autobiographies #06 | c’était novembre

C’était d’abord rejoindre le port de la Joliette depuis la gare Saint Charles, la nuit, c’était novembre et la nuit tombait vite, c’était se souvenir d’instinct du chemin à suivre, elle avait pris une bonne avance pour rejoindre le port, déjà le Danielle Casanova dressait sa silhouette imposante, on aurait dit un immeuble scintillant posé sur l’eau lourde et noire, ça l’avait toujours stupéfiée de voir ces géants de tôle flotter mais elle n’avait jamais douté, s’était toujours sentie en sécurité à leur bord, n’avait jamais considéré la mer comme dangereuse, là se réjouissait de faire seule la traversée, ça avait un petit goût d’aventure de voyager seule, ça autorisait les rencontres, l’embarquement des voitures avait commencé elles s’engouffraient en moteurs ralentis dans la gueule géante du ferry, quelques piétons partageaient la rampe pour se glisser dans la cage d’escalier blanchie de néons, c’était ensuite un dédale de couloirs étroits moquettés de pourpre, ou de bleu, ou d’émeraude, elle déposa sa valise dans la cabine, réjouie par la présence du hublot, se hâta de retrouver un pont extérieur, vaguement écœurée par les odeurs de fuel, anesthésiée, Marseille la vive n’avait jamais parue aussi silencieuse, c’était comme si la nuit assourdissait les sons, quelques passagers la rejoignaient déjà sur le pont, des enfants énervés et leurs parents fébriles, des jeunes gens désabusés ou même tristes, bientôt elle sentait la présence des corps, tous semblaient partager une même solitude devant la Major, puis le paquebot s’est mis en mouvement et les lumières de la ville fondaient lentement dans la nuit, alors les voyageurs renonçant au spectacle regagnaient l’intérieur, certains se pressaient vers le restaurant, elle pensa qu’ils n’allaient pas être déçus, avait eu la prudence d’acheter près de la gare un sandwich médiocre mais largement plus abordable que les pâtes bolognaises dont la mauvaise réputation n’était plus à faire, c’est ce qu’elle avait toujours entendu dire, la cuisine servie à bord de ces ferries n’était pas bonne, c’était peut-être une manière qu’avait sa mère de s’arranger avec la pauvreté  — c’est bien trop cher pour ce que c’est — ça justifiait les pique-niques qu’ils avalaient dans la cabine à l’abri des regards, c’est ce à quoi elle pensait en mastiquant la mie fade du sandwich les yeux accrochés aux dernières lueurs visibles sur la côte, en appui sur le bastingage, maintenant que les sons du navire reprenaient leur place dans l’obscurité, les vibrations du moteur, les conversations animées aux accents chantants, le bouillonnement de la mer qui commençait à grossir, bientôt le vent soulevait un air humide et froid, on était au large, elle se décida à s’abriter elle aussi, commanda un café pour profiter un peu de l’ambiance du bar, sentir le moelleux de la banquette, écouter la musique d’ambiance diffusée par les hautparleurs — il n’y avait pas d’orchestre ce soir-là, elle se souvenait en avoir vu jouer lors de précédents voyages, une fois même une chanteuse de Bossa Nova, c’était une traversée d’été, la lumière du couchant réchauffait la voix douce de la chanteuse, enveloppait la salle d’un air ambré, illuminait les poussières en suspens, elle était restée longtemps dans la salle sous le chaperonnage de sa cousine c’était comme une fête — maintenant elle observe le joli couple repéré à l’embarquement, leurs mains ne s’étaient pas dénouées de la soirée, ils n’avaient pas trente ans, peut-être venaient ils juste de se marier, elle souriait à l’idée que c’était peut-être là un voyage de noces — ça l’intéressait pas vraiment cette histoire de mariage enfin elle ne se posait pas encore la question mais si elle devait un jour faire un voyage de noces ce ne serait pas la Corse qu’elle choisirait, à la rigueur l’Italie où l’Espagne —  elle voyait aussi des familles, les petites tensions, les petits désaccords conjugaux, les petits chagrins des enfants épuisés, on a alors entendu la voix du commandant de bord qui annonçait que la météo n’était pas très clémente, des vents forts étaient annoncés, il serait sage de regagner les cabines, tout le monde semblait hésiter pourtant on sentait bien que ça commençait à s’agiter, c’était comme si la voix du commandant avait libéré la mer —  oui la mer enflait — le personnel a débarrassé les tables, pressant les passagers qui s’attardaient parce que là c’était une tempête qui s’annonçait — rien qu’une tempête le navire en avait vu d’autres mais on allait fermer le bar — elle se leva à contre cœur, jeta un œil curieux dans le salon où s’étaient installés quelques voyageurs, leurs chaussures abandonnées au pied des fauteuils Pullman tandis que des courageux s’allongeaient à même le sol dans leurs sacs de couchages, quelle bonne idée elle avait eu d’avoir réservé une couchette surtout que la mer ne semblait pas vouloir se calmer, autour d’elle les passagers riaient de ne pas marcher droit, des imprudents avaient lâché les rampes et tombaient, elle-même n’était pas fière chahutée dans les couloirs tendus de moquette, en entrant dans la cabine il y eu comme un éclair blanc derrière le hublot, c’était une vague fracassant sa mousse blanche sur la vitre, elle se déshabilla lentement, préoccupée par la violence des vagues qui faisaient tanguer le ferry, elle posa sur le lit inoccupé ses vêtements, ne gardant que le tee-shirt qu’elle portait sous son pull, se glissa entre les draps mous de la couchette, enserra le coussin —  elle mettait toujours dans ce geste une infinie tendresse — tenta d’apaiser sa respiration, la mer — elle — ne s’apaisait pas, devenait même de plus en plus forte, une tempête comme celle-là c’était bien la première fois qu’elle en traversait une, ce n’était pas sûr qu’elle trouve le sommeil, la nuit allait être bien longue à voir le hublot s’illuminer d’écume blanche, à sentir la mer se creuser sous la coque, à écouter son vacarme, elle n’allait pas dormir c’est certain, elle n’avait pas peur, non vraiment elle faisait confiance au paquebot, mais il fallait résister à la nausée qui finissait par se répandre dans le crâne, fermer les yeux serrer les mâchoires ne serait pas suffisant, elle se laissa aller à l’idée de sa mort, imaginant la stupéfaction de ses proches apprenant le naufrage, se ravisant aussitôt, elle ne pouvait supporter la disparition du joli couple, maintenant rattrapée par la nausée elle avait hâte de voir le jour se lever à travers le hublot, les hauts parleurs diffuseraient la voix du steward annonçant l’arrivée dans une heure, se lever enfin, sentir l’odeur de café tiède qui l’écœurait petite, est-ce que la mer se serait apaisée, pourrait-elle monter sur le pont pour suivre la splendeur du cap en long travelling bleu, engourdie de la nuit difficile, jambes amollies par le tangage, respirer à pleins poumons le parfum de l’île, l’extase devant la ville rougissante au levant, c’était novembre et le ciel tenait sa promesse de pureté, et la mer était calme 

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

3 commentaires à propos de “autobiographies #06 | c’était novembre”

  1. Subjuguée par cette enumeration sous forme de récit d’une traversée si bien décrite, aucun sens n’est oublié. On y est tellement et même la nausée avec cette envie de remonter sur le pont, non pas dormir dans cette cabine… Merci, Caroline. Je n’avais jamais fait ce genre de traversée.

    • Mes rares traversées en ferry sont mes voyages les plus marquants, l’impression d’être dans le ventre de la baleine, sauf que la baleine, elle, ne coule pas.