#été2023 #03bis | laisser des journées ouvertes pour y repasser de temps en temps

@ Philippe Sainte Laudy

Léna s’est souvenue de tout. Elle a modifié certains détails. Plus jeune elle s’appelait Frédérique. Elle s’appelait Anne quand elle pensait à elle. Elle ne pensait pas souvent à Anne parce qu’elles vivaient ensemble. Leurs pas s’harmonisaient quand elles marchaient côte à côte. Parfois elles n’avançaient pas ensemble. Frédérique allait vers Léna, des choses tombaient d’autres germaient et poussaient avec de nouvelles branches, de nouvelles formes, de nouvelles vues sur les choses que Frédérique ne voyait pas. Anne ne connaissait pas Léna, elle regardait simplement Frédérique partir. Elle attendait.

Elle ne savait pas si tout allait tomber ou seulement certaines choses. Elle gardait encore sa peau qui s’était étendue jusqu’à elle depuis l’enfance. Les choses allaient fondre et basculer de l’intérieur. Elle était en colère quand Frédérique était en colère. Elles avaient chacune déposé des quantités de vie à l’intérieur qu’elles tentaient de disséminer pour la faire circuler. Elles avaient des chantiers en cours, des villes sous les ongles et des prairies au fond des yeux. Elles ne savaient pas le nom de tous les animaux ni des plantes elles n’avaient pas encore consulté beaucoup de cartes ni découvert beaucoup de nouvelles terres. Elles allaient au collège, elles allaient au lycée. Elles passaient le baccalauréat. Frédérique semblait ralentir au fur et à mesure qu’elle accélérait dans ses nouvelles formes. Elle voyait certaines choses en plus grand et d’autres en plus petit, certaines choses de plus loin et d’autres de plus près. Elle passait par des petits canaux, ou des touts petits tuyaux, de grosses loupes et des lunettes, elle passait par des dates et d’autres dates qu’elle recoupait avec d’autres. Elle devait ranger certaines choses, parfois l’ensemble flottait autour d’elle dans un brouillard profond, parfois elle plaçait une petite chose dans une loge parfois une sensation de calme tenait en équilibre les choses s’organisaient d’elle-même chacune rejoignait naturellement sa place ouverte à d’autres autour.

Anne occupait sa place de sœur. Elle savait que sa vie d’ouvrière de la vie l’attendait elle aussi, mais elle n’avait pas accéléré et ralenti dans toutes les formes de Frédérique. Elle avait débuté un petit chantier de construction une opération de réaménagement il fallait plus d’espace pour circuler, elle en était encore aux négociations.

Eva ne savait pas encore que Frédérique accélérait et ralentissait qu’elle rangeait, flottait dans le brouillard, et plaçait une petite chose dans une loge avec une étrange sensation de calme. Elle observait parfois les pas synchronisés, Anne et Frédérique marchaient l’une à côté de l’autre d’un seul pas sur le trottoir. Eva ne leur a peut-être pas parlé, dans la salle d’à côté, dans sa vie d’être vivante à la place d’à côté. Elle ne sait pas que Frédérique lancera un grand drap sur son époque qui les enveloppera toutes dans une histoire. Elle sait que pour raconter une histoire il faut des êtres qui entrent, qui vivent à l’intérieur. Eva n’invite pas beaucoup de monde. Sa sœur a déjà une vie entière au-dessus de la sienne. Elle a commencé son métier d’ouvrière de la vie onze années plus tôt. Peu de choses sont entrées pour tenir longtemps à l’intérieur chez Eva. Elle ouvre chaque journée pour la refermer.

Marie laisse des journées ouvertes, elle y repassera de temps en temps. Chaque journée restée ouverte pourra la laisser passer de temps en temps. Elle a gonflé lentement avec les journées laissées ouvertes pour y passer de temps en temps. Eva est invitée parfois. Elle est invitée à passer dans ses journées restées ouvertes. Marie est loin. Eva est invitée parfois, l’été. Eva parfois, l’été, laisse une journée ouverte pour y repasser elle aussi un peu plus tard. Mais souvent elle ne repasse pas. Elle ouvre d’autres journées qui se referment sur elles pour ouvrir d’autres journées. Elle ne reste pas. Elle n’a pas le temps de rester, elle cherche déjà une nouvelle journée à vivre.  

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

8 commentaires à propos de “#été2023 #03bis | laisser des journées ouvertes pour y repasser de temps en temps”

  1. j’adore me perdre dans ces prénoms mêlés à elles, peu importe, tout finit par se croiser, par se faire entendre
    même la peau finit par s’étendre jusqu’à leurs cœurs où « Elles avaient chacune déposé des quantités de vie à l’intérieur »
    je ne sais pas pourquoi mais en lisant ton premier paragraphe, j’ai entendu la voix de Jeanne Moreau… c’était très beau !

    • Je suis touchée Françoise, un grand merci ! Jeanne Moreau, c’est en ligne de mire pour la suite si je ne me suis pas égarée d’ici là. En fait j’avais dans l’idée d’un genre de récit auto-biographique qui progresserait par des films dans lesquels je le retrouve, avec plus ou moins de proximité. J’ai commencé avec « Diabolo Menthe » et « Pour une femme » de Diane Kurys . Et j’ai en ligne de mire « Jules et Jim ». mais bon, ça paraît un peu romanesque dit comme ça. J’avance de la matière, quel que soit le projet finalement. C’est ce qui me plaît.

  2. Comme c’est étrange ces personnages multiples et mélangés dans une vision poétique de la réalité, je suis curieuse de voir la suite… »Eva parfois, l’été, laisse une journée ouverte pour y repasser elle aussi un peu plus tard. Mais souvent elle ne repasse pas. Elle ouvre d’autres journées qui se referment sur elles pour ouvrir d’autres journées. Elle ne reste pas. Elle n’a pas le temps de rester, elle cherche déjà une nouvelle journée à vivre. » ça donne à penser…

    • Merci Catherine de me lire avec cette curiosité. C’est une sorte de matière première, ce texte. Inabouti. Mais c’est certain que produire une sensation temporelle un peu étrange mais vécue comme telle m’intéresse beaucoup. J’aimerais arriver à faire vivre les personnages sans presque rien d’autre…

    • Le « tourbillon de la vie » qu’évoque Françoise ! Merci Brigitte. Quand tu les suis c’est qu’elles sont encore visible, car elles basculent vite…

  3. et puis le titre, irrésistible. L’imparfait agit de cette manière, à laisser le temps ouvert, et confondu. Un album photo, mais l’on ne s’y pencherait que sur les pages intercalaires de papier cristal. Alors le passage au présent… quelque chose se noue ? et quoi ?

    • Merci d’être passé Christophe. J’ai eu cette impression en écrivant qu’on disait passé – présent, imparfait, passé composé, présent mais que cela saucissonne beaucoup. De l’intérieur me parlait plus cette métaphore du temps comme journée restée ouverte. Surgie en écho à la lecture du texte support. Le passage au présent est une retouche à la publication sur le blog. J’ai laissé le décalage mais il focalise sur Marie alors que c’est Eva le personnage principal. Bon on verra plus tard…