dialoque #05 | à la cafétéria

Marie a posé son plateau sur le revêtement blanc légèrement rosé de la table, s’est assise face à lui, a promené rapidement ses yeux autour d’elle, sur ces corps taiseux ou rieurs, les mangeurs solitaires, les groupes trop occupés à parler pour s’intéresser à la nourriture, ceux qui arrivaient à rire, à se donner l’illusion d’un repas festif, un ou deux couples absorbés en eux, a ramené ses yeux sur le plateau grège, l’assiette ocre et le magma blanchâtre qu’elle contenait et a senti s’enfuir, s’évader cette faim impérieuse qui l’avait amenée là, qui n’était sans doute qu’une façon de distraire ces satanées pensées… Elle a saisi sa fourchette, l’a promenée dans ce qui se voulait brandade en regardant de l’autre côté de la vitre le soleil qui riait sur l’herbe de l’espace-jardin, et chaque mouvement de sa fourchette était courbe dessinée par sa danse dans ce vert légèrement humide, errance interrompue par une voix

– La place est libre ?

A tourné les yeux vers l’homme qui se tenait là, debout, plateau en main, l’a regardé comme venu de très loin, a ouvert la bouche. Il a repris

– Puis-je ?

– Evidemment… je vous en prie (un sourire, étirement des lèvres, sans plus, du moins le voulait ainsi)

D’un coup d’œil elle constate qu’en effet toutes les tables semblaient occupées, et retour à l’herbe pendant qu’il s’installait. Mais il était là, elle le retrouvait sur l’herbe, ou son reflet, ou le souvenir du coup d’oeil, homme d’une cinquantaine d’années, d’une parfaite banalité ou du moins sans rien qui force son attention, un sourire aussi, bien entendu, poli, ou un peu davantage, qui venait la chercher

– Merci… Il y a tant de monde, c’est incroyable… Pas si mal d’ailleurs comme endroit, enfin autant que cela se peut… Vous venez souvent ?

Agacement et puis une envie de rire trop forte pour y résister

– Pas vraiment un endroit où l’on vient exprès pour déjeuner je pense. A moins que : vous peut-être ?

– Joli rire. Non moi pas davantage. J’avais rendez-vous avec des amis pour leur montrer le musée et n’ai pas eu envie de les suivre sur le port… alors comme j’avais faim. Je n’étais jamais venu ici, j’ai l’habitude de rendre visite à deux ou trois œuvres que j’aime bien, enfin un peu plus de deux ou trois, vous comprenez ce que…

– Je comprends

– mon bureau est dans le coin et cet endroit, le musée je veux dire (elle a retenu son : j’avais compris… n’avait pas désir finalement de le dissuader de continuer, pas réellement de l’encourager non plus) oui cet endroit est un peu ma seconde maison, un sas entre travail et vie

Elle a esquissé un sourire pour saluer la maison, l’a laissé se dissoudre pour éviter ce qui pourrait découler de « travail et vie ». Elle regarde la fenêtre, revient vers lui en entendant

– Que vous a-t-il fait ?

– Qui ?

– Ce plat.

Elle pince furtivement ses lèvres, agacée. Et puis, au fond pourquoi pas… jouer un moment puisqu’il se propose.

– Il m’a fait croire qu’il était ce que voulais.

– Et ce n’est pas le cas… mais ce n’est pas de sa faute, c’est votre erreur.

– Il semble, oui, mais il m’y a incitée

– C’est de la brandade non ?

– En principe oui

– J’aime bien le nom… il remplit la bouche.

Elle répète le mot lentement en faisant bien rouler le r et elle étire un sourire de travers.

– Vous malmenez toujours votre nourriture ainsi ?

Furtive envie de se lever, de prendre son plateau et de se diriger vers la sortie en lui disant « cela vous intéresse vraiment mon cher Monsieur ? » et puis le regarde gravement

– Pas toujours non, assez rarement en fait, seulement parfois quand je suis seule, et que je n’ai pas vraiment faim. Sa blancheur qui n’en est pas une me provoquait.

– Parce qu’elle n’en est pas une ?

– Oui et parce qu’elle devrai être essence de blancheur un peu mate, sauf quand elle st gratinée bien sûr, et alors elle est bonne.

– Ah si vous l’aimez gratinée, vous n’auriez pas dû.. ;

– Ne cherchez pas à comprendre.

– Pourquoi, je suis certain que…

– Vous devriez plutôt vous intéresser à votre plateau.

– Il peut attendre.

– Vous aimez les burgers ?

– Il était là.

– Comme la brandade. Vous croyez qu’ils étaient faits pour se rencontrer ?

– Nous étions peut-être destinés à nous rencontrer…

– Je ne crois pas… pas plus qu’eux.

– Nous sommes pourtant là et eux aussi.

– Il y avait la porte et une envie de s’asseoir, ou l’idée de la faim ou du temps à tuer. C’était quoi pour vous ? Une pause avant le bureau ?

– Et dans votre cas une tristesse à ronger.

Elle montre un peu les dents, entre sourire amusé et menace de morsure.

– Il est plutôt beau, j’aime ce noir… ça change

– Pas tant. C’est grâce au charbon

– Au charbon ?

– Oui avec des noix de coco… C’est très bon pour la santé dit la mode.

– Ah vous aimez la mode ?

– Les burgers sont à la mode de toute façon. D’ailleurs c’est peut-être plutôt du pain à l’encre de seiche. Tout aussi à la mode.

– Comme dans les spaghettis. Le vert ressort bien. Il y a quoi dedans ?

– Du saumon je crois.. et des aubergines grillées je pense.

Il ouvre le burger. Ils le contemplent avec soin.

– Oui c’est beau. Vous devriez le manger, ça va être froid.

– Comme la brandade.

Il mord dans le burger, et elle a envie de rire. Elle pense qu’elle ne pourra jamais se risquer à cette exhibition. Elle prend délicatement un peu de brandade.

– Vous aviez raison c’est froid. Mais j’aime assez.

– Moi aussi.

Ils mangent et boivent en silence un moment, s’arrêtant de temps à autre pour se sourire et boire, lui de la bière, elle un café ou, au bout d’un moment, ce qui reste de son odeur.

Il a fini son pain, elle a mangé la moitié de son plat et se recule sur sa chaise. Il prend une fritte entre ses doigts et lui demande

– Vous en voulez ?

– Non merci. Vous voyez que vous aviez faim finalement.

– Vous moins. Vous devriez pourtant.

– Ne jouez pas au père de famille ou à l’oncle sentencieux. C’était ma suffisance. Qu’est-ce que vous venez voir ici ?

– Les accordéons. Il y en a tant et je ne m’en lasse pas. J’avoue que j’aime bien ces décors. Ils sont rassurants. Et vous ?

– Les étiquettes, la poussière pas tout à fait absente. Et puis les pierres du cloître surtout. Vous croyez qu’on peut fumer dans la galerie ?

– On peut essayer.

– Vous fumez ?

– Vous vous ne devriez pas.

Elle fait une grimace d’ado. Ils sortent.

– Première fois que je ne suis pas seul ici, ou à peu près seul.

– C’est sans doute à cause de la cafétéria. Je ne savais pas qu’il y en avait une dans ce musée.

– Moi non plus.

– Peut-être l’avons-nous inventée.

– Sans doute.

Il lui tend son briquet.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

5 commentaires à propos de “dialoque #05 | à la cafétéria”

  1. ( des gouts et des couleurs ) j’aime l’étrangeté de cette rencontre et son humour