dialogue #02 | un treize juin

Le ciel était ardent, la lumière montait avec le matin, et la chaleur amollissait l’air guilleret des petites heures, j’ai traversé la ville indifférente, tranquillement indifférente, chapeau enfoncé sur la tête et brumisateur à portée de main, tentant de presser le pas pour rattraper mon retard sur l’horaire prévu, joyeuse à la pensée de faire quelque chose même sans espoir pour corriger les défauts du monde, joyeuse de la voix au téléphone de M mon faux petit-fils et des bonnes nouvelles qu’il m’annonçait. Un groupe d’hommes forts, gilets rouges et banderoles roulées sous le bras m’a dépassée, ma canne dansait sur la calade de la rue des Teinturiers, le souvenir de la voix de M, sage parmi les sages, a dit (n’essaie pas d’aller aussi vite, fais attention) et je me suis arrêtée pour photographier un des platanes tranchés. Sur le boulevard, hors rempart, devant la Préfecture dans le jardin de laquelle le marché du samedi grouillait d’amabilité, il n’y avait que de maigres groupes (tu vois, tu es en avance) et aucun des miens. Ai circulé au hasard en souriant. Des gens s’interpelaient, des drapeaux de syndicats et partis faseyaient dans le petit vent, une sono éructait des essais, un homme a soulevé ses fesses du muret clôturant le jardin pour me laisser sa place, me suis posée un moment pour lui faire plaisir, ai laissé tomber ma canne (un petit rire ironique) une jeune femme me l’a ramassé (mais il n’y a personne ?) ai pensé que lui non plus n’était pas là, ai pensé que de toute façon Rosmerta était toujours en retard (c’est normal, ce n’est pas facile de les rassembler, et puis ils n’ont pas tous envie), ai vu quelques longues silhouettes en bermuda, casquettes, tenues bariolées – leur dandysme décalé – cheveux rasés ou hérissés, arriver lentement sur le trottoir d’en face devant les remparts, ai traversé, un ami, un peu plus loin, en faisait autant, ai souri des yeux bonjour, ai répondu par mes mains jointes aux poings qui se tendaient pour un salut (je ne pouvais pas venir, tu sais, mon stage, mais attends ils arrivent) et en effet ils arrivaient cornaqués et masqués, rigolards ou sérieux et concentrés (on a fait de nouveaux écriteaux), l’attente, toujours longue, de mise en ordre et en marche du cortège a commencé, des tracs nous ont été donnés par des errants des différentes organisations participant à cette marche pour les libertés et contre les idées d’extrême droite, mes voisins les tenaient sérieusement (mais ils ne savent pas les lire, eux… oui la plupart c’est vrai le peuvent… mais pas tous), j’ai regardé mon voisin, cheveux décolorés sur tête noire, penché sur un feuillet, il m’a demandé le sens d’un mot qui fleurait bon la sociologie ou la philosophie politique, je ne sais plus, ai essayé de traduire, nous avons ri un peu (tu es sure que c’est ça?) et silencieusement ai répondu que non, mais que ça n’avait pas d’importance, que de toutes façons eux tous ils en savaient pas mal sur la situation et qu’ils apprenaient et apprendraient le reste (mais il y a de bonnes gens) oui… le camion avec la sono a démarré, nous nous sommes insérés (te fatigue pas).

image Brigitte Célérier – Avignon

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

4 commentaires à propos de “dialogue #02 | un treize juin”

  1. Complètement avec vous dans cette traversée puis dans ce moment (ensemble) les parenthèses suspendent les paroles comme des bulles créent cet effet d’en dedans dehors . Merci Brigitte