autobiographie #02 | les gens autour et ailleurs

On l’appelle l’Ermite, entre gens de la place. L’Ermite, corps légèrement voûté, mains croisées dans le dos, fait les cent pas en attendant qu’ouvre le Petit square ou la cave à vin, en face. Parfois le matin, à huit heures déjà, assis sur le banc de pierre, il croise ses longues jambes et demeure pensif. La vitrine du magasin d’artisanat lui renvoie son image qu’il étudie, sérieux, interrogateur. Attablé de longue à l’un ou l’autre café, par temps clair ou par jour de froidure ou de pluie, à l’abri de l’auvent. Parfois accompagné. D’un clochard avec lequel passer un moment. Un habitué du centre d’accueil tout près avec qui partager le café le matin, l’après-midi, le soir. De temps à autre, une femme. Et toujours des discussions à voix basse, un discours incompréhensible de loin, au rythme lent, qui prend son temps, les yeux dans les yeux de son interlocuteur, penché vers l’autre. L’Ermite. Philosophe du quotidien, jouisseur du temps qui passe, observateur de la rue, de la place. Avec toujours un regard vers le passant, la tête qui se redresse, et son sourire des yeux.

Blonde éternelle à sept heures du matin, protégée par une vitre depuis trente ans, un sourire rouge parfois éteint sur les lèvres. A votre arrivée, elle disposait les viennoiseries,  friands et autres fougasses derrière le comptoir transparent. Vous attendiez son regard vers vous. Un jour, ayant osé lui demander l’autorisation de photographier les pains derrière elle – une gamme de miches, de baguettes, de meules, plus ou moins dorés, cuits, croustillants – vous aviez entendu le son de sa voix dans d’autres mots que ceux de l’habitude. Il y perçait de l’interrogation, de l’intérêt, de la gratitude. « Mais sans moi sur la photo. » Vous l’appeliez la boulangère, elle ne façonnait pas le pain ni ne le cuisait. Vendeuse plutôt. Et elle vous avait servi deux croissants paysans, à l’ancienne, comme elle disait, de vrais croissants à pointes effilées, bruns sur le dessus. Au beurre.

Elle ne demande rien, elle s’assoit. C’est l’hiver, Gare Saint-Lazare, à Paris. Le bistrot aux banquettes rouges élimées, au comptoir de faux marbre, aux lumières avares ; quelques tables rondes au milieu de la salle, et Elle, attablée dès 7h30 devant un verre de porto. La robe sombre du vin, la mine perdue de la vieille dame – était-elle si vieille d’ailleurs ? on la disait veuve – son corps momifié dans une pelisse marron. Chaque matin, un ballon de porto. Peut-être au réveil ou après une nuit sans sommeil, ayant arpenté durant des heures les rues de la ville ? La main droite qui enlace le verre et le porte à ses lèvres, longtemps, pour le siroter. Elle ne noiera rien encore aujourd’hui. La solitude, l’ennui, la tristesse ce cette habituée dont l’image persiste, fantomatique, errant entre les murs de cette mémoire-là, quelque vingt-cinq ans plus tard.

Il se déplace lentement, connaît son décor, ne s’appuie sur rien, déambule à son aise. Dans son appartement lumineux, plus aucune lumière ne vient heurter son regard. Il assure vous apercevoir à l’ombre que vous déplacez dans toute cette blancheur. Avoue ne plus savoir la couleur de vos yeux. Vous reconnaît à votre voix. D’un geste sûr, débouche la demi bouteille de champagne, votre préféré, celui qu’il continue de commander depuis quarante ans, et vous laisse remplir les flûtes parce que, dit-il, il craint de renverser les bulles et le plaisir. Son seul souci, enfin, sa seule angoisse – comme le mot met le temps à emprunter sa voix – c’est cette sueur froide qui lui couvre le corps quand il pense à la mort, mais il ne le dit pas.

Un moulin à paroles dans un disque rayé. Le discours rabâché de la vieille dame à votre entrée dans sa chambre impersonnelle, une chambre de résidence pour personnes âgées, égayée d’une plante, d’un réveil, d’un portrait encadré, d’un méli-mélo de photos accroché au mur. Un dehors de petites montagnes, de garrigues et de ciel bleu, qui ne fait jamais plus aucune incursion au-dedans sauf à vivifier l’air rance de la pièce quelques minutes par jour. Et l’on oublierait presque que l’on vit dans ce bel environnement. Son arrivée ici deux ans plus tôt, qu’elle ne comprend toujours pas, elle née dans la grande ville – la ville la plus belle, Paris – elle la voyageuse qui promena son chien, ses robes, son mari, partout sur la planète, cette pièce pour mouroir, ce qu’elle vous dit un jour de grande lassitude. La litanie de prénoms, d’âges, de statuts, énumérés dès le bonjour échangé, les photos prises à témoin des anecdotes ressassées à longueur de visites. Les mains serrées autour d’un œuf de mousse, destiné à enrayer l’arthrose qui gangrène le corps petit à petit, les genoux d’abord, les jambes, et bientôt les bras puisque les mains déjà. 

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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