Ce qu’il me reste de l’entre-deux

Elle ne se rappelle pas du déménagement quand ils ouvrent la porte elle est frappée par l’odeur écœurante du sol gris synthétique il est moite et veiné de lignes rouges mais on ne peut le savoir que si on se déplace à ras du sol qu’on y fait rouler des voitures comme le petit frère par exemple il les aligne inlassablement le long des plinthes ça forme de grandes files le long de la coursive  jusqu’aux marches qui descendent au salon il y a une balustrade un immense bout de plastique transparent qui sent fort le chimique fondu comme le lino qui colle à ses pieds nus elle ne se souvient pas de la chambre des parents au fond du salon il y a une alcôve une découpe rectangulaire dans le mur indique que c’est une autre pièce et c’est sa chambre à elle on l’a séparée par des rideaux ou est-ce une cloison en accordéon amovible qui marque son territoire elle ne sait plus elle se souvient seulement des éclairs lumineux du poste de télévision le soir quand elle essayait de dormir de la tapisserie blanc cassé qu’elle déchirait tout doucement à moins que ce ne soit pas elle et qu’elle se soit dénoncée quand même quand il avait fallu trouver à expliquer ce petit bout de mur dégradé juste au-dessus de son oreiller au moment de repartir encore ailleurs elle se souvient aussi de l’injustice pas une vraie chambre pas comme le petit on mettait le linge à sécher dans la sienne et les jouets trop volumineux de l’autre la grosse voiture noire à pédales qu’ils se disputaient sans arrêt  ça l’encombrait qu’on lui encombre son espace peut-être que la chambre des parents était en haut pas loin de celle du petit frère pour pouvoir accourir la nuit s’il y avait un problème une fièvre pour pouvoir l’entendre appeler elle est assez grande pour monter l’escalier et aller les chercher il ne fait jamais tout à fait noir on dirait dans cet appartement c’est l’éclairage public dehors qui traverse les stores elle est assez grande et plus raisonnable c’est vrai mais ça dépend pour quoi il ne fait pas noir mais on est  enfermé tout en haut d’une tour en bas c’est dangereux on n’a pas le droit de descendre tout seul ni d’aller voir les voisins comme avant dans la rue et puis les voisins on ne les connaît pas il y a bien les grands-parents dans une autre tour pas loin mais c’est comme passer d’une boite à une autre parfois le dimanche ou bien quand le père tarde à rentrer le soir on part se promener au bord d’un petit lac entre les barres grises avec leurs centaines de petits carreaux noirs en enfilade leurs lunettes de soleil pour regarder l’air de rien et vous suivre des yeux il y a des allées et des arbres alignés comme les voitures du petit frère ils ne bronchent pas se contentent d’encadrer les chemins dignes et droits comme des soldats elle ne se souvient pas s’il y a des jeux dehors si elle peut courir et sauter ils prennent l’ascenseur pour remonter elle ne sait pas à quel étage à côté de l’entrée où on laisse les bottes il y a une cuisine minuscule on ne peut voir la mère que de dos en train de s’activer à décongeler la viande ou faire le lait caillé dans une grande bassine elle cuisine beaucoup la mère on lui parle depuis la porte pas la place pour deux elle ne se souvient pas de la forme ni de la couleur de l’évier juste le dos de la mère et sa voix qui répond lasse ou enjouée selon ce qu’elle raconte elle essaie de la faire rire souvent il lui semble qu’il fait plus clair après la télé est posée face à la grande table dans la salle à manger sur un tronc verni avec des moignons de branches c’est le père qui l’a fabriqué il l’a posé sur un socle tout verni lui aussi la télé par-dessus un cube gris qui montre les choses en noir et blanc des plantes qui sortent du ventre des héros et les leur arrachent ce président qui dit au revoir et laisse la caméra filmer son fauteuil vide cette soupe aux poireaux qu’elle n’arrivait pas à avaler les morceaux étaient découpés trop gros et ils étaient gluants ils remontaient dans sa gorge et retombaient dans son assiette elle ne faisait pas exprès mais ils ne voulaient pas la croire elle n’a aucun souvenir de la salle de bains ni des toilettes ne se rappelle plus comment ils ont quitté les lieux il y a eu un tremblement de terre a dit la mère elle s’est mise à chercher autre part c’était trois jours après être arrivé ça a secoué le canapé pendant le film du dimanche soir elle a cru que c’était le père qui faisait une blague il y avait la grand-mère qui rouspétait que ça lui faisait mal au cœur alors elle a commencé à regarder les petites annonces c’est ce qu’elle a raconté la mère toute surprise qu’elle ait continué à dormir pendant que ça remuait mais elle n’a rien senti ne se rappelle pas qu’ils sont partis si vite elle sait où ils sont allés mais ça s’arrête là.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.