dialogue #01 | ça commence toujours par

ce sont retrouvailles, avec ces "dialogue", je suis en retard - je n'ai pas lu les autres textes - avec mes excuses (il y a trop à faire je suppose) (je ne lis guère tant que je n'ai pas contribué...)

ça commence toujours par une question – ou alors une formule de politesse peut-être – une formule oui – dans d’autres compartiments du jeu, ça peut être appelé une consigne – c’est toujours un jeu (est-ce que c’est toujours un jeu ?) : ces gens sont à leur place, ils ne se font pas exactement face, le lieu est exigu – ce sont deux hommes, l’un est âgé passé la soixantaine, il est en jogging, il porte un tricot de peau sous une chemise claire, il est rasé, propre sur lui, coiffé, il est assis sur sa couchette les coudes aux genoux, le pantalon foncé de sportif, à sa droite se trouve l’autre, on ne sait pas on ne le voit pas on ne sait pas, mais il est là, il porte un passe-montagne qui a été cousu par son amie – une de ses amies – elle se trouve dans une des pièces de l’appartement, elle a bien tenté d’écouter un moment et puis elle en a eu marre : ça ne menait à rien – dans le livre qu’elle écrivit bien plus tard elle déclarait : « c’était une cagoule faite main : deux triangles de coton noir cousus ensemble, avec des fentes pour les yeux et la bouche. [Il] la détestait. Il ne se sentait pas bien lorsqu’il la portait et il supportait mal de passer des heures à discuter avec l’otage, la tête et le visage camouflés par cette chose « . Dans la chambre, elle est allongée sur le lit, elle attend mais elle ne pense qu’à une chose : s’en aller, partir, fuir. C’est de loin qu’elle les entend parler, ils parlent, ils argumentent, ils mentent et ils tentent de faire tomber l’autre dans des pièges, ils parlent et chacun son tour, posant des questions attendant les réponses, la chambre est au bout du couloir dans lequel donne le salon et le bureau qui a été transformé, pour une part. Ils ont posé sur le mur du fond un assez grand miroir afin de donner à la pièce l’apparence qu’elle devrait avoir si on n’en avait dissimulé une partie derrière la bibliothèque. Dans les premiers jours, le rituel était toujours assez semblable : on lui apportait des céréales, du jus de fruit, parfois du café, il prenait ses médicaments, il faisait sa toilette, on attendait un moment (elle avait profité de ce moment, un jour, pour regarder subrepticement à l’intérieur de la cache : le type était agenouillé près de sa couche et il priait mains jointes yeux fermés marmonnant quelque chose – elle avait refermé sans bruit le judas (ils n’avait pas encore installé de micro, et encore moins de caméra), derrière elle repoussé le pan de faux livres puis était allée cuisiner des pâtes aux lentilles – elle laissait toujours des choses à manger, avant de s’en aller au travail – tandis que l’interrogatoire commençait, cagoule ( «  il menaçait de ne plus la mettre mais pourtant c’était indispensable » ) micro magnétophone : on retranscrivait ce qui s’était dit, papier carbone et puis on accrochait les feuilles du jour à celles des précédents et puis on collait le tout dans un endroit tenu secret – on n’a jamais retrouvé ces retranscriptions, c’est bien la peine (la police a dû mettre la main dessus – ça n’a plus aucun intérêt, tout comme le fait de porter une cagoule ou de demander si quelque chose avait quelque chose comme une importance en regard de ce qui s’est passé ensuite – lorsque les choses sont arrivées, et que la réalité a pris – arraché devrait-on dire – sa part, il ne reste plus rien des précautions qu’on a prises, on s’en fout des précautions – c’est pour ça aussi, que de nos jours, les précautions et surtout le principe desquelles on les fait découler a quelque chose de pourri : les précautions à prendre, les mots qui édulcorent, la politesse et la tenue, tout ça a quelque chose de tellement frelaté) – le type en jogging expliquait, visage découvert à son interlocuteur masqué, il se peut qu’il se soit trouvé quelque chose comme une espèce de sympathie dans l’évolution de ce dialogue assez particulier entre lui et toujours le même interlocuteur (ce dernier a déclaré même que, parfois, il se surprenait à tutoyer l’otage) – ils se parlaient même, à un certain moment parce que, dans cette espèce d’intimité qui s’était créée du fait de ces conditions de détention, il fallait bien qu’il se trouve quelque humanité quand même laquelle ne pouvait guère passer par autre chose que le langage – lui ne voyait que les yeux de celui qui le questionnait, la bouche aussi, entendait son ton, ses émotions dans la voix peut-être (sûrement) mais sinon ? rien… ils se parlaient même parfois doucement sans que quiconque puisse entendre (il lui arrivait de couper le micro – il est arrivé à plusieurs reprises que la conversation soit coupée, des erreurs techniques sans doute) – et puis voilà : ces simagrées ont duré un mois, un bon mois (il faut que je regarde, mais le dialogue à un moment s’est tari : il n’y avait plus rien à dire) – si tu veux mon avis, c’était déjà joué avant même de savoir qu’on ne tirerait rien du président, il n’y avait rien à en tirer – il savait sans doute beaucoup de choses mais ça n’aurait servi à rien de les divulguer, sinon de précipiter le verdict – il valait mieux ne pas écouter, finalement : c’est elle qui avait raison, en un sens. Seulement, s’il n’avait pas eu lieu, on n’aurait pas pu agir en faisant valoir la sentence; on n’aurait guère pu menacer, croire peser sur le cours des choses – mais non, à y regarder de plus loin, ici par exemple – tellement loin : on vient de fêter, le 9 de ce mois (nous sommes le douze), les quarante quatre ans de l’assassinat – fêter, tu dis ? – mais à quoi ça a bien pu servir ?…

la photographie représente Barbara, l'amie du type qui mène l'interrogatoire ci-dessus (derrière elle, on ne voit que sa moustache, il a la main posée sur son épaule, elle le tient - derrière les barreaux) - elle sourit - ce n'est pas celle qui est allongée dans la pièce plus ou moins attenante au salon-bureau,mais toutes deux pensent (je crois) à peu de choses près la même chose au sujet de ce qui se passe alors (ainsi qu'elle le dit elle-même : "je n'étais qu'une femme") (je me dis ensuite que la photo d'une femme qui sourit, derrière des barreaux pour illustrer une espèce de tragédie a quelque chose d'un peu malhonnête - je la laisse quand même, mais sans en être dupe) (je la laisse parce que je préfère la voir sourire)

la continuation d'une obligation que je me suis fixée - un travail, donc dans le sens où il représente une espèce de torture (l'ambiance le décor les intervenants les circonstances le déroulement : et le début* et la fin surtout) mais la mort toujours présente, le ventre tordu et l'âme blessée par les actes de ces gens qui ne sont rien de moins (ou de plus) que des frères et sœurs, tenus par des impératifs assez idiots pour en finir avec la vie d'autres qu'eux-mêmes - mais la liberté ou la mort - certes, oui - ce ne fut pas mon chemin - alors les choses se sont passées, je les entrevois depuis quelque temps comme quelque chose de personnel, ça se rattache à moi parce que lorsque j'ai atteint les vingt-cinq ans (c'est cette époque-là, ce moment-là pratiquement : mais alors, je n'avais aucune idée de ce qui se passait là-bas, dans le même temps, à cette même époque-là), sorti de caserne fin octobre de l'année précédente, j'en étais à terminer ce qui s'appelait alors des certificats de licence de mathématiques, d'autres chats à fouetter ? peut-être mais surtout une espèce de dégoût de ce monde : je me suis mis à écrire (on avait des idéaux rouges, et noirs - on avait des espérances et foi en quelque chose qui ressemblerait à un avenir) et une façon de vouloir tenter de changer les données (il y a une chanson de HK qui fait "hey il serait peut-être temps qu'on s'réveille/qu'on foute enfin leur foutu monde à la poubelle") - il y avait ça dans le cœur mais il y avait beaucoup d'autres choses notamment la disparition d'êtres proches et chers - et la haine du recours à la violence - non ce n'est pas non plus qu'on n'y croyait pas ou plus, non, mais on avait des choses à dire faire écrire produire créer promouvoir faire arriver - alors il s'agit, oui, d'une continuation mais dont je n'ai pas idée de la suite qui lui sera donnée (c'est aussi parce qu'elle s'inscrit, cette obligation, dans un autre travail, peut-être plus personnel (mais j'ai perdu l'ambition d'en terminer jamais - pour le moment - il y a toujours quelque chose qui, au loin, dans la pénombre d'un crépuscule souterrain et intime, brille doucement)


(*) : ici une note de bas de page en direction de Rouge    

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

8 commentaires à propos de “dialogue #01 | ça commence toujours par”

  1. bravo… en lisant le début je me suis demandé si je devinais bien et puis j’ai su que oui sans doute, et que je pensais que ça s’était passé ainsi (peut-être pas mais vous êtes convainquant) et parce que suis une femme, et vieille femme, ai tendance à penser que vous avez eu raison pour la photo (et que je ressens ce que vous dites ensuite).
    Et j’ai eu de la chance, la primeur, parce que je grignote mon retard aussi et que j’ai mis mon #2 en ligne quelques secondes après ceci que j’a aperçu sur Facebook juste sous mon bidule) – bien contente aussi que vous rejoignez

    • @Brigitte Célerier : Merci ! (je me suis permis d’ôter le premier commentaire, parti trop vite) en tout cas, les trois livres des guerilleros donnent sensiblement cette version (plus ou moins) (je brode un peu) Merci à vous (et content de cheminer de concert…)

  2. Je suis impressionné, ces trois personnages existent, cette femme curieuse, ces deux hommes pris dans un scénario sans issue et il y a la vie qui est là, les repas, la cagoule, le besoin de communiquer et puis le moment où on a plus rien à se dire. Bravo.

  3. Texte poignant. Qui décrit si bien, énonce: les choses on les voit. Leurs corps on les voit. Ou beaucoup n’est pas dit et se tient tapi, avec la mort. Ce sourire derrière les barres blanches, cette femme qui sourit comme une interrogation. Ce qui retient dans l’image: Pourquoi?

  4. retour (épisodique?) sur le tiers livre et je tombe sur ce texte de vous Piero, et tout de suite hormis la tension du texte, ces presque aucun propos rapportés qui ici se justifient parfaitement et en disent long, long… Une chose que ce sourire illustre, m’interpelle particulièrement ( et c’est peut-être trop perso mais je le dis quand même) c’est le rapport des femmes à la violence. Il n’y a pas que les brigades rouges, ce rôle de servante du leader où elles se retrouvent (et pourquoi) et la révolution de 89 où les femmes ont été très actives avant d’être renvoyées à leurs casseroles et puis dans d’autres épisodes, leur rôle de pondératrice, et le syndrome fille du geôlier. Bref, envie de lire la suite

  5. Rétroliens : dialogue #04 | éteins la lumière – Tiers Livre | les ateliers, les chantiers