces traits, ces expressions uniques, étrangement familières, qui nous font signe dans l’espace d’un instant mais qu’on ne reconnaît qu’après-coup, trop tard, sans bien savoir s’il s’agit d’un souvenir ou d’un rêve.

18082025 | poussières

Je fais partie de ces gens qui attendent que le film, un film de cinéma, surtout un classique, plutôt un grand, passe à la télé, sur une chaîne gratuite, pour le regarder, alors que je pourrais le télécharger en un instant, toujours gratuitement. Qu’est-ce que ça signifie ? En tout cas, j’ai eu grand plaisir à revoir Paris, Texas. Surtout la scène de la cabine, à la fin, avec cette maîtrise de la lumière à travers une vitre, ce jeu de miroir et de transparence des voix, des histoires. Et le visage de l’un qui se superpose à celui de l’autre, manière de dire Je n’existe qu’à travers toi. Et ce début avec ce personnage dont on ne sait rien, sinon qu’il marche au milieu du désert, et que certainement il arrive ou il revient.

et c’est ça en somme, comme un je vais et je viens entre terrains, ça serait ça un paysage digne de ce nom, qui dit tout ce qu’en lui il y a d’arrière-pays désirable en nous, entre monde englouti et terre promise, où tu vas, où tu viens

un escalier, un coteau, un couloir, un chemin, le même qu’hier, celui de demain, à pied, en voiture, en train parfois, en route, en marche, en avant

de ces paysages auxquels tu fais plus attention, mais tu les parcours de long en large, hier comme demain, sans les voir vraiment

comme invisibles entre les murs et sur les routes, d’un bois, d’une plaine, à un village ou un bourg, de sa table de travail toujours en marche à travers nos décors suburbains, des zones, même les plus rurales, même les plus isolées, si sauvages semblent-elles, mais toujours élémentaires, quotidiennes, banales, simples comme bonjour, a priori

et va savoir pourquoi, quand même, un jour, un moment donné, par une certaine conjonction d’on ne sait quels astres, preuve que si t’y vois rien tu peux encore ressentir la chose, et là t’arrêter, là, et regarder, observer devant toi, autour, là-bas, contempler peut-être, comme s’il y avait là quelque chose sortant de l’ordinaire, quelque chose à détecter, et alors le paysage apparemment si familier n’est plus, n’est pas ce qu’il est, en fait

quelque chose à pister, c’est ça et une nouvelle piste à mémoriser, reconfigurant tout le paysage, une nouvelle piste à emprunter, dans l’espace de l’instant du moins, ou inversement, dans l’instant de cet accroc infamilier alors qu’il y a rien de plus, en vérité, que d’habitude, rien de plus, sauf cette conjonction, sauf cette apparence, illusion, oasis du désert

tu vois ce que je veux dire

19082025

Atelier | à vide

Non. Il faut bien l’avouer, ça ne fonctionne pas. Je me suis encore laissé embarquer par cette voix qui, sous prétexte de relever du personnage qui ne dit pas son nom, se croit libre de dire tout ce qu’elle veut et aura toujours raison, moins pour ce qu’elle dit que parce qu’elle le dit, mais là… non. Je crois même qu’elle ne dit rien d’autre que ce qu’a écrit Suzanne Doppelt dans Et tout soudain rien :

« Chacun compte, ces menus éléments isolés de l’ensemble, un fragment plus le suivant qui produit un arrangement détonnant, d’une importance capitale les petites choses, rien de plus grand que le détail, l’axiome d’un bon limier, regarder se fait toujours par un bout qui réduit le tout, il faut coller son œil ce qui fait de si belles illusions. »

(Voire quelque chose de Yannick Haenel au sujet de « certains arcanes de la peinture, où à l’insu des spectateurs, et d’une manière aussi secrète qu’imprévisible, s’engagent peut-être des dialogues entre les tableaux, des échanges murmurants de couleurs, des reprises méditatives, des passations de détails qui, en formant une communauté intérieure des œuvres, racontent une autre histoire que celle que nous avons sous les yeux. »)

En fait, je tourne autour du pot des premiers textes. Il faudrait entrer dedans maintenant. Ou le jeter et le briser. Passer du récit d’origine à l’espèce de voix en constitue une première étape, le jet même. Vivement la chute qu’on découvre la carcasse ! qu’on lui rentre dans le lard !

tu sais, quand tu ressors et refais le même parcours qu’hier, le même que demain, peut-être en sens inverse, ou avec une boucle de plus que t’as plus reprise depuis longtemps, histoire de parce que tu te sens en feu, pour une fois, mais grosso modo, c’est la même sortie, le même tour, la même poussière, les mêmes cailloux, le même chemin dérobé, la même mauvaise herbe, les mêmes fleurs sauvages, le même vent emportant des bruits, des cris, un chant, et toujours les mêmes ciels, les mêmes lumières et quoi derrière

Et basta ! Ça veut pas. Passons.

Ce ne sont pas les vues paysagères qui manquent dans les textes. On ira piocher ce qu’on veut, on imaginera ce qu’on peut au besoin.

C’est dommage, j’avais en tête le Projet Blair Witch, quand le groupe, croyant avancer, retombe sur le même endroit où ils ont bivouaqué. Début d’une errance qui les emportera toujours plus loin dans le paysage de leurs peurs. — Et je pensais aussi à l’odyssée 2001, au monolithe noir apparu dans la nuit, avec le lever du soleil. Un monolithe en forme de porte, une entrée, un trou dans le jour aussi dense que les trous noirs, qui ne sont pas des trous mais la matière même, qui attire, trouble, effraie, fascine. Et ce monolithe, cette nuit immuable au cœur du jour, je le voyais dans ces téléphones qu’on sort de la poche, qu’on dresse devant soi pour une photo. Un photophone pour saisir le jour, l’espace d’un instant, immuable. Et retour dans la poche, l’écran noir, qui fait son poids. C’est étonnant ça, on s’habitue, mais quand on prend le temps de peser la chose, ça pèse cette chose, mine de rien. Et puis après, on le ressort de la poche, on le rallume, on retrouve la photo, l’instant, l’espace… et non, ce n’est pas ce qu’on a encore en tête. Ce n’est pas ce qu’on a vu. Le soleil n’était pas si brillant, c’était un vrai disque orange. Le ciel n’était pas si rose. Et où sont les vagues que faisait la couverture nuageuse qui montait ? Ce n’est pas ce qu’on avait en tête, mais c’est bien ce qui restera, ce dont on finira par se souvenir, parce qu’on n’aura rien d’autre pour se souvenir quand on aura trop vite oublié.

(— et tu nous ferais pas une petite déprime aussi ? — c’est vrai, ils l’ont bien senti à la maison, que tu fais un peu la tête, t’as l’air ailleurs — t’es même un peu irritable — et irritant du coup — c’est quoi qui te travailles ? — c’est le mois d’août, ça pue septembre et cette fichue rentrée dont on nous rebat déjà les oreilles — moi je dis que c’est parce que la lumière décline, en août on le voit vite le soir, que c’est plus court — moi je dis que c’est la flemme — oubliez pas l’atelier, regardez, c’est déjà fini ! — ouais, et il est bien à la traîne, c’est à se demander s’il va trouver le temps de boucler l’affaire — ben c’est ça le problème, pas assez de temps — surtout si ça coince, après il reste là devant l’écran, à attendre que ça vienne — comme si ça s’écrivait tout seul — ben si, un peu, quand ça vient ça s’écrit tout seul en fait, mais là, le coup du paysage et du tremblement de terre pour le ravager — tout seul, c’est bien un truc de flemmard — c’est vrai quand même que cette rentrée — on rentre, on rentre, mais dans quoi — ah, les saisons petites-bourgeoises, passablement puériles, Allez… on rentre… ! c’était la récré ? — et puis les collègues qui lui envoient un petit sketch se moquant de la formation team building qui les attend, c’est sympa, mais ça te met dans l’ambiance boulot —je crois que ça lui a mis un petit coup — l’ambiance de tire-au-flanc — aujourd’hui c’est vrai que c’était pas la joie — tu crois que c’est ça qui l’empêche d’écrire, ou c’est l’inverse et ça arrange rien ? — ah, les cycles d’écriture — comment il disait l’autre déjà ? le roi vient quand il veut ? — un fainéant quoi ! — eh, vous savez que dans Dark Shadows, à un moment la réplique c’est Ouaf ! et y en a pas beaucoup comme ça, au cinéma, des répliques avec Ouaf ! — ouais, c’est à propos d’un loup-garou, je me souviens — ben il arrive d’où lui ? t’étais encore barré, c’est ça ? — ben voilà ce qu’il devrait faire quand ça va pas, non ? se barrer, détaler vite fait, courir à toute berzingue, dérouler le paysage sous ses pieds, à faire trembler la terre — Ouaf !)

20082025

Lampyre |

J’ai beau sortir le soir et les chercher dans le jardin, je n’aperçois plus de vers luisants. Ils doivent pourtant être encore là, sous l’herbe sèche, dans la terre peut-être. Mais ils n’émettent plus de lumière.

Atelier | de paille

Je lis André Markowicz, sur son mur FB, qui relis William Shakespeare, Hamlet (IV, 4), et tombe sur cette phrase :

« Un homme / Est vraiment grand non pas quand il s’émeut / Sans grand sujet, mais trouve avec grandeur / De quoi lutter dans un fétu de paille / Si l’honneur est en jeu. »

Pour Markowicz, c’est une façon de commenter l’actualité internationale, singulièrement « le sommet Poutine-Poutine » qui a eu lieu en Alaska — dont l’issue relève de ce qui suit :

« Et moi, ici, / Dont la mère est salie, le père tué, / Autant de cris de l’esprit et du sang, / Je laisse tout dormir, quand, pour ma honte, / Je vois que vingt mille hommes vont mourir / Pour une fantaisie, un jeu de gloire, / Qu’ils vont comme à leur lit jusqu’à leur tombe / Et luttent pour une aire où la plupart / Sont à l’étroit pour plaider leur querelle / Et n’auront pas l’espace d’un sépulcre. »

Mais on peut prendre au mot Shakespeare. En cette saison, les fétus de paille ne manquent pas autour de la maison, dans le paysage. Et les fourmis au travail qui les traversent non plus. À chacun ses luttes.

(En lisant Emma, Françoise R., Juliette D., Catherine S., Christophe T. En fait, j’ai beau multiplier les lectures, les points de vue, rien. — Sinon que j’aime bien la façon, discrète, dont Christophe retourne « la rémanence de ce qui s’est inscrit dans la périphérie rétinienne » sur la langue, sur un mot, sur « le pronom défini cible ».)

((Je sais bien que le travail d’écriture, ça se situe au niveau des mots et des phrases, dans la perspective du réel, quand on ne les a pas. Je sens bien que ce travail, ou le premier travail, c’est de les retrouver, de les récupérer, avant de machiner dans un sens ou dans l’autre. J’imagine même qu’il s’agit, avant tout, de travailler à une méthode, parmi les mille et une possibles, bien que tirées de rien, sinon de cette perspective qui n’existe pourtant pas sans elle.))

en fait, t’es en gros plan sur le chemin, et ce que tu dois voir c’est la poussière qui vole, mais pas tout à fait, pas au début, tu vois d’abord d’où elle vient cette poussière, tu vois d’où elle sort, et tu l’entends même, tu l’entends monter d’une certaine manière

en fait, au début, le gros plan c’est juste un chemin, tu le vois défiler, le chemin, les cailloux blancs, la ligne d’herbe sauvage derrière, une fleur blanche, une fleur rose, des petites bleues, tout ça en passant, et tu devines la campagne derrière, dans le fond, dans le flou

en fait c’est ça, un gros plan sur le chemin blanc, façon travelling, le chemin et les petits cailloux défilent, mais c’est toujours une grande ligne blanche, en bas, une ligne d’herbe verte, plus fine et désordonnée, avec ses touches de blanc, rose, des bleus, en passant, et au-dessus le paysage flou de la campagne, tu vois ce que tu veux, le blond des blés, la trame d’un vignoble, la ligne noire d’une haie, et toujours le bleu du ciel, bleu ou orange, ou les deux

en fait, c’est juste le début du gros plan, en travelling, t’as le nez sur le chemin presque, comme un chien suivrait sa piste, et d’ailleurs tu suis quelqu’un, tu suis quelqu’un qui marche dans le chemin, tu le vois pas, mais t’entends ses pas, t’entends sa foulée, les cailloux qui roulent, qui crépitent, t’entends sa marche régulière, très, trop, c’est comme si on passait en boucle cette marche, avec cette même glissade, ce même petit dérapage qui revient

en fait, c’est ça, tu suis à la trace, si tu veux, quelqu’un qui marche sur un chemin blanc, tu vois le vois, mais t’entends bien son pas, assez près, et même de plus en plus, c’est plus fort, surtout le dérapage, ça craque sous la semelle, tu te rapproches

en fait c’est ça, c’est à ce moment-là, la poussière, quand tu te rapproches, après les petites fleurs bleues dans le liseré des herbes sauvages, des petits cailloux viennent de sauter et la poussière apparaît, un petit nuage

en fait c’est ça, en gros plan, l’apparition de la poussière, les toutes petites fleurs bleues, les cailloux qui volent par-dessus la ligne noire et floue, des météorites inattendues dans le ciel largement orangé, embrasé, et un petit nuage de poussière, avec cette marche rapide, d’un pas un peu lourd

en fait voilà, tu vas finir par voir apparaître les talons du marcheur, t’es tout prêt, t’as le nez presque collé à ses baskets, c’est le petit nuage qui grossit qui te le dis, le petit nuage de poussière qui se répand, des cailloux volent, fissurent le paysage, le ciel en feu, et la poussière vole, le nuage emplit le ciel, la paysage, se confond avec le chemin

en fait c’est ça, au moment où on va apercevoir le marcheur, au moment où on imagine voir d’abord ses baskets, ses tennis, ou pourquoi pas des mocassins, et bientôt on le verra de pied en cap en dézoomant, ou d’un seul coup par changement de plan, comme dans un film et tout redeviendrait clair, la marche, le chemin, sa ligne dans la campagne, le côté désertique de l’ensemble, sous le soleil couchant, et on aurait peut-être pu voir là comme un guerrier sortant de terre, et puis non, on se retrouve avec une image en filigrane, en croûte de sel, comme si au contraire le gros plan s’accentuait au cœur de la poussière pour en filmer l’impossible grain et sa densité, sa masse

en fait, ça commence comme ça, au cœur de la poussière, si possible, où tu vois pas mais t’entends tout, quelqu’un en marche, là, tout près, tout à côté, et tu restes toujours là, à côté de ses pompes, le nez dans la poussière, dans un paysage, un crépuscule croûte de sel, qui se défait, en fait

(((Ce vieux refrain du groupe Elégance, 1982 : « Vacances j’oublie tout / Plus rien à faire du tout » — J’aurais aimé pouvoir citer la suite, mais ce serait un contresens.)))

mme plus tard, avec deux platines, m’offrant pour ma communion solennelle sa première platine, que je remets doucement en service pour les vinyles du fils —, un diamant Tonar DN 201 à la place de l’Audio Technica qui a déjà remplacé le diamant d’origine, sur la cellule Dual DMS 200. Pour cela, quelques tutos sur YouTube pour savoir comment ôter la pointe de lecture, quelques questions au Chat pour savoir comment bien nettoyer les parties métalliques de la cellule et bornes de contact électrique, cotons tiges, une vieille tasse à café, acide chlorhydrique dilué (j’y vais un peu fort), alcool isopropylique (l’alcool 70 des armoires à pharmacie), eau savonneuse (pour les parties en plastique). Ôter la cellule du bras de lecture (à l’aide de sa petite poignée qui sert aussi de manette, merci les tutos), retirer la pointe de lecture, frotter avec les cotons tiges (une bonne dizaine, c’est bien trop ; et à chaque partie sa substance), laisser sécher et souffler au besoin (sans cracher), placer la nouvelle pointe de lecture, fixer la cellule sur le bras de lecture. Voilà. Il n’y a plus qu’à essayer.

21082025

Atelier | en vain

Voilà. C’est fait. La montagne a accouché de la souris. Une souris mutante. Elle est loin de ressembler à ce qu’on attendait. D’ailleurs, on n’attendait plus grand-chose. Résultat, je crois bien que le verso se fond dans le recto. Il faut dire que la corde était tendue. Pas étonnant que ça sonne faux, mais enfin l’air est là. Et je respire un peu mieux.

Bricolo |

Dans la série, aujourd’hui, le remplacement du diamant de la platine Dual 1214 — il paraît que c’est le bas de gamme dans le genre, il y a cinquante ans, le haut c’était la 1219 ; le tonton, jeune mécano, aura pas eu les moyens ; il montera en gamme plus tard, avec deux platines, m’offrant pour ma communion solennelle sa première platine, que je remets doucement en service pour les vinyles du fils —, un diamant Tonar DN 201 à la place de l’Audio Technica qui a déjà remplacé le diamant d’origine, sur la cellule Dual DMS 200. Pour cela, quelques tutos sur YouTube pour savoir comment ôter la pointe de lecture, quelques questions au Chat pour savoir comment bien nettoyer les parties métalliques de la cellule et bornes de contact électrique, cotons tiges, une vieille tasse à café, acide chlorhydrique dilué (j’y vais un peu fort), alcool isopropylique (l’alcool 70 des armoires à pharmacie), eau savonneuse (pour les parties en plastique). Ôter la cellule du bras de lecture (à l’aide de sa petite poignée qui sert aussi de manette, merci les tutos), retirer la pointe de lecture, frotter avec les cotons tiges (une bonne dizaine, c’est bien trop ; et à chaque partie sa substance), laisser sécher et souffler au besoin (sans cracher), placer la nouvelle pointe de lecture, fixer la cellule sur le bras de lecture. Voilà. Il n’y a plus qu’à essayer.

22082025

(Et en plus, ça fonctionne.)

« je suis guetté par un mouvement qui abandonne mes phrases en même temps qu’il les appelle : elles semblent partir dans des directions qui m’échappent, et je ne les reconnais pas toujours ; mais je les laisse faire, car il me vient avec elles l’espérance qu’en se perdant elles parviennent à s’éclairer d’une lumière qui n’est pas seulement raisonnable, à glisser vers je ne sais quoi de plus ouvert que leur sens, à entrer dans un pays plus inconnu encore que la poésie, où la vérité fait des apparitions étranges, comme s’il existait encore autre chose que la nuit et le jour, un temps qui échappe à leur contradiction, qui n’a rien à voir avec leur succession, qui défait le visible en même temps que l’invisible »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

Bordeaux |

Pour entrer en ville, facile, mais pour en sortir, bouchons obligatoires et renforts de sirènes. Et des travaux : la ville en vaisseau Argo.

Pour un rendez-vous ophtalmologique de série Point Vision. Mais d’abord, Skiacol, la substance qui dilate la pupille, éblouit pour le reste de la journée, et c’est pire la nuit avec les lumières.

Ici, un petit point vert au fond de l’œilleton noir. Là, comme une fleur à cinq ou six pétales orange. Là, un flash lumineux et les corps flottants qui surnagent. Là encore, le rayon vertical blanc balayant le fond de l’œil. Et la gueule noire de cet appareil, un air d’Arlequin moqueur.

Entre deux rendez-vous — ah, le rendez-vous surprise, les tests à refaire, pupille dilatée —, aller Ikéa (bibliothèque et miroir), retour Fnac (rayon musique) et Galeries (plus utiles les boxers).

Le tout jeune ophtalmo, gaulé comme un nageur, sapé pour un brunch, pour un peu gominé. Le seul de l’équipe sans blouse. Un dessin ?

24082025

Anniversaire | hier

Et gueule de bois. Pas à cause de l’alcool. Mais l’œil tiré par la fatigue d’un sommeil attardé, d’un réveil matinal. Et cette nausée, cette remontée du fond de l’estomac où restent agglutinés je ne sais quels lambeaux de chair de porc putrides.

J’ai pris quelques photos du site, la nuit. Les lumières orangées des projecteurs en pleine figure, j’ai réduit au maximum la luminosité du photophone. J’ai ainsi retrouvé, à peu près, les couleurs de la guirlande électrique multicolore. Je me suis posté sur l’ilot de la rivière à sec, au milieu des arbres. En plein jour, on ne m’aurait pas facilement vu. Mais là, en pleine nuit, sous le feu des projecteurs, j’étais aussi découvert qu’un prisonnier visé par le mirador, surpris dans son évasion.

Bricolo |

Supprimez les objets et leurs termes techniques, vous avez les gestes courants, dans une certaine langue, qui ont peut-être traversé le temps. Ne conservez que les objets, leurs appellations techniques, surtout sous l’espèce de sigles, ils sont communs à toutes les langues, mais s’inscrivent à un moment donné de l’histoire.

Après Paris, Texas, de Wim Wenders, Anselm, sur et avec Anselm Kiefer. Où il est question du néant qui nous traverse, et d’humour noir : « L’insoutenable légèreté de l’être… L’être fait partie intégrante du néant. On peut dire aussi que le néant fait partie de l’être. Ils sont liés, c’est une simultanéité, pas une chronologie. Ça console, car si on a de grands projets, on sait que l’échec en fait déjà partie. »

(Je me demande si Kiefer a lu L’Échec de Claro.)

Atelier | à découvert

Des quelques photos de la fête au dernier texte… Disons qu’il n’y a qu’un pas de côté. En fait, sur la photo où je ne suis pas, je me suis mis à l’écart, sur cet ilot du lieu-dit L’Île Verte. Et j’ai ainsi reproduit ce que je fais systématiquement lors de grandes fêtes réunissant du monde — voire, d’une certaine façon, le monde même, le monde entier : il y a toujours un moment où je ne tiens plus : il faut s’éclipser. Et voilà, mes photos, c’était ça, un prétexte pour s’éclipser.

Maintenant, quel rapport avec le dernier texte ? Eh bien précisément ceci, qui m’a rendu assez irritable : que d’une part, ne parvenant pas à suivre la consigne, pourtant pas des plus difficiles a priori, le texte s’est déployé à l’écart du procédé proposé ; et d’autre part, en emboitant le pas du tout premier texte, déjà à l’écart de la consigne initiale, je me suis retrouvé à suivre un marcheur disant d’autant moins son nom qu’on ne l’aperçoit pas, on n’entend seulement sa foulée, sa course, à côté. Et alors c’est quoi cette course, quand ça part en live et pour l’écriture, et pour le personnage ?

25082025

Néant | brèche | passage | lumière

«                      il faut en passer par de la littérature : elle seule, aujourd’hui que l’ensemble des savoirs s’est rendu disponible à travers l’instantanéité d’un réseau planétaire qui égalise tous les discours et les réduit à déferler sous la forme d’une communication dévitalisée, se concentre sur la possibilité de sa solitude ;                              elle seule, par l’attention qu’elle ne cesse de développer à l’égard de ce qui rend si difficile l’usage du langage, donne sur l’abîme ;                                                    elle seule prend le temps de déployer une parole qui cherche et qui soit susceptible, à travers ses enveloppements, de faire face au néant, de détecter des brèches, de susciter des passages, de trouver des lumières »

(Yannick Haenel, La Solitude Caravage)

Atelier |

Depuis la coupure au milieu de l’atelier, plus rien ne va comme avant. J’ai le sentiment d’être en mode verso, sans recto, ce qui n’a pas de sens. À moins qu’il ne s’agisse d’un versus.

Fossés |

Je ne me souviens déjà plus ce que je me suis raconté à travers elle. Il est vrai que je n’avais pas grand-chose à dire. Et de façon générale, d’ailleurs. Il faut toujours me tirer les vers, au début. Je sais que je me suis arrêté avec ce souvenir pour image de ce que veut dire écrire, pour moi, en ce moment : la grotte géologique, faire les stalactites et les stalagmites. Que celui qui désire écrire passe pour un homme des cavernes ou des bulles, ce n’est pas nouveau. Ce qui m’intrigue, c’est de placer les textes au niveau des concrétions qui mettent des milliers d’années à se former, goutte après goutte.

Souvenir | portrait

Le photographe de Santillana del Mar. Il était là il y a deux ans. Exactement à la même place, à côté de la fontaine et du vieux lavoir. J’en ai déjà parlé, non ? Un photographe comme aux premiers temps de la photographie, avec une chambre noire sur un trépied, une chape sous laquelle il se glissait. Je ne sais rien du fonctionnement d’un tel appareil. Mais une fois la photo de famille prise, il en fonçait sa main dans l’appareil, en retirait le papier sensible qu’il plaçait dans un bac pour le faire tremper. Puis, il le déposait sur le bord de la fontaine pour le faire sécher, parmi d’autres portraits souvenirs.

26082025

Hôpital |

Niveau 3, unité 5, salle d’attente 3, au bout du couloir. Deux personnes attendent, un homme et une femme. Bruits de perceuses, à percussion, des coups. Bruits d’appareils électroniques. Sonnerie de téléphone portable. Des voix, des pas. Oui, c’est moi-même, j’ai besoin d’un renseignement, forcément. On est en neuro. Ici, on peut s’appeler soi-même ?

Atelier | livre inconnu

Sur un plan technique, disons : « le répertoire de ce qu’il nous reste à faire pour explorer au-delà des 10 propositions doubles déjà engrangées, des passerelles nécessaires, des lieux et personnages à rejoindre » ; une fois écrit le titre choisi, commencer par juste un mot seul. Puis des éléments un peu plus longs, jusqu’à une ligne. Et puis écrire le suivant en une ligne et demi. Le suivant en trois lignes, et ainsi de suite jusqu’à avoir quitté la forme note » — Je sais, j’ai pris la chose à l’envers.

Mais ce qui me retient le plus dans la proposition de f :

« comme d’avoir nous-même à remonter vers un livre existant mais inconnu, qui toutefois nous précède »

27082025

Lulu n’est plus.

(« C’en est fini du grand souffle de jadis. Tu vas et viens à travers les siècles. Désormais je ne peux plus penser qu’au jour le jour. Mes héros ne sont plus les guerriers et les rois. Ce sont les choses de la paix, toutes égales entre elles. Les oignons qui sèchent valent le tronc d’arbre qui traverse le marécage. Mais nul n’a encore réussi à chanter une épopée de la paix. Pourquoi la paix n’a-t-elle rien d’exaltant, à la longue et, pourquoi est-il si difficile de la raconter ? Faut-il que je renonce ? Si je renonce, l’humanité perdra son conteur. Et si jamais l’humanité perd son conteur, elle perd, du même coup, son enfance. »

Peter Handke,Wim Wenders, Les Ailes du désir)

29082025

(« Il faut le dire parce que cela n’est que trop tristement vrai : une grande, une très grande partie du public cultivé d’aujourd’hui se tient “au courant” des derniers progrès de la littérature actuelle à peu près de la même manière qu’il se tient “au courant” des progrès de la science atomique : ce sont là choses qui échappent l’une et l’autre à l’appréhension directe, choses dont on a des nouvelles par les journaux ; ce même public apprend avec le même chatouillement patriotique et sagement incurieux que “Zoé” est mise en fonctionnement et qu’il lui est né un nouveau poète d’“avant-garde”. »

Julien Gracq, La Littérature à l’estomac)

Une oraison à l’heure du goûter.

31082025

« Il y a parfois des situations où l’on ne peut plus rien dire. On est sans voix. Il faut alors faire deviner les choses. Même les mots que j’utilise n’ont pas de valeur propre. Ils servent à faire entrevoir quelque chose de plus précis. Et c’est à cet instant que commence la danse. »

(Pina Bausch, dans Pina de Wim Wenders)

01092025 | coquillages

Choses dont on a des nouvelles par les journaux





Mort.
En lisant, estomaqué.
L’avis de décès dans le journal du coin, à la fin.
La rubrique, à la fin, qu’il ne lit jamais d’habitude, qu’il remarque à peine. D’habitude, il saute cette page-là et celle des publicités en face, il va voir la page du temps qu’il fait, les horoscopes en face.
Cette fois-là, il est tombé en plein dedans, et c’était comme un poing dans le bide : Saint-Georges… sa fille et son gendre… ses petits-enfants… la tris¬tesse de vous faire part…
La rubrique qu’il ne lit pas, qu’il ne voit jamais… et là pour une fois… et combien ça a coûté… parce que c’est cher un avis comme ça… ça a dû leur coûter… et c’est comme une forme de déni cette pensée vaine, vide, comme une façon d’amortir le coup dans le bide, le prix des lignes.
Il connaît le prix des lignes dans ce journal, il sait combien cela coûte. Il avait décliné l’offre, lui, pour la petite Lulu, il y a quelque temps. Il s’en était alors un peu voulu. Mais il avait préféré annoncer la nouvelle lui-même en appelant directement le plus de monde possible. Il en avait oublié, et ça aussi il s’en était voulu. Et il s’en voulait maintenant de cette pensée totalement déplacée. Le prix de ces lignes, de si peu de lignes, quand il sait très bien que la vie n’a pas de prix. A fortiori la vie de celle dont il apprend la mort dans son journal. Un dernier hommage lui sera rendu le vendredi 29 août 2025 à 15 h à l’église de Saint-Georges.
C’est avec ce mot, avec l’image de « l’église », que les souvenirs reviennent enfin. Avec un goûter au bord de la rivière, jouer à faire courir le furet, les chiens barbotent les pattes dans l’eau. Avec des jeux de cartes, la bataille ou le mistigri, en mauvais joueur il trichait. Une sortie pour aller chercher le pain à vélo, à Saint-Bonnet, faire la course, et elle devait le récupérer dans le fossé. Donner à manger aux lapins, rentrer les poules et le canard Saturnin, traire la vache Margot et on montait sur son dos. Une promenade avec le petit Titi et le grand Titi. Un gâteau cuit dans la cuisinière, le caramel fait avec les pincettes rougies dans la braise brûlant les morceaux de sucre sur le riz au lait. Des friandises, des glaces, les glaces au citron dans un citron vide. Les pochettes surprises. La crèche qu’on montait dans la niche du buffet, avec tous les petits personnages bien conservés dans une boîte. Le tas de boîtes et de cartons vides qu’elle conservait dans le grenier.
Les souvenirs affluent, mais beaucoup ont disparu. Dehors, il pleut. Il observe les incessants halos que forment les gouttes en tombant sur le carrelage de la terrasse. Le ciel, toujours plus sombre et brumeux au loin. Il se revoit aussi dans le bureau des pompes funèbres, à l’arrière-boutique, du temps de Lulu. L’homme tout rond, joufflu, derrière le bureau. La collection d’urnes colorées, brillantes, sous la lumière de l’applique qui les éclaire. Le visage souriant de ce vieux chanteur de variétés sur l’écran, son nom en grosse lettre colorée, décalée. Et défilent les paroles de la chanson sur un lit de violons dégoulinant et d’infinis trémolos dans la voix. Les documents à signer une fois, deux fois, trois, quatre, peut-être cinq et quelques larmes pour noyer la vue et l’encre. Et ce vieux souvenir en acteur surgissant du rideau sur la scène. À quand remontent nos dernières lettres ? Il y a une quarantaine d’années peut-être. Je n’avais pas l’âge que mes enfants ont aujourd’hui. À l’époque, avec maman, papa et Titi, nous habitions loin dans le centre de la France. Pas encore de textos possibles ni de messages par Internet. On se téléphonait, et de temps en temps on s’écrivait. Il y avait des lettres, des petites feuilles pliées. Il y avait des dessins. Et parfois, un petit colis contenant de petits personnages : des bonhommes fabriqués avec de petits coquillages collés.
Il les avait retrouvés dans la chambre close. Toute une petite collection dans une vitrine. Ces bonhommes étaient faits de coquilles de palourdes surtout, parfois une bernique pour chapeau, des coquilles d’huîtres pour former une queue, des socles, de petites perles brillantes pour les yeux, parfois une touche de peinture pastel, tons orangés, rosés, bruns, jaunes. Une coque pour un socle, le seul bonhomme avec des pieds. Pas de mains. On trouvait aussi un chien, les yeux verts, un bout de galon marron pour queue. Il en avait sorti deux de la vitrine. Il ne savait pas lequel déposer dans le cercueil. Avant de faire son choix, il les avait placés sur la petite table, à côté, au milieu des plaques de marbre. Mais il n’avait pas eu à choisir. En enlevant les plaques, un bonhomme tomba, les coquilles sautèrent et glissèrent sous le cercueil. Restait donc l’autre, celui avec la coque, bien sur pieds. Il se dit encore que s’il n’a pas eu à choisir, c’est parce qu’elle l’a fait pour lui. Tout comme elle aura choisi la date de sa mort, le jour de son anniversaire de mariage. Pas un choix délibéré, d’autant qu’elle ne se souvenait peut-être plus de cette date, mais elle aura senti ce jour approcher. Elle l’aura attendu, tandis qu’elle perdait du poids, que ses forces diminuaient. Elle, ou quelque chose d’elle, résistant du fond d’elle-même. Quelque chose en attendant le relâchement. Le relâchement total, pour le grand mariage de la vie, qui aura encore tenu, et de la mort attendue. Parce qu’elle l’attendait. Ses petits pas, son souffle court, sa vue réduite, les repas sans goût ni appétit et les nuits sans sommeil. Et l’effort pour se souvenir, pour des images largement effacées et des noms disparus. Alors oui, elle se disait parfois, dans un aparté trop haut pour qu’elle ne s’adressât pas, en fait, à qui se trouvait là, non loin, à lui, même s’il faisait mine de rien, non mais tout ça ça va encore durer combien de temps ?

03092025

Atelier |

Possible que je n’aille pas au bout.

Correspondances |

Rentrée — beurk !

Le mot, pas nécessairement les événements. Encore que. Mais pas en eux-mêmes, c’est surtout leur précipitation. Tout à l’air de reprendre en même temps. Et c’est vrai, tout reprend au même moment. Mais c’est surtout qu’il faut le savoir, il faut le dire, et le répéter… comme si on avait oublié, comme si c’était nouveau, comme si ça pourrait être le chaos, sinon.

Je me suis rendu hier à l’école primaire de Brie. On m’a contacté pour une photo. — Après les vacances en partie caniculaire, la journée anticipait l’automne et sa grisaille, la pluie, le vent. — Quand on sonne au portillon, l’œilleton de la caméra s’illumine. De grandes pancartes fixées au muret signalaient la fermeture de la mairie et le maire en grève. — L’institutrice aurait pu me dire, c’est le bâtiment à droite. Je suis allé en face, c’était fermé. Je ne comprenais pas ce que faisaient les chaises empilées derrière la vitre. — Une ancienne école avec de grandes fenêtres, une salle de classe très claire. L’entrée par le préau dans un petit espace multimédia. — Les élèves, CM1 et CM2, répondaient tous au même questionnaire. Ils venaient d’écouter une chanson et devaient combler les vides des phrases au fil d’une nouvelle écoute. Puis des questions sur le sens du texte. Et d’autres sur les impressions, au sujet des mots comme de la musique. — Vous n’avez pas de chance. D’habitude il fait beau, on fait classe dehors, dans le jardin.

Atelier |

« Et s’il fallait d’abord, dans le fichier où vous avez rassemblé et organisé, par forcément par ordre d’écriture, tout ce que vous avez écrit dans ce cycle, repérer ce point précis où intervient ce que je nomme médiation, pour exercer ce dépli avec réel reconstruit ? » — f

04092025

Structure |

Première vraie journée de rentrée avec « mes » stagiaires. Klara, Emma, Cédric, Marina.

D’abord, on fait connaissance, on se présente rapidement, on explique ce qu’on vient faire là, on raconte ce qu’on voudrait faire après. Chacun parle, la parole tourne. Et bientôt l’écriture, en notant en quelques phrases simples ce que les autres ont dit.

Klara, plus rapide et instable, fait un dessin au tableau. Trois fleurs bleues — auxquelles j’ajouterai des tiges et des feuilles, en rouge et noir. Et j’improvise un exercice : reproduire le dessin sur un cahier et ajouter des éléments pour un paysage personnel ; faire passer ce paysage à son voisin de droite qui écrit une petite phrase dessous ; faire passer cette phrase à son voisin de droite qui écrit une nouvelle phrase à la suite ; et faire tourner ainsi les phrases, en les passant à son voisin de droite, jusqu’à ce que chacun retrouve son paysage et le texte des autres, auquel il n’a pas participé.

07092025

Atelier |

Réessayer avec la photo que Lulu m’a donnée il y a quelques années, et les Histoires vraies de Sophie Calle — la photo d’elle toute petite, elle a deux ans, et le fragment « Attendez-moi ». ce qui m’intéresse, c’est la simplicité des textes, et l’inscription quasi systématique de l’âge. Sauf que, pour moi, la photo de Lulu… je n’existais pas.

(Pas le temps d’écrire en ce moment. Faux : écrire des articles pour le journal me prend beaucoup de temps. Et après, je n’ai pas envie d’écrire — cause une espèce de déprime à chaque texte. Comment retrouver l’équilibre et de l’énergie ?)

((Arthenac et la boîte à lire.))

08092025 | peaux – recto

Je n’existais pas. Mais je reconnais le lieu et les personnes. Je les reconnais mal. Je sais qu’il s’agit de mes deux oncles et de ma mère parce que c’est ma grand-mère qui m’a donné la photo. Et qui a dû la prendre. Je ne sais pas exactement quand, mais vraisemblablement à la fin des années 1960, ou au début des années 1970. Une photo de ses enfants au pied du chai. Le chai du grand-père, Omer. — Je n’existe pas. C’est difficile à concevoir, ça, pour les petits. Théa, qui commence juste à reconnaître les lettres de son prénom, ne le conçoit pas quand on lui montre une photo de sa mère au même âge, qu’elle ne reconnaît pas, ou se reconnaissant en elle. Elle dit qu’elle était dans le ventre de maman. — Je ne sais plus quand Lulu m’a donné la photo. Il y a longtemps maintenant. Elle est là, à portée de ma main, dans une envelopper kraft qui m’est adressée, parmi d’autres photos de moi tout petit, dans les bras de maman, de Lulu. Protégée dans une sorte de film translucide. L’étonnant, c’est qu’elle a l’air en bon état. Hormis de légers plis, elle brille. Pourtant, je ne les reconnais pas bien. L’image est granuleuse. Comme une photographie qui aurait pratiquement été prise avec l’appareil de Niepce, du temps où l’image prenait si lentement que, ce qu’on voyait du monde, c’était le monde d’après sous l’empire de la poussière. Les pieds, les jambes, semblent fondus dans le massif, quand les visages, pour des sourires aux regards sans yeux, se sont effacés. (On pense à Henri Michaux, J’ai lavé le visage de ton avenir.) Et sur le film négatif, une image plus lisse ou un étrange ciel étoilé ? La photo s’est-elle détériorée, avec le temps ? ou ce que je vois c’est ce que les enfants, sur la photo, voyaient aussi d’eux à l’époque ? une photo déjà ancienne ? d’autrefois en soi ?

09092025

Structure |

Je me dis que je devrais tenir une sorte de journal. Chaque qu’on y retourne, prendre quelques notes, en vrac.

Hier, j’ai entendu Klara parler de chintok. Et Cédric est intervenu pour la rappeler gentiment à l’ordre. Mais Klara résiste, insiste, et affirme qu’elle est raciste. Cédric ne dit plus rien. Moi non plus, je ne dis rien. Je reste à écrire avec le doigt sur le tableau numérique, je ne sais plus quoi. Mais je pense fortement à Rimbaud et son célèbre On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. — Mais vraiment ? tu crois ça, qu’elle n’est pas sérieuse ? elle parle à Nawal et Assata, et alors ? puisqu’elle te le dit et le répète ?

« Signes, non pour être complet, non pour conjuguer,
mais pour être fidèle à son “transitoire”
Signes pour retrouver le don des langues
la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ?
Écriture directe enfin pour le dévidement des formes
pour le soulagement, le désencombrement des images
dont la place publique-cerveau est en ce temps particulièrement engorgée »

(Henri Michaux, Face aux verrous)

10092025 | peaux – verso

C’est jour de Gerbaude. Lulu prend l’appareil photo de l’oncle Rousseau et rejoint la troupe dans les vignes. Elle fait quelques photos des vendangeurs dans les rangs, sur le tracteur et le tombereau, la hotte sur le dos. Les enfants sont là. Elle, dans le rang, avec sa grand-mère. Le petit au bout de la parcelle, non loin du tracteur. Il joue avec sa cousine et le chien. Ils n’auront pas tenu toute la matinée, cette fois, pour cueillir les raisins. Mais les rangs sont trop longs pour eux. Et le grand tient le choc de la hotte, les allers retours incessants. La journée est belle. On a quitté depuis longtemps les cirés qui protégeaient de la rosée, et quelques gilets. Ils pendent sur des piquets, en bout de rang, comme des peaux. On termine un peu plus tôt que prévu. À midi, c’est fini. Le tombereau est devant le pressoir, La machine tourne dans un bruit assourdissant. Le grand s’assoie sur le vieux timbre contre le mur, pour se reposer. C’est là que Lulu appelle les deux autres pour le rejoindre. Elle fait d’abord de grands signes. Et puis Allez… venez donc à côté. 
Le chai n’existe plus. Tout le corps de bâtiment a été vendu, rénové. Les accès ont été fermé. Un mur a été construit ici, une clôture installée là. L’accès principal à ce qui est aujourd’hui une maison se fait par la porte qui donnait, de l’intérieur du chai, dans le garage, détruit. Une maison de vacances, précisément. La propriétaire réside et travaille ailleurs, en fait, je ne sais où à l’étranger. Elle vient là de temps en temps. Et le plus souvent, la maison reste vide.

11092025

Structure |

Aujourd’hui, Marjolaine est revenue. Elle était en compagnie de sa fille, Julia (pas de cours au collège, cause grève), qui m’a appris que le mot donc était déclassé. Il ne s’agit plus d’une conjonction de coordination, mais d’un adverbe de liaison, indique en effet le Robert en ligne, avec pour preuve : « il peut être déplacé au sein de la phrase ».

Cela dit, le même Robert précise, quant à cette catégorie d’adverbes : « ils fonctionnent comme des conjonctions ».

12092025

Atelier | 13 porte mal/bon/heur

« » Ce souffle d’avant les mots, ce souffle qu’on bredouille, ce souffle qui s’assemble, Sur ces bribes, un mot, un hémistiche, un contexte ou une didascalie, Un chœur d’en amont de ces bribes. Ce bredouillement, dans l’amont qui rejoint la phrase ou fragment de phrase mais qui s’assemble hors de ce qu’on souhaitait pour notre dire, ou tout simplement s’assemble à côté. Mais un chœur à quatre voix. ce souffle rauque d’où vient ce dire.

f           ?

Autant je comprends la démarche de Laure Gauthier, donc, avec l’explication de f — autant je me sens loin de pouvoir la goûter (comme les fruits pas mûrs, acides et fermes) et de m’y essayer. Mais :

« C’est ce que tu ne sais pas dire le hasard », répond Laure Gauthier

— … oui… et c’est surtout qu’il veut se faire prier… allez, c’est bon, on te connait… d’abord tu dis un bon coup que tu sais pas écrire, que même t’as jamais su, t’as pas vraiment appris, et même t’aimes pas ça… et puis après, on sait bien que tu vas essayer… et t’inquiète pas, personne t’en voudras, au contraire…

Ver luisants |

Va savoir d’où sort ce ver luisant des vendanges, sur le tas d’herbes. Mais j’étais content d’en retrouver un dans le jardin. Le seul.

13092025

Archives |

Artistes, mouvements | pratiques, champ de questionnement, problématique | œuvres, auteurs

Je retrouve aujourd’hui, dans un sac en plastique, un ensemble de devoirs et de notes datant de l’année 1997-1998. C’était l’année de mon service militaire et du bac littéraire en parallèle. Les notes des devoirs n’étaient pas exceptionnelles en français et en philosophie. J’étais meilleur en maths et en arts plastiques (mon option et ma spécialité). J’étais surtout appliqué dans mes fiches, mes notes, avec ces tableaux à trois colonnes méthodiquement et proprement remplis. Trop. Avec ces lignes droites, ces codes couleurs, et cette écriture plus proche de celle qu’on trouve dans les livres (le nom m’échappe), bien différente de ma façon d’écrire aujourd’hui, j’ai vraiment dû passer beaucoup de temps à couper-coller en recopiant ce que je lisais.

J’ai tout jeté.

« Attention au bourgeonnement ! Écrire plutôt pour court-circuiter. »

(Henri Michaux, Face aux verrous)

14092025 | recto – débris

« J’attendais un appel téléphonique. Devant la maison, une barque aussi attendait, me pressait. À regret, je mets les pieds dans l’embarcation. » Et voilà, Michaux s’en va sur l’autre rive. Ou bien c’était une île. On ne sait pas, on n’y voit pas avec cette brume. On ne sait pas s’il arrivera. En tout cas, sur les eaux du fleuve, ou de l’océan, pourtant tout juste emporté, il n’a pas entendu l’appel. La tempête n’a pas prévenu. C’est moi qui ai dû répondre. La sonnerie, stridente, insistait. L’appareil en tremblait. Dérangé, j’ai posé mon livre sur les genoux, ou bien il m’est tombé des mains sur la figure, et j’ai décroché. Allô ? — Pitié ! pitié pour les boîtes à lire !

Il y en a de comme ça, ça cache bien son jeu. La plus jolie, l’air de rien, c’était comme les petites cabanes en bordure de plage. De la taille d’un isoloir, mais avec un toit, tout en bois, prête à flotter et vous embarquer. Et un petit cœur découpé dans la porte. Un cœur vide pour un brin de lumière, et des coups d’œil indiscrets inévitables. Sauf que voilà, on croit pouvoir se changer et aller se baigner, mais il suffit d’ouvrir la porte et la cabane se transforme en toilettes. Des toilettes au milieu du village. Des toilettes sur la place publique. Et sèches !

On aimerait tellement que ce soit des boîtes à lyres. Mais il suffit d’ouvrir. Et la cabane du baigneur pour une dalle de métal. Pour une paroi de verre. Caniculaire l’été, glacée, givrée l’hiver. Et la condensation. L’humidité, le vent. La casse. Bouts de verres sur bris de vers. Quand les feuilles froissées s’effritent. Quand le papier replié crépite. Des tas de mots sous les pieds livrés à eux-mêmes. Des tas de livres sur la tête, en proie à la tempête. La cabine pleine. Et pas d’appareil. Restaient quelques indicatifs effacés, Nord et Sud en gros, et à l’envers, en blanc mal lisible, Les nuits du… Mais c’était là, c’était ça l’appareil, non ? Et c’est sans appel, une boîte à l’ire.

(On prend les mêmes et on recommence. On coupe, et on redistribue. On troue, on n’y pense plus. Mais combien de fois faudrait-il faire et défaire l’opération pour être juste ? pour ne plus y penser vraiment ? — Il faudrait aussi effacer deux ou trois choses, ou les biffer, non ?)

« J’attendais un appel téléphonique. Devant la maison, une barque aussi attendait, me pressait. À regret, je mets les pieds dans l’embarcation. »                                            On aimerait tellement que ce soit des boîtes à lyres.                                                         La plus jolie, l’air de rien, c’était comme les petites cabanes en bordure de plage. De la taille d’un isoloir, mais avec un toit, tout en bois, prête à flotter et vous embarquer.                                                                     En tout cas, sur les eaux du fleuve, ou de l’océan, pourtant tout juste emporté, il n’a pas entendu l’appel. La tempête n’a pas prévenu.                                                Et la condensation. L’humidité, le vent. La casse. Bouts de verres sur bris de vers. Quand les feuilles froissées s’effritent.                                                 C’est moi qui ai dû répondre. La sonnerie, stridente, insistait. L’appareil en tremblait.                                                        Et un petit cœur découpé dans la porte. Un cœur vide pour un brin de lumière, et des coups d’œil indiscrets inévitables.                                                Quand le papier replié crépite. Des tas de mots sous les pieds livrés à eux-mêmes. Des tas de livres sur la tête, en proie à la tempête.                                                        Dérangé, j’ai posé mon livre sur les genoux, ou bien il m’est tombé des mains sur la figure, et j’ai décroché.                                                    Et c’est sans appel, une boîte à l’ire.                                                         Il y en a des comme ça, ça cache bien son jeu.                                                           Mais il suffit d’ouvrir. Et la cabane du baigneur pour une dalle de métal. Pour une paroi de verre. Caniculaire l’été, glacée, givrée l’hiver.                                     Et voilà, Michaux s’en va sur l’autre rive. Ou bien c’était une île. On ne sait pas, on n’y voit pas avec cette brume.                                                       Sauf que voilà, on croit pouvoir se changer et aller se baigner, mais il suffit d’ouvrir la porte et la cabane se transforme en toilettes.                                                           La cabine pleine. Et pas d’appareil.                                                         Des toilettes au milieu du village. Des toilettes sur la place publique. Et sèches !                                                                   On ne sait pas s’il arrivera.                                                                                          Restaient quelques indicatifs effacés, Nord et Sud en gros, et à l’envers, en blanc mal lisible, Les nuits du… Mais c’était là, c’était ça l’appareil, non ?                                                                        Allô ? — Pitié ! pitié pour les boîtes à lire !

Et pour le chœur : Imagine-moi…

15092025

1 — et on n’arrive plus à rien ici

2 — Pourquoi tu dis ça ? il faut arriver à quelque chose ?

3 — À quelque chose… comme iel y va !

2 — Eh ! je t’ai parlé.

4 — … répondra pas…

2 — Ah ? et pourquoi ?

3 — Ben… t’as bien entendu : on n’arrive plus à rien.

1 — et rien de rien.

2 — C’est pas une raison pour pas répondre.

4 — … répondra pas… répondra à rien…

2 — Et toi alors ?

3 — Moi, je te dis que c’est pas à quelque chose qu’on arrivera, non, ça on y arrivera jamais, mais à quelqu’un, peut-être…

2 — C’est pas à toi que je parlais, mais à iel.

4 — … moi… ? quelqu’un, peut-être… oui…

2 — Il faut arriver à quelqu’un, c’est ça que vous dites ?

3 — Ou quelque part, peut-être.

4 — … iel peut-être… ici et là peut-être…

1 — et peut-être pas

5 — Imagine-moi.

(En boîte à lire.)

Structure |

Plus envie.

— Arrête. Rien qu’à dire ça, on sait que c’est pas tout à fait vrai. Plus envie, peut-être, mais encore besoin.

16092025 | verso

(On prend les mêmes et on recommence.)

Vérités |

Eh oui, les « tranches de savoir » d’Henri Michaux, si farfelues qu’elles sont parfois — « Faites pondre le coq, la poule parlera. » —, elles avancent aussi quelques vérités, des maximes assez étranges, surprises, mais justement :

« Tout roi fait retour au miroir. » — « Qui laisse une trace, laisse une plaie. » — « L’œil fier s’unit aux montagnes pour les redresser davantage. » — « Le sage trouve l’édredon dans la dalle » — « Qui a ses aises dans le vice, trouvera agitation dans la vertu. » — « L’intelligence, pour comprendre, doit se salir. Avant tout, avant même de se salir, il faut qu’elle soit blessée. » — « C’est ce qui n’est pas homme autour de lui qui rend l’homme humain. » — « Qui cache son fou, meurt sans voix. »

— et on n’arrive plus à rien ici — Pourquoi tu dis ça ? il faut arriver à quelque chose ? — À quelque chose… comme iel y va ! — Eh ! je t’ai parlé.

Oh ! on n’imagine pas quelle éternité prendrait ce dialogue sans nom avant qu’on puisse voir, comme dans les mauvais films, des transitions vides, un de ces plans larges et flottants d’un paysage dans lesquels ils baignent.

— … répondra pas… — Ah ? et pourquoi ? — Ben… t’as bien entendu : on n’arrive plus à rien. — et rien de rien. — C’est pas une raison pour pas répondre. — … répondra pas… répondra à rien… — Et toi alors ?

On apercevrait… une colline… le sommet, la courbure d’une colline… quelques arbres, deux ou trois maisons au loin, avec une barrière… une faible ligne dans le ciel, une traîne nuageuse… et tout cela a l’air de bouger, de tourner, de basculer doucement, de disparaître ici… de réapparaître là, de l’autre côté… et toujours, au sommet de la colline, un chien, ou un loup, court, le tout comme dans un théâtre d’ombres…

— Moi, je te dis que c’est pas à quelque chose qu’on arrivera, non, ça on y arrivera jamais, mais à quelqu’un, peut-être…

— C’est pas à toi que je parlais, mais à iel.

Non, pas comme… le plan aussi bouge, en flottant il dérive, recule, s’élargit… on passe du paysage à son cadre, le cadre en bois du petit théâtre ambulant, celui d’un tableau, d’une photo, d’une diapo… un cadre toujours plus resserré, réduit sur son bois, pour un plan, un paysage toujours plus large… et ce serait le jour ou la nuit dans ce théâtre… ? et ce chien, ou ce loup, qu’on entend courir, haleter… en l’imaginant la langue pendante, sautillante… Les Nuits du chien, y a pas une œuvre qui s’appelle comme ça ?

— … moi… ? quelqu’un, peut-être… oui…

— Il faut arriver à quelqu’un, c’est ça que vous dites ?

— Ou quelque part, peut-être.

— … iel peut-être… ici et là peut-être…

Parfois on entend comme un appel, un nom, mais lequel… ? la voix est si étouffée, comme dans une vieille bande magnétique qu’on écoute et réécoute en tendant l’oreille pour essayer de mieux l’entendre, pour distinguer ce nom fuyant, couvert par des bruits de verre cassé, pilé, de papier froissé… et quelque chose cogne, tombe peut-être… des coups mats.

— et peut-être pas

— Non mais… je comprends mieux, en effet, on arrivera à rien. Ni rien ni personne ni nulle part… vous voulez me faire tourner en bourrique, bande de chiens !

— et comment

— Ah !

— … ah…

— Peut-être, là…

— Quoi ?

— T’as senti ? la vibration ? le glissement ? T’entends comme ça bourdonne encore ? avec ces petits coups au loin ?

— et pas comme

— Rien. Je sens surtout que tu me mènes en bateau.

— … pas bateau… en bâtard…

— Comment… ? Qu’est-ce qu’il me chante lui ?

— Que t’y vois rien. Que tu sais pas. Que tu sens plus rien. Que tu sens le chien.

— … le iench… bâtard…

Et si on tend bien l’oreille, si on arrive à déchirer la gaze vibratile et nasillarde de l’appareil… on entend aussi, en fond, comme des voix d’enfants dans un parc de jeux ou une cour d’école, avec… de petits cris, et… c’est tout un arrière-pays au-delà des quelques arbres, des deux ou trois maisons, de la barrière, en gravitation.

— Voilà qu’iel m’insulte !

— Non, c’est pas le mot, c’est pas ça.

— Et t’appelles ça comment alors ?

— Ben… comme ça justement…

— Comme ça ?

— Oui… comment.

— Quoi ?

— … pas quoi…

— Mais… quoi comment… ? quoi pas quoi… ? c’est vous les bâtards… !

— et comment

Et on n’arrive plus à rien ici… zut… ! j’avais pas prévu qu’ils disparaissent si tôt… on le voit courir le chien, mais on ne sait encore rien ni du pourquoi ni du comment… après… j’aurais dû m’en douter, c’est toujours comme ça avec eux… c’est toujours come ça avec moi aussi : dès que je les entends je m’imagine de ces choses et je me projette si loin dedans que je n’entends plus leurs gueules de loups, je suis déjà ailleurs, en somme… et voilà comment, là, ici, et encore… je me retrouve avec ce chien qui se barre… j’aurais au moins voulu savoir s’il faisait jour ou nuit dans ce théâtre d’ombres… ou si c’est le petit jour ou la tombée de la nuit… en tout cas, c’est toujours entre chien et loup…

Atelier |

Zut ! « Hébergement en maintenance ».

(Demain, cela fera trois semaines, déjà, que Lulu n’est plus. J’ai dit que je devais passer la voir ? Je l’ai bien vue, je lui ai parlé, un peu. Mais elle n’a pas répondu. Elle ne m’a pas vu. Elle n’a vu personne. Et pourtant, on s’est occupé d’elle, on lui a parlé, on lui a tenu la main, on lui a caressé la joue et les cheveux. Mais non. Aucun signe.)

17092025

Fossés |

Hier, il a été question de colère, et d’abord dans la structure — avant de remonter le temps —, et la séance a été particulièrement sourde.

J’en ai retrouvé, totalement par hasard, l’essentiel et comme un contrepoint dans la Grange de Karl. Moins dans son tout petit mot du jour (encore que ce « cyclope robotique », quand je me retrouve devant l’écran, ne va pas si mal) que dans sa lecture du moment :

« Si vous tombez dans un fossé, vous pouvez en sortir, mais une fois que vous glissez d’une falaise abrupte, vous ne pouvez plus reprendre pied dans une nouvelle vie. La seule chose qui peut vous empêcher de tomber, c’est le moment de votre mort. Mais vous devez néanmoins continuer à vivre jusqu’à votre mort, vous n’aviez donc d’autre choix que de continuer à travailler avec diligence pour obtenir votre récompense. »

Atelier | Marcel |

Ça se resserre. — Le texte à partir de l’ancienne photo de famille devrait intégrer les textes de l’année dernière qui te concernent. Et le prochain, en archive projective, aussi. (Mais attendons la suite.)

19092025 | pistes – recto

Chroniques marcelles

Période : 25 août 2026 – 10 août 2027 (26 juillet 2028)

Figures majeures de la période : Lulu Feue, la Meute (collectif), Margot Després, Alice Zheimer, Martial Benoît

Courants esthétiques et idéologiques : écriture à venir/en vain, biographie im-possible, fictioréalisme (à la limite)

Évènement(s) marquant(s) : néant

Évènement(s) manquant(s) : rencontre des descendants de la famille Fissou de Roziers-Saint-Georges et de ceux de la famille Lhéritier de Linards, découverte de la correspondance du père Fissou

Œuvres principales :

- Chroniques marcelles : 350 tomes parus en feuillets, du 25 août 2026 au 9 août 2027, à raison d’un feuillet par jour, sous des formats de papier très divers (cloche, écolier, couronne, coquille, jésus, soleil, petit-aigle, grand monde et univers), et pliés dans tous les formats bibliographiques, de l’in-folio à l’in-libro

- En attendant Marcel, hors-série du 10 août 2027 bouclant la série, est d’abord paru sur la Toile comme un parcours numérique interactif personnel, avant sa publication papier au terme de 350 jours, le 26 juillet 2028, en 350 livres, éditions de parcours originaux de lecteurs ayant remportés le concours de lecture

Épicentre(s) géographique(s) : Chez Servant, Flérac, Chez Laheux (voire Chez Gâtineau)

Bibliographie scientifique : Vies du petit Marcel, 350 jours et des poussières (toujours), Les Sans-Marcel, Pour un Marcel de poche, Les Enfants du bloc, Le grand j/e, Vivre à l’inconnu

21092025 | pistes – verso

des Chroniques marcelles comme des histoires de vies sans lendemains, jour après jour

et ce serait ça, une sorte d’éclaté par tranches de vies, vécues par l’un, par l’autre, l’ensemble constituant les éléments épars d’une vie aussi réelle qu’elle est imaginaire, fictieuse ?

aime explorer de fausses pistes, en utilisant l’intelligence artificielle au besoin (le Chat Noir, exclusivement), entre style expérimental, inspiré de l’Oulipo (comme La Vie mode d’emploi de Perec) — contenu possible : chaque chapitre suit une contrainte différente (ex. : n’utiliser que des mots commençant par M, écrire à la manière de Marcel Aymé, etc.) ; les personnages s’appellent tous Marcel ou Marcelle, mais changent d’identité à chaque récit ; thèmes : le jeu avec le langage, l’identité fluide (exemple de chapitre : « Marcel mange des macarons en musique » – un texte où chaque phrase commence par un M

à la recherche de cette journée qui, enfin, verra la nuit tomber sur les jours sans fin

sur les traces des Disparus de Daniel Mendelsohn « chaque culture, chaque auteur, raconte des histoires de manière différente, et chaque style narratif ouvre, pour les autres narrateurs d’histoires, des possibilités dont il n’aurait, sinon, pas même rêvé

quand la petite Lulu, jusqu’à présent prête-corps et porte-voix insoupçonnés (avec le chien, quand Marcel veut communiquer avec elle), apprend l’existence de ce frère bien après, bien trop tard, presque par hasard, comment imaginer la façon dont la quête sans fin s’incarne au plus profond de soi

et style non-fiction littéraire, comme les chroniques de Joseph Roth ou Annie Ernauxcontenu possible : des portraits de personnes prénommées Marcel/le : un boulanger, une militante, un enfant transgenre… ; des lieux marceliens : la rue Marcel-Sembat à Paris, un café nommé Chez Marcel à Marseille… ; thèmes : la diversité des vies derrière un prénom, la trace des anonymes dans l’Histoire

dans chacune d’elle, à un moment donné, une phrase, une formule, un mot, une image, avec ce ton si étrangement oratoire pour ce jour qui ne viendra pas

le nœud gordien, ce sont ces lettres : ces lettres que le père Fissou, l’arrière-grand-père, aurait adressées à ses frères et à sa sœur aînés ; ces lettres où il leur raconterait ce qu’il s’est passé les jours précédents la mort du « petit » ; ces lettres où il reviendrait aussi sur ses conditions de vie en tant que jeune soldat, des années après l’occupation de la Rhénanie ; mais ces lettres dont on ne sait au fond rien de mieux que le conditionnel de ces récits qu’elles contiendraient, puisqu’on n’est toujours pas sûr qu’elles existent

genre d’endroit si ordinaire que peu de gens auraient jugé qu’il valait la peine qu’on écrivît à son sujet, jusqu’à ce que cet endroit et tous les autres comme lui fussent sur le point d’être effacés » : ainsi en va-t-il de chaque lieu, zone, espace, que chaque chronique essaie, autant que possible, de décrire, à défaut de circonscrire

du portrait de famille qui ouvre la série, il ne sera plus question, et l’on perdra le fil de l’histoire, s’il y en a un, qui la relie avec toutes les autres ; et pourtant : le grain de l’image, si l’on veut, semble traverser l’œuvre, de chronique en chronique ; ou plutôt, c’est comme si chacune d’elle reconstituait un monde tiré de cette image égrenée comme l’est, peut-être, la ceinture d’astéroïdes en gravitation autour du soleil — quand l’un d’eux finit, allez savoir pourquoi, par décrocher de son orbite et finir, par le plus grand des hasards, en étoile filante dissoute dans notre atmosphère : de la famille, des frère et sœur, du regard d’une mère, du soleil et de l’ombre, le mur troué, la fenêtre à l’égal d’une porte, la croix, le pied de vigne en constellation, la masse végétale écumeuse, la nuit et la mer, des trous, pieds et mains mutants, les yeux vides, leur sourire

24092025 | vertiges

Atelier |

Il a bien fallu deux, peut-être même trois journées. Les fragments se sont égrenés, avec l’aide de la photo et la lecture de de Mendelsohn.

(L’idée d’organiser un ensemble de textes, déjà écrits, me semble plus terrible que celle de les écrire. Un effet semblable à celui que je peux éprouver à l’idée de rédiger un texte à partir des notes déjà prises, mais avec moins d’intensité.)

Énergie |

Il fut un temps où j’aurais préféré regarder Le Vieux fusil, avec Noiret et Romy Schneider, au Jason Bourne en Matt Damon. Mais pas cette fois. Un souci d’économie d’énergie dans le besoin d’identification ?

« il y a tant de choses que vous ne voyez pas vraiment, préoccupé comme vous l’êtes de vivre tout simplement ; tant de choses que vous ne remarquez pas, jusqu’au moment où, soudain, pour une raison quelconque — vous ressemblez à quelqu’un qui est mort depuis longtemps »

(Les Disparus, Daniel Mendelsohn)

Atelier |

0. (ça continue)

  1. lancer d’abord la musique, et pourquoi pas la compilation Trip-Hop Classics ?
  2. faire de la place sur le bureau
  3. au préalable, glisser le dossier sur le bureau (de la machine) et lancer les impressions
  4. (finir de ranger les disques — même s’il s’agit d’une distraction inutile, mais il s’agit aussi de reculer, devant l’obstacle, pour mieux sauter, plonger)
  5. place nette sur le bureau, mais toujours cette tentation de conserver deux ou trois livres — histoire de s’accrocher u cas où l’on glisserait, tomberait ? et alors quoi faire du Marteau sans maître, déjà sorti l’autre jour de la bibliothèque sans même l’avoir encore consulté ?
  6. il faudra certainement revoir le titre
  7. — stopper cette liste et se mettre au travail —
  8. les textes imprimés, dans l’ordre chronologique de leur écriture, on essaiera de les reclasser, ce qui devrait nécessiter (dans mon esprit, pour l’instant ; la pratique devrait changer bien des choses ; peut-être les renversera-t-elle) le travail suivant :
    • se souvenir d’abord de la fin du Vœu de chasteté du Dogma95, et la comprendre : « Je ne suis plus un artiste. Je jure de m’abstenir de créer une “œuvre”, car je vois l’instant comme plus important que la totalité. Mon but suprême est de faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les moyens disponibles et au prix de mon bon goût et de toute considération esthétique. » — ainsi soit-il
    • alors, lire le début de chaque texte
    • (essayer de les lire en entier)
    • attribuer un mot-clef (pas un titre), deux ou trois (mais pas plus)
    • rebattre le jeu de l’ensemble textuel en fonction de ces mots
    • donc, créer une sorte de texte en devenir avec la nouvelle combinaison des mots-clefs
      • problème : faut-il faire la même chose pour les quatre ensemble textuels (issus de quatre dossiers), indépendamment les uns des autres — ou faut-il réagencer le tout, créer une grande chaîne de mots-clefs, quel que soit l’ensemble d’où chaque texte provient ?
      • problème annexe : les notes qui enveloppent chacun des textes, dans lesquelles, par lesquelles, ils se sont écrits — ces notes en forme de nids —, faudra-t-il les intégrer dans leur ordre chronologique, ou dans l’ordre de la combinaison finale ?
      • (et faut-il les intégrer à l’ensemble tout court ?)
    • — avant tout, prendre une bonne douche, et aller acheter du pain (j’ai déjà faim) —
    • à chaque mot-clef, un Post-it de façon à faire, défaire, refaire à loisir les mille et une combinaisons possibles de l’ensemble (possibles en théorie, mais il n’en existe qu’une en pratique : laquelle ?)
  9. et quoi après ?
  10. (ça continue)
  11. la méthode, peut-être pour comprendre qu’il n’y en a pas, mais pour le savoir, il faut s’y intéresser — la méthode ? on ne va quand même pas relire Descartes ! — si, tu peux, si ça te permet de sortir de cette liste et pense que cette lecture fait partie du travail
  12. et justement, quoi lire en parallèle ?
  13. et si ça ne marche ? — surtout, ne pas trop y croire : ne pas croire que ça va fonctionner comme sur des roulettes, mais croire encore moins que ça ne fonctionnera pas
  14. (repenser au Vœu de chasteté du Dogma95)
  15. surtout, sortir, de temps en temps, dans le jardin, aller caresser le chat (si on en a un, pas moi), jouer avec le chien (si on en a un, pas moi), embrasser un arbre (même mort), crier sa haine et son dégoût de l’écriture, et rentrer s’y remettre
  16. se reposer sur quelques livres
  17. — prendre le temps d’un bon goûter aussi, il faut savoir retrouver des forces le plus simplement du monde, avec une tartine de pain beurré et de la confiture —
  18. tiens, pour commencer (façon de parler) pense à Olivia Rosenthal : « Si on ne se trompe pas en écrivant ou si l’écriture ne déplace pas à mesure ce qu’on avait prévu d’écrire, c’est qu’on est devenu une machine. »
  19. (— une bonne douche aussi, ça détend —)
  20. surtout, ne pas croire qu’on fera, seul, fonctionner la chose : ça marche/ça ne marche pas : laisser le lecteur, pour lui-même (pas dans l’absolu, avec l’idée tordue qu’on s’en fait parce qu’on aurait été à bonne école, universitaire, de critique littéraire, objective autant que possible), en décider
  21. (ne jamais rien attendre en retour)
  22. et puis tiens, aussi, écoute f : « Vertige ? C’est le but. Avancer en cassant derrière soi. On écrit, on numérote, on recommence. Pas besoin de lien entre ce qui s’écrit, et le passage qui précède. Ça rate, ça patine ? On numérote, on passe. » — avec ça, t’as presque pas besoin de toucher à quoi que ce soit, même ton réagencement combinatoire est peut-être plus artificiel que les textes tels qu’ils sont apparus quand ils sont apparus au milieu d’un fatras de notes aussi complémentaires que contradictoires, aussi utiles que futiles, aussi réussies que ratées
  23. alors on fait quoi ?
  24. finis ton café, les impressions sont bientôt terminées, et arrête de poser des questions, tu ne fais que retarder l’échéance
    • dans mon esprit, les notes se suivent dans l’ordre chronologique, on voit ainsi l’évolution d’un texte qui, pourtant, au final, suit une autre logique, une logique de mots-clefs qui n’apparaissent nulle part ailleurs que sur les Post-it voués à disparaître, une logique de noms écrits sous l’empire du non-dit
      • (rien compris ! — quelqu’un a compris ? — ça veut dire qu’on va faire quoi ?)
      • (ça continue)
    • et on colle ça sur quoi ? le bureau ? le mur ? un tableau, mais j’en n’ai pas ?
    • l’écran, histoire que tu ne sois pas tenté de te distraire ?
    • (ou histoire d’arrêter d’écrire, ou, plutôt, de commencer à écrire sans clavier, sans stylo ou crayon : sans écriture quoi)
  25. ah le retard, écrire, mais toujours avec un temps de retard
  26. — d’ailleurs, c’est l’heure d’aller marcher, c’est bien aussi, la marche —
  27. la méthode, je crois surtout qu’il s’agit d’une question de rythme, de cadence dans le travail, sans retard donc, sauf s’il est régulier, sauf s’il génère un autre rythme, une autre mesure, un troisième temps disons
  28. c’est bien beau tout ça mais, on est où exactement ?
  29. Comme un retour à mes notes numérotées de jadis. La dernière date du 29 mars 2024, c’était le numéro 218. — Après, le système de notes s’est libéré des nombres, du compte implacable. Mais il s’est inscrit sous la date. — Une date, cela dit, placée à l’ombre du nombre, le jour, le mois et l’année enchaînés sans signe typographique les distinguant. — Une note dans le plein de cette écriture qui reste encore à venir, mais sans plus rien noter.
  30. en plus les impressions se sont arrêtées, qui va remettre des feuilles ?
  31. ah ! La Maison des Feuilles, voilà de quoi lire en parallèle
  32. ah non ! pas celui-ci ! parce que franchement, puisque personne n’a lu cette œuvre, apparemment, des feuilles, dedans, quelle gaspillage ! si vous voyiez le nombre de feuilles vides, par endroits, à croire que c’est l’encre qui a manqué ! si vous voyiez toutes ces pages avec deux ou trois lignes, même pas des phrases, tout en bas, et d’autres où quelques mots semblent flotter, comme ça, pour rien, décrochés qu’ils sont de leur phrase commencée, quoi, quelques pages en amont, et qui se terminera quelques pages plus loin, toutes plus vides les unes que les autres !
  33. (rabat-joie)
  34. et tenez, regardez, puisqu’au fond ce qui s’appelle lire ne peut plus vraiment s’appeler comme ça, voyez, là, page 218, en tout cas sur mon édition, là, ces trois mots, et c’est déjà presque trop, trois en colonne : « debout / au / milieu »
  35. eh ! tout reste à faire, à chaque instant
  36. (tu vois ça comme ça toi — oh, moi, tu sais)
  37. faut le dire si je vous ennuie avec mes questions, mais ça ne me dit pas où on en est, histoire de faire le point et de réfléchir à ce qu’on peut vraiment faire
  38. (mais puisqu’on lui dit qu’il n’y a plus rien à faire, tout est déjà écrit, si j’ai bien compris, c’est bien ça ? j’ai bien compris)
  39. — bientôt minuit, il serait peut-être temps d’aller se coucher, non ? — ah oui ! c’est bien aussi, le sommeil, surtout si on a beaucoup marché —
  40. (et ça continue)

25092025

Je regarde un animé — j’en suis resté au film d’animation — qui me met en colère. Le sujet de l’histoire n’est pas simple, les images sont plaisantes, graphiquement et dans leur montage. Et certains passages me mettent en colère — en particulier celui qui me rappellent la façon dont les « migrants » en Russie, en Biélorussie, ont été envoyés par camions, et « lâchés », pour rejoindre la frontière d’un pays balte, de la Pologne, de l’Union européenne, c’était l’hiver, et la frontière était fermée, grillagée, barbelée, et ils ont erré sur le chemin. Et il y avait cette espèce de colère. Avec cette idée que l’écran, le film, est une sorte de miroir sans tain derrière lequel on voit bien des choses du monde, en général. Mais aussi, le miroir même devant lequel on aperçoit, amplifié, déformé, retourné, l’envers du décor, de la colère en soi.

26092025

Fossés |

Où il a surtout été question de lointaines chutes, du souvenir qu’on en garde avant, et de ce que les autres en ont dit comme seuls souvenirs pour l’après. On se souvient donc du jeu, des récits, la chute en point de bascule ou relais.

(Va savoir pourquoi, dans les toilettes des Fossés c’était si lumineux, j’ai pris une photo. Mais malheureusement, elle ne correspond pas à ce que j’ai vu — à moins de la retravailler avec la machine —, ou à ce que j’ai ressenti. C’est vrai qu’il faisait bon.)

Bricolo | Rigolo |

Un jour, d’un coup de dents, le lapin a coupé net le fil électrique de la guirlande. Fini les petites lumières des boules de coton tissé. — Pas d’un seul coup de dents, il en a donné plusieurs à différents endroits du fil, et en aura certainement donné plusieurs aussi là où le fil a fini par lâcher, juste au niveau de la fiche qui s’encastre dans l’adaptateur électrique. Mais je raconte une histoire, je ne décris pas ce qui s’est réellement passé. D’autant que je n’étais pas là à observer le lapin. — Un autre jour, je décide de réparer le fil. Le temps trouver les mots-clefs me permettant de commander le bon connecteur électrique, estampillé « 12V / 24V DC Mâle Femelle Connecteurs 2.1 X 5.5 mm DC Alimentation Fiche Prise Adaptateur Presse Type Borne Connecteur… », je me retrouve surtout idiot devant le fil coupé, dénudé à l’aide d’une pointe de couteau précautionneusement (il y a assez du lapin), en me demandant quel est celui qui se connecter à la borne positive (bouton pression rouge), et quel autre à la borne négative (bouton noir). Car la gaine du fil électrique est transparente. Aucun code couleur. Donc, soit je tente ma chance à cinquante-cinquante, au risque de griller la cinquantaine de lampes LED, soit je demande conseil. J’ai le temps, j’appelle mon père, je vais chez Milou, et en moins de cinquante secondes, je sais quel fil relève du positif, quel autre du négatif, grâce à un petit testeur simple d’utilisation : la pointe rouge sur un fil, la noire sur l’autre, le pouce sur le bouton : ça ne sonne pas, c’est l’inverse, ça sonne (un bip continu), le courant passe. Et voilà. Les fils dans les trous, la fiche dans la borne, l’adaptateur dans la prise, l’interrupteur fermé : la lumière est revenue. Ça n’éclaire pas vraiment, mais c’est joli ces nuances de violet, rouge, rose et blanc, sur le mur.

27092025

Je croyais en avoir terminé, mais peut-être pas encore — d’ailleurs, en fait, ça n’en finit pas (pas encore, pas maintenant, même si ça arrivera, et sûrement plus tôt que prévu — mais c’est toujours trop tôt, jusqu’au bout, même quand on sait qu’on y est, au bout du bout : quand on le sent). C’est surtout Mendelsohn et ses Disparus, au sujet de ce mot d’Énée, dans l’Énéide de Virgile : sunt lacrima rerum :

« Dans mon esprit, cette phrase en latin est devenue une sorte de légende expliquant ces distances infranchissables créés par le temps. Ils y avaient été et nous non. Il y a des larmes dans les choses. Mais nous pleurons tous pour différentes raisons. »

04102025

(Oui, ben… je sais pas, j’ai laissé couler…)

Daniel Mendelsohn rapportant cette idée de Froma Zeitlin : « que vous envisagez la complexité comme le problème et non comme la solution. »

(en même temps… je viens juste de jeter un œil au manuscrit, je ne l’avais pas ouvert jusqu’à présent, j’ai glissé plus de languettes à mots-clefs dans Les Disparus… pour le reste, au quotidien, au travail… ce n’est pas qu’il n’y a rien à dire, surtout après la « formation » employeurs/employés lundi dernier, ou le concert des Pelles à gratter hier soir à la médiathèque, c’est que je n’ai rien à dire…)

Et en même temps, c’est faux. Ce qui m’a occupé, dans le manuscrit, c’est d’y ajouter les dernières chroniques sur Marcel. Et puis cette voix, qui voudrait expliquer de quoi il s’agit, mais n’y parvient pas vraiment. — Et pourquoi ce besoin d’expliquer ? Et pourquoi cette façon de déjouer l’explication ? Pourquoi ce double bind ? Une façon d’écrire l’urgence ? — Ah ! en laissant couler ?

08102025

Atelier |

Finalement, non.

Rien de plus. Je me dis que la poésie, le poème en ciel ouvert de la prose avec Laura Vazquez : impossible. Pas assez de force. D’autant que je ne vois pas où f veut en venir : « si le recto c’est la séquence narrative, lieu et contexte, qui appelle la lecture du poème et qui après lui reprend, le verso sera ce poème lui-même. » Enfin… non, c’est sûrement la consigne la plus claire. Mais aussi la plus large, la plus libre. Consigne à ciel ouvert. Vraiment, je fatigue. Pas moyen de suivre dans toutes les directions. Pas moyen de rayonner. En tout cas, ça me fait penser à Dante, la Vita Nova, entre prose et poésie.

(Et, aussi René Char, Moulin Premier, mais pour retrouver, peut-être, par où commencer : « Vivant des globes. L’ambition enfantine du poète est de devenir un vivant de l’espace. À rebours de sa propre destination. Sa première opération poétique : subir son invasion, combiner ses émois, ses plaisirs amoureux en deçà des excréments dissimulés de leur objet, se soustraire aux amnisties de droit divin, se démanteler sans se détruire. »)

|| En attendant le déluge |

On devrait plus souvent se promener dans le lit des rivières. Aujourd’hui, j’y ai aperçu des chevreuils furtifs, des oiseaux fantômes, j’ai entendu des insectes volants et des craquements. L’herbe et certaines plantes s’étaient installées par endroits. Les pierres, les cailloux, le gravier et les grains de sable étaient de sortie. Les feuilles mortes commençaient à déployer leur couverture. Mais j’ai surtout croisé des blocs de pierre. Des ruines d’anciens murs. Plantées là, dans la grave. Couverts de mousses. J’ai cru d’abord qu’ils étaient assoupis, qu’ils étaient là pour se reposer. Mais non. Les ruines, en fait — c’est ce que j’ai compris sur le chemin du retour —, viennent dans le lit des rivières pour mourir. Elles trouvent un endroit, s’y échouent, et, peu à peu, elles s’enfoncent, s’enveloppant dans un tapis de mousse, en attendant la dissolution. Le retour de l’eau. Car les ruines ne sont pas destinées, comme nous, au ciel, dans nos rêves, ou à la terre. Mais à l’eau. Noé ne dirait pas le contraire. Et, la rivière à sec, dans le lit de laquelle je marchais, je me suis dit que le déluge ne serait pas de trop. ||

10102025

Marcel |

J’accumule les Post-it sur le manuscrit, si c’en est un, quelques mots-clefs sur un petit carré de papier, chacun d’eux valant une espèce de relevé. J’ajoute quelques textes anciens, tournant autour du même pot. J’écris de nouveaux textes tournant autour d’eux, essayant de prendre en écharpe tout ce qui se joue dans l’ensemble si hétéroclite, peut-être incohérent, manière de distinguer, ou créer de façon artificielle, la cohérence, une certaine homogénéité, au moins dans la forme. — Et je me demande bien ce que je fais, où je vais en venir, sur ces chemins qui ne mènent nulle part. Et qui y mènent d’autant moins — ou plus, je ne sais comment on rebondit sur la double négation — que le meilleur de ce travail se trouve, peut-être, dans le livre que peuvent constituer les notes délaissées.

(Avec, moi qui cherche à reconstituer ton histoire, ou à t’en prêter des possibles — quelle drôle d’idée sentimentale ! —, ces mots terribles des Disparus de Daniel Mendelsohn :

« Les morts n’ont pas besoin d’histoires : c’est le fantasme des vivants qui, à la différence des morts, se sentent coupables. […] C’est bien nous, les vivants, qui avons besoin des détails, des histoires, parce que ce dont les morts ne se soucient plus, les simples fragments, une image qui ne sera jamais complète, rendra fous les vivants. Littéralement fous. »

De quoi démoraliser. Mais l’idée permet surtout, je crois, de remettre sur le métier, en deçà de toute histoire, tout récit, la question de la narration, de ses formes. De comment raconter — « éternel conflit entre ce qui s’est passé et le récit de ce qui s’est passé ». Ça doit être ce que je cherche à savoir dans mes petits relevés et mes derniers ajouts, si vains et confus soient-ils — mais peut-être faut-il en passer par là, par ce conflit ?)

Atelier | bancal |

À défaut d’un ultime texte, ce que dit Laura Vazquez de son travail, de ses propres forces (une toute petite partie de Laura Vazquez | Bookmakers – ARTE Radio Podcasts sur YouTube) — d’autant plus utile qu’on trouvera là un peu d’énergie, de quoi redonner de l’élan, de l’allant :

« Donc j’écris un livre… je le relis et je le réécris et puis je le relis et je le réécris et puis je le relis et je le réécris et puis je le relis et je le réécris, beaucoup beaucoup de fois, jusqu’au moment où je me suis dit euh… je crois que c’est fini parce que, je commençais à corriger, pour moi, et plus pour le texte, j’étais allée au bout de la manière dont je pouvais, aider, ce texte à être lui-même, et, si j’avais continué, ce que j’étais très tentée de faire, eh bien je l’aurais déformé, j’ai la sensation que ça tient, mais je me dis cette structure euh… elle est un peu, bizarre, peut-être que je pourrais l’arranger la rendre encore plus claire, plus intelligible, lui enlever un peu de son mystère mais pour la maîtriser mieux, et ça c’est très dangereux, parce que j’enlève, au texte, au livre, quelque chose qui me dépasse, et qui est peut-être un peu maladroit hein, qui est peut-être un peu bancal, mais c’est pas grave, c’est vraiment euh… ce que je cherche, cette chose qui existe, comme par elle-même et, mon rôle c’est de faire de mon mieux pour qu’elle existe par elle-même, si je compare ça à un animal, ou à une plante, lui laisser avoir sa sauvagerie, sa violence, sa douceur, euh… tout faire pour que cet être-là se sente complètement libre. »

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

31 commentaires à propos de “#recto-verso #01 à #15 & #PS | Bancal”

  1. J’aime beaucoup cette structure… déstructurée. Journal d’écriture ? Journal de pensées d’écriture ? Et la proposition de f devient une illustration… Hâte de te suivre.

    • Journal, oui, mais en vrai faux certainement. — J’ai pris ce pli depuis quelque temps, mais à l’ouvrir à la lecture, on risque d’amplifier et déformer la chose. Un peu comme le phénomène dont j’ai oublié le nom, en physique, où les moyens techniques d’observation des atomes modifient leur comportement, et dérange ce qu’on voudrait vraiment observer. — Mais bon, si je prends au sérieux l’écriture, c’est plus comme un gamin dans son jeu, gratuitement, pas en scientifique en attente de résultats (par les temps qui courent). — Merci Jean-Luc.

    • Merci Clarence. — Toujours aussi courageuse pour affronter mon verbiage. En allant à l’essentiel j’espère. — Et pourtant j’essaie de faire court… — Au plaisir de te lire aussi.

  2. J’aime vraiment cette idée du journal qui se glisse entre les textes, et le trouble que cela crée : où est le vrai, où se cache la fiction ?
    Hâte de lire les prochains !

    • Et pourtant, j’aimerais bien un jour en finir avec la forme éclatée du journal, produire un récit qui file de A à Z sans avoir besoin de relever la tête et de penser tout haut les choses les plus contradictoires. Mais bon, on verra à la fin comment ce journal se replie dans ce récit imaginaire. — Merci Philippe.

    • Inspirant : pourvu que ça dure. Le problème du multipiste, c’est de finir par se perdre. Affaire à suivre. — Merci Catherine.

      • Intro méthode :
        Je reviens écrire dans le fil de mon commentaire de l’autre jour, c’est moins dispersant — pour moi — car si j’aime les textes à la suite, les commentaires éparpillés me perdent. Ainsi on suivra ici le fil de mes réactions aux lectures dans tes terres, et cette fois le battage et la poussière en sont une métaphore si forte ! j’aime l’intime partagé dans lequel t’entraîne l’été 2025 – ouvertures multipistes ne sont pas raison de se perdre, la carte que l’ensemble (risque) de dessiner au fur et à mesure a la sensibilité des cartes : échelles et nom de lieu, chemin vicinal ou départementale — et comme on s’inquiète pour Marcel par ici, enfant prodige enfant voltige, ou petit mort trop tôt perdu… surtout ne répond pas, il vit pour nous dans tes mots pour lui.

  3. on court et on vole avec toi, c’est léger, c’est facile c’est l’été, tu nous entraîne à ce stade de la nuit où les couleurs n’existent plus mais où tout est possible
    en tout cas moi je me faufile et je recommence au début pour éviter de me perdre
    salut Will

    • Léger, facile, estival en faufilade (ça ne se dit pas ?) : je prends le compliment. Après, c’est du côté lecture. Côté écriture, je trouve parfois que c’est de l’artillerie lourde et datée. (Ah, comme on n’est jamais satisfait de ce côté-là.) Après, je peux encore alléger avec un peu moins de fragments. J’ai dû trop pratiquer d’ateliers d’écriture. (Et je n’ai pas assez lu de haïkus, et Ugo, et de murmures.) — Ravi de te voir passer là. (Et de pouvoir te lire bientôt, il y a quelques jours tu n’apparaissais pas.)

  4. Mystérieux. Le petit Marcel dans la machine ? Le rythme qui brasse le tout.
    Beaucoup aimé. Merci

    • Le petit Marcel dans la machine… je vais réfléchir à la chose. Pour le rythme, ce n’est pas moi, c’est l’atelier en lui-même. Si je veux suivre, pas le choix. Moi qui aime prendre le temps d’une semaine en général… — Merci Louise.

  5. « Moi qui aime prendre le temps d’une semaine en général…  » en trois jours c’est déjà fort fort riche, avec une envie de relire et relire, ces interpellations , questions sans réponse, faux jugements et vraies apparences ou apparitions… bref… pour faire court… c’est bon de lire ces mots.

    • Voilà, je prends enfin le temps de répondre. Au bout d’une semaine, ou presque… Merci Eve, ça m’encourage à tenir le rythme, et je viens de reprendre du retard. Ca doit être ça, décidément, qui fait que je tiens. Comme un coureur en queue de peloton qui essaie d’arriver dans les temps.

  6. J’adore la prétérition du petit Marcel en fin de #05 (la figure de style et puis le texte). La version officielle me fait penser à un texte très bref de Dhôtel : Une Histoire sentimentale… L’as-tu lu ? Elle a un vers de René Char en 4e de couv’ : On a jeté de la vitesse dans quelque chose qui ne le supportait pas.
    Sinon, j’espère bien que tu vas livrer la suite, journal compris.
    Et aussi : tu es officiellement un personnage de Cinq Séquences. J’y cite un de tes commentaires. si tu veux un nom de personnage, parle maintenant ou bien tais-toi à jamais.

    • Le « petit Marcel en fin de #05 » : j’ai eu beau chercher, je ne voyais pas. Mais tu veux parler du supplément hors texte, j’imagine ? — Et voilà comment le texte n’est jamais aussi vivant qu’en dehors de lui-même, du moins en dehors du texte « officiel » lié à la consigne. Un peu comme le gros et le meilleur travail d’une analyse, du genre psy, se réalise entre les séances (qui ne servent qu’à les amorcer ou désamorcer) ?
      Le journal, je m’y emploie. Mais je sens quelques signes de fatigue en plus des obstacles.
      Parler maintenant, comme tu le vois, ce n’est pas mon style. Mais à jamais non plus. En fin de semaine, ça suffit. J’ai le rythme hebdomadaire. Même si je tiens le journal chaque jour (à peu près).

      • La psychanalyse, c’est dans le couloir qui sépare le divan de la porte du cabinet que ça se passe…

  7. On dit souvent en dramaturgie « show ! don’t tell » (montrez, ne racontez pas). Je trouve que c’est exactement ce qui se dégage de ces textes. On y voit toute la matière vécue. C’est très cinématographique.

    • Oui. je me dis aussi qu’ « un bon dessin vaut mieux qu’un long discours ». La faute aux adjectifs et superlatifs. Quand c’est beau ou laid, autant en décrire le dispositif, la scène, le jeu. En tout cas, j’essaie. — Merci Léa.

  8. Je suis admirative. Écrire par le menu tous les détails d’un instant. J’en suis bien incapable. Ça me fascine cette propension à rester comme en arrêt sur un présent, comme au ralenti. Je le ressens comme un travail sur le Temps. J’ai aussi beaucoup aimé les leçons de conduite et leur trace

    • C’est peut-être parce que chaque détail est un instant à part entière qui fait évoluer l’instant d’ensemble. Ca me fait penser au passage de 2001 l’odyssée de l’espace, vers la fin, la traversée de l’univers que Kubrick décline dans des visions de couleurs et de vapeurs étranges. Un même instant découpé en micro-instants isolés. — Bref ! merci Louise.

  9. Me perdre dans la logique soutenue de vos abstractions, clarté de votre structure fragmentée, faire frire les ailes de papillons, des ailes frites, des ailes bouillantes, des fricassées, laisser parler les chiens de leur nourriture de leurs appétences, raconter avec délicatesse le vol d’Un
    des papillons, tirant sur le noir, se pose sur un grand chardon en fleur, à hauteur d’homme. Deux fois, trois, quatre, sous le soleil, ouvrir et refermer ses ailes à pupilles bleu ciel cerclées de noir.
    Déguster une tartine de pain, beurre et chocolat.
    Je suis admirative. Merci infiniment.

    • « Chocolat », dans le titre, c’est aussi la façon de dire qu’on n’y a pas eu droit, quand on est « chocolat »… la faute au chien de passage… — Le papillon, c’est un grand nègre des bois, dit aussi dryade. Les chardons : cirse des rives, cirse des champs, chardon aux ânes ou cabaret des oiseaux. Rien que pour les noms on voudrait devenir entomologiste et botaniste. — Merci d’être venu lire Martine.

  10. J’avais loupé ta vie de chien. C’est drôle, j’ai demandé à un ami russophone de me préciser si on disait ça comme ça : une vie de chien, ou un travail de chien pour la #4. J’aime toujours bien l’idée que nous aboyons en écho à cette caravane de l’été. Au-delà, j’ai bien ri. Heureusement parce que les passages ailleurs sur les médocs, l’hôpital… copieusement angoissants. je fais ce qui m’horripile qu’on fasse avec mes textes : je t’associe au personnage. N’empêche. Les traces de pieds rouges, brrrr

    • Autant je me souviens assez bien de ce que j’ai pu écrire sur ma vie de chien, autant je me souviens à peine avoir mis le nez dans mon armoire à pharmacie et les pieds dans l’hôpital. — A croire que je préfère rire avec toi. — J’ai parlé, jadis de mes problèmes de pieds, rendus violets par je ne sais potion pour cueillir définitivement quelques champignons tenaces entre les orteils. Si ça t’intéresse pour ton (mon ?) personnage…

    • Caché par Lulu, oui, d’une certaine manière. En tout cas il est là, au cœur de cette réflexion sur la combinaison des textes, des notes, des mots-clefs. Ca le concerne directement, avec les ateliers qui lui ont été consacrés l’année dernière, et les quelques textes du présent atelier. — Affaire à suivre. — Merci Louise pour ce retour amical.