autobiographies #06 | voix du ferry

Elle n’aime pas les voyages et encore moins la nuit mais ce n’est pas à cela qu’elle songe, regardant la longue file des voitures chargées à bloc s’engouffrer dans la cale du ferry tandis qu’elle suit le troupeau des vacanciers, leurs valises à roulettes cahotant sur la rampe d’accès en tôle emboutie jusqu’à une sorte de hall moquetté où, sous les néons, le staff en uniforme bleu marine chemisette blanche siglé au logo de l’entreprise de transport maritime leur souhaite la bienvenue sur un rythme mécanique, vérifiant les billets, orientant les plus chanceux vers les coursives qui conduisent aux cabines où elle les imagine, ces veinards, s’approprier les lieux plus facilement qu’un compartiment de train-couchettes, avec aussitôt l’intimité d’une chambre, le bouquin tiré du sac jeté sur la couverture pliée au pied des lits superposés, la brosse à dents sur la tablette, les enfants en pyjama se chamaillant pour la place près du hublot, excités par la chaleur qui ne tombe pas et cette idée que pendant des mois on leur a mis en rêve, tu verras, tu verras ce que c’est que de traverser la mer pendant ton sommeil et au matin miracle l’île est devant toi, étalant sa splendeur sous la brume d’été que perce une nuée de mouettes, ce n’est pas à quoi elle pense, sa détestation des voyages sans parler de la nuit, au moment où les turbines se mettent à rugir, l’eau bouillonner à la poupe (elle ne les voit pas du pont où elle s’est hissée mais les entend, ces bouillonnements furieux), quand l’énorme bateau célébrant le départ d’un beuglement répété, s’ébrouant et se poussant vers la sortie du port s’éloigne du quai où des silhouettes éparses fondent en tâches de couleur se diluant, où conteneurs empilés, grues et semi-remorques se réduisent à la taille de jouets avant de disparaître, quand de la ville basse aux angles aigus ne subsiste que le halo de l’éclairage public faiblissant au-dessus du continent alors que les mains des passagers agitent toujours des aurevoirs sans adresse, quand s’éteignent les dernières lueurs du port et que d’un coup le navire plonge dans le noir et un silence spécial fait du ronronnement du moteur en régime de croisière, de l’éternel rumeur de la mer, des claques violentes des vagues, (c’est à cet instant, alors que plus rien ne demeure visible au-dehors du bâtiment d’acier glissant vers le large sinon l’écume verdâtre qu’elle devine lui lécher les flancs, qu’elle prend conscience des éléments, les vagues, le vent, échappant à toute prise mais se jetant par paquets denses et coupants à l’assaut du ferry fendant son chemin dans la chair de la mer, vent et vagues qui ne feraient de son corps qu’un fétu de paille s’il leur prenait l’envie de forcir davantage et de balayer le pont des spécimens d’engeance accoudés au bastingage, ces humains pris d’une soudaine gravité devant tant de noirceur sans même la ponctuation d’une lune familière et d’une poignée d’étoiles, se disant à mi-voix on peut rentrer maintenant qu’est achevée la cérémonie des amarres, il n’y aura plus rien à voir ici jusqu’à l’aube), non, elle pense à autre chose en pénétrant dans l’espace intérieur fortement éclairé, vaste comme un hall de gare, où s’alignent sur un nombre incalculable de rangs des fauteuils occupés de gens en chaussettes parmi les sacs-à-dos débraillés, croquant des chips, buvant du coca au goulot, de la bière en canette, parlant fort, rigolant sans se soucier d’autrui ou bien s’allongeant au travers, décidés à dormir les six heures, zippant la fermeture de leur duvet, se calant un pull sous la nuque, s’ajustant un masque sur les yeux, elle se demande (tout en fouillant les lieux du regard, espérant un recoin où se caler), puisqu’elle a compris le but de ce voyage entrepris alors qu’elle déteste se trimballer en août quand la population entière est en exode, se demande ce que sera cette modification qui l’attend au bout de la nuit tant détestée et de la traversée vers l’île solaire – dont la beauté des côtes, roches abruptes fichées dans le bleu de la mer (car ce magma couleur d’encre épais, puissant, que le ferry repousse de chaque côté de la coque à grands efforts de turbines est du même fluide que ce qui sur les cartes postales qu’elle se promet d’envoyer à ses parents fait aplat céruléen tranchant sur la pâleur des plages) n’est pas la récompense espérée – elle se demande ce que sera cette révolution d’elle-même, ce changement radical dans la vie du personnage principal de toutes les histoires de voyage lues depuis l’enfance (or qui est-elle sinon l’héroïne de son propre roman peinant à s’inventer un pitch à la hauteur de ses désirs ?), quelle forme prendra la vie renouvelée qui l’attend sur l’autre rive comme une amie proche dont elle n’a pas encore fait la connaissance, ah! te voilà, toi-même comme une autre dans la vérité de ton être jusqu’ici dissimulée, alors elle la guette un peu craintive, comme on épie les évolutions de la fièvre au plus profond de soi, pendant que dans le couloir où elle s’est assise sur le sol le dos appuyé contre son sac, les épaules, les genoux enroulés dans son châle, les endormis respirent doucement lui laissant contempler leur visage dans l’abandon du sommeil, eux qui se coulent sans problème dans la nuit qu’elle s’est érigée en ennemie, bataillant sans relâche contre les longues heures vides, égrenées minute par minute en se retournant sur son lit, (mais dans le ventre du ferry, est-ce jamais la nuit ou le temps suspendu dans la permanence des veilleuses ?), elle s’ouvre, bercée par le roulis, à l’irruption de la modification comme la sainte de la grotte à l’apparition de la vierge, perçoit les murmures des autres insomniaques, le cri unique d’un nourrisson, la corne de brume lointaine et les premiers mots du poème qui s’écrit en elle, syllabes charmeuses d’un chant obscur mais qu’elle accepte, aveugle, de suivre, elle qui n’aime pas les voyages et encore moins la nuit.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

2 commentaires à propos de “autobiographies #06 | voix du ferry”

  1. on y est, amusée par la proximité de nos textes, j’avais aussi cette vision du steward aux gestes et paroles mécaniques, l’ai écartée et la retrouve ici avec joie