autobiographies #04 | plumes, aiguilles

Charles Plumier | Poinciana


Rue plumier : 

quelque chose de sordide, d’inquiétant, de misérable et de sombre. La Javel infernale de la mémé, les accents aigus de ce petit nom qui se plantent dans mes oreilles comme le nom d’une mauvaise herbe piquante, ce nom d’Annie qu’elle a préféré à celui, sien, beau et mystérieux d’Ida, l’étouffoir des meubles partout, ce placard où elle s’enferme le soir, sous la mauvaise ampoule, en compagnie des cadeaux de noces de son fils, divorcé, pitoyable dragon d’un trésor de faïence, de couverts à poisson et de verres en Crystal d’Arc intacts, inutiles… qu’est-ce qu’elle peut bien se raconter là-dedans ? Jamais je ne pense qu’elle se cache. Je pense qu’elle est méméchante, avec sa Javel tous les soirs, dans tous l’appartement et son odeur de pédiluve et ses vapeurs qui montent jusqu’au gros lit de bois où elle viendra dormir avec moi plus tard, très tard.
La rue plumier pue des pieds, et c’est ainsi, c’est scellé si bien que le jour en blanc sur bleu où je croise Charles Plumier, né le 20 avril 1646 à Marseille et mort le 20 novembre 1704 au Puerto de Santa María en Espagne, botaniste et voyageur-naturaliste français, je tombe des nues dans la plume du nom de cette rue première, de cette adresse d’état civil. Avant cela, jamais d’oiseaux rue plumier, sauf de vilains pigeons estropiés. Avant ces lignes, jamais de boîte à écrire dans ce nom des débuts, sous lequel s’est peut-être déjà toujours tramée cette vie stylo en main. 

Les Sapins : 

Habiter à l’hôtel, projet momentané au moins de tout écrivant bien né entre 1900 et 1990, après ça s’étiole, je me dis, mais comme tout disparaît dès que je ne le regarde plus — pour mieux me surprendre au détour d’un magazine de salle d’attente : tiens Étienne Daho a continué à chanter, le Point s’intéresse toujours au vrai secret de la Franc-Maçonnerie, Estelle Halliday fait encore vendre du papier ?!? —, comment être certaine que tout. e un. e chacun. e plume en main n’aspire pas à vivre à l’hôtel encore aujourd’hui ? Moi, j’y habite, avant de savoir tenir un stylo, ça ne vaut pas pour le détour romantique, mais tout de même, signalons-le, puisqu’il y a bien eu quelques années d’hôtel et d’écriture superposés. Pas de souvenir de table, d’encre, de papier — sauf pour les catalogues de papier peint : des mois de consultation rêveuse des gros Fleurs et Oiseaux, des hypothèses, des heures de discussions fiévreusement inquiètes : on ne va pas en changer tous les dix ans… — . Pas de souvenir d’écrire, seulement de longues maladies infantiles, de fièvres, de lectures et d’histoires, oui, mais qui se racontent à peine, toujours distraites par une abeille, l’heure des repas, une visite, et qui traînent boiteuses, inachevées, dépareillées, comme des tentatives de tricot. Pas toujours dans des chambres numérotées — ça courait de 2 à 11. La 1, les grands-parents l’occupaient. Elle ressemblait à un petit palais, avec de la moquette grise et des meubles en velours canard, alors qu’ailleurs c’était lino et couvre-lit en tuft. Ailleurs, on ne faisait que passer, même moi, n’arrivant jamais bien à me fixer en dépit d’une préférence marquée pour la 3 qui donne sur la terrasse où on étend les draps en été et toujours un baiser si on aide à les plier à l’instant où les quatre coins se rejoignent, après avoir bien tiré de part et d’autre. La 3 aux grandes fleurs bleues. 

Sur un fond blanc de gaufrette, des courbes et des volutes bleues aux dentelures vénéneuses. Dans la fièvre, les longues heures alitées font voir des yeux étranges, et des profils narquois et des empourprements bleus toujours, bleus comme les ombres de la neige qui attend patiemment dehors que la maladie s’écoule par le nez. Goutte à goutte dans la faïence du lavabo et du bidet aux robinets semblables métalliques, difficiles pour les petites mains pareillement gauches, mais capables déjà de tenir un stylo. Bille ? Plume ? Feutre ? Rien, aucun. Le cahier disparaît de la table qui n’existait pas, à peine un large et bas rebord de fenêtre qui s’enjambe comme de rien vers la terrasse où le linge de l’hôtel obstruerait la vue, n’était le vent qui soulève les draps un instant et la jupe de Maryline sur le petit classeur aux anneaux durs et pinçant les doigts maladroits. L’obturateur de la mémoire borde de noir le hublot du scaphandrier descendu aux profondeurs pour chercher vainement la première ligne, de la première page du premier texte et trouver, trouver, trouver sans cesse tout autre chose. Il n’y a qu’une seule ligne c’est celle qui s’écrit là — la voyez-vous ? —, c’est le narguilé qui puise à la surface de cet instant l’air qui lui parvient tout en bas et pour voir quoi ? La cuisine à l’étage du dessous cuisiner à plein régime et à la 3 plus furieusement encore sans cahier, sans plume, ni bille, ni feutre, dans la petite tête aux mains gauches ça raconte des histoires, des histoires, des histoires.

Ma première cuisine / Atelier ville 2018

Mais la 4 sur la rue, avec ses lits jumeaux qui tourmentaient ma solitude d’enfant unique en glissant nuitamment un alter ego dans les draps d’à côté. La 4, poste de guet avec sa cloison contre l’escalier menant au second. Un matin, je me lève et mes jambes ne me portent plus — pannes de la croissance toute affaire cessante et à ce signe je reconnaîtrai, des années plus tard, Orlando, Orlando de la louve, comme ce jumeau tant attendu, jumeau à rebours, en dépit du bon sens, mais jumeau tout de même, je le reconnaîtrai à ses pannes (trois jours de sommeil d’affilée) je le reconnaîtrai à ses changements d’identité : ceux nés le même jour que moi dans l’embrouille de l’état civil et ceux pour ruser, pour traverser tranquille les siècles sans vieillir, pour disparaître comme la petite balle rouge du bonneteau aux yeux des siens, de la justice, des flics et des chiens-loups qui encadrent le retour du paternel dans la porte d’un appartement qu’on croyait bien caché au rez-de-chaussée d’une résidence bien chic pour une fille-mère et sa mouflette, une résidence avec piscine où personne ne se mouillait jamais, à part la gosse, jetée dans le grand bain par un autre sapajou dont la mère s’entourait : tiens c’est comme ça qu’on apprend à nager et quelques années plus tard, elle coulera à pic à Mimizan dans un road trip mal accompagné de trop, vu qu’elle nage comme ci, comme ça et qu’elle ne fait pas le poids dans le ressac, mais deus ex machina, une bonne âme la sort de là et la fin est remise à une autre fois. Retour à l’hôtel, où on change de chambre comme de nom, comme de sexe. En vieille habituée, quand c’est complet, on la reloge dans le grenier, aménagé à son intention. Lambris, moquette, intégrale Tintin, tourne-disque jaune, contes africains. Ce trop de chez soi ne dure heureusement pas et bientôt on redescend les marches qui craquent vers l’étage des mortes saisons.  
Le nom de l’hôtel, les Sapins, ôtait toute velléité de crâner. Le Flore, le grand hôtel de Cabourg, c’est tout de même autre chose… Le nom Les Sapins cachait si bien leur grande présence sombre et persistante, cette vague debout devant moi du réveil au sommeil qu’il était un cliché, un vide, le Rendez-vous des Skieursla Boule de Neigele Tout Schuss seraient revenus au même. Il m’apparaît, ce nom, depuis que je suis condamnée à être de moi seule connue à cette adresse disparue. Depuis que je l’écris.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

4 commentaires à propos de “autobiographies #04 | plumes, aiguilles”

  1. Merci Emmanuelle pour ce texte où tout se tient et tout se mêle, où le lecteur glisse comme la phrase d’un lieu à un autre, d’un temps à un autre, de moments de vie en moments de vie sans jamais pouvoir décrocher. Merci surtout pour ce regard si particulier de l’enfant qui transparait dans les images choisis et l’agencement des mots.

    • Merci Line de ce retour. Depuis longtemps, la question de l’enfance qui parle m’agite. D’abord au travers du clown et de ce personnage incroyable de Lilia Petite dans La Nostalgie, Camarade de Billetdoux, qui m’avait conduite là, jeune comédienne. Retour en force dans l’atelier ville de 2018, cela s’appelait alors « la parle du petit gnou », un langage secret tout imbriqué. Que tu puisses faire ton chemin là-dedans, c’est d’une sacrée importance pour cette écriture sans interlocutrice autre que moi-même. Je ne me pose pas la question d’être comprise, ou entendue en écrivant, sinon je n’écris plus. Mais tu vois l’enfant, mieux, son regard, alors beaucoup de choses deviennent envisageables. Et ton parcours professionnel, évoqué dans ta bio, ajoute encore à ma confiance. Au plaisir de te lire.

  2. Toujours cette frappe quasi chirurgicale du propos alliée à la délicatesse des images. C’est fort !

    • Cette définition du geste que tu m’offres est magnifique. Je ne sais pas si je suis là, mais tu me donnes drôlement envie d’y aller, exactement. (Point rouge « vous êtes ici » sur la carte du monde »). Merci, Louise.