#été2023 #03bis | Origami

Comment comprendre où l’on va si l’on ne sait

pas d’où l’on vient. Comment comprendre la simplicité

d’où l’on vient si l’on ne peut pas comprendre la

simplicité des plis d’un origami.

Silence

Jean-Marc CECI, Monsieur Origami,
Folio Gallimard

Tirée à quatre épingles ! Ce qu’Elle, la sœur, imagine, à tort  probablement, pour l’instant : la maison idéale n’a pas bougé dans leur mémoire, ils ne veulent plus la revoir même en peinture, ils souffriraient trop qu’elle soit modifiée en quoi que ce soit, et surtout que les personnages principaux l’aient quittée définitivement. Quatre frères qui ne se parlent que rarement, deux d’entre eux qui ne se parlent plus sauf exception. Ils vivent aux quatre coins de l’hexagone, ne se téléphonent quasiment pas. C’est souvent Elle, qui fait le lien, donne et prend des nouvelles, elle garde le contact avec chacun d’entre eux, s’entend bien avec toutes ses belles-sœurs qu’elle trouve « épatantes », elle redonne même à l’occasion et si besoin…les zérosix perdus… On aurait pu imaginer que la naissance des neveux et nièces les auraient rapprochés, sept en tout en deux fournées. Ce ne fut vrai et tout aussi rare que lorsque les parents étaient vivants. C’était la mère qui faisait le lien, le tampon aussi, pour éviter les dérapages dans les  joutes verbales entre mâles dominants ; c’est elle qui envoyait des cartes pour les anniversaires, organisait les repas de Noël plantureux et bruyants. C’est elle qui réclamait la présence et les efforts de convivialité, elle attisait autant qu’elle étouffait, les braises de la dissension, comme si elle voulait tester leur degré d’incandescence et de persistance sous son contrôle : – tu sais bien comme il est ton frère, ton père… N’y fais pas attention… ils ne se sont jamais parlé facilement, un tel avec un tel, c’est la jalousie… L’aîné était trop fier, il aurait voulu être fils unique, le cadet était trop gentil, il allait se faire bouffer, le troisième était trop turbulent, il lui en a fait voir… Le père les appelait Les pieds nickelés, il flairait facilement l’insubordination et jouait les redresseurs de tort à la manière virile. Mathilde, la quatrième officielle, a absorbé une foison de commentaires sur le caractère de l’un ou de l’autre, leur mère l’en abreuvait quotidiennement. Dans la rubrique  confidence différée et /ou ressassée  elle était championne. Pour prendre la température de l’ambiance, il suffisait de la rejoindre dans la  minuscule cuisine, elle représentait un véritable sanctuaire à mutinerie et à plaintes enregistrables. C’est sans doute ce qui explique comment Mathilde a acquis ses premiers rudiments de sociologie, d’éthologie et de psychologie des familles. Elle les aimait tous : Le père parce qu’il était le père et qu’il était sévère, parfois ridicule mais joueur, mélomane et très doux avec les bébés, le plus grand parce qu’il était l’aîné et musicien, le deuxième parce qu’il était bon cuisinier et serviable, le troisième parce qu’il la rendait chèvre et l’obligeait à contourner ses taquineries, le quatrième parce que l’écart d’âge de neuf années lui a permis de le materner… Tous ces tempéraments très différents constituaient un véritable bouillon de culture, un creuset de réactions en chaîne que la promiscuité a rendu instructif et sans monotonie. Mais à l’âge adulte le brasier s’est assoupi.  Courtoisie de circonstance, échanges verbaux sans réel désir d’en savoir plus, plus aucun risque à prendre pour renouer ensemble des monologues de longue date sur la légende commune. Les jeux sont faits ! pensaient-ils sans le formuler.       L’enfance est dissoute. Les rivalités sont éteintes. Un vieux zeste d’amertume roussie est fiché au cœur même des certitudes. Le silence apaisé en reste le meilleur gardien. Mais les quatre ont su faire bonne figure à deux reprises, à l’église, au crématorium, à l’office du notaire, chez ce dépeceur de valeurs sentimentales. Sa froideur bureaucratique a ‘(r)échauffé les cœurs malmenés par la double perte. Se tenir au chaud devant lui, dans le nid parental imaginaire, ce n’était pas donné d’avance. L’indicible en pleine succession  et plus surprenant, l’oubli se paient la part du lion ! L’amnistie des rancœurs pour solde de tout compte. Tout s’allège miraculeusement. Septembre, eux et elle se retrouvent : sept moins deux. Le chiffre impair 4+1 = 5  bien posé à plat dessine les contours d’une maison, quatre lignes fermées et deux au-dessus pour le toit.Tiens ! ça fait 6… Le compte est presque bon. Manquait une fille… Dessin d’enfant à l’école ! Deux personnages manquent dans la couvée du jour, plus deux qui étaient les parents 7+2 = 9, mais il manquera quelqu’un, plusieurs même… Vous n’y comprenez rien ? C’est normal. Une famille qu’on veut dessiner … ça se complique vite. La généalogie est cryptée en script.  Zéro égale naissance, grand X égale union éventuellement procréatrice, grande croix égale mort.  Pour faire un arbre c’est plus long et ça demande des précisions. Il y a même des noms et des prénoms effacés. Des identités hors-pistes.

        Comme je le disais, j’ai déjà indiqué certaines choses, en ordre dispersé, sur cette famille. Elle n’est pas plus intéressante qu’une autre, mais sa description est accessible. À quoi à qui peut-elle servir ? Ne riez pas tout de suite. C’est un devoir de mémoire, pas un boudin à remplir de mots pour ne rien dire. Ce n’est pas une commande non plus. C’est une coulée de volcan assagi. Un drainage de conscience un peu sentimental. Cela pourrait n’avoir jamais existé.

         Le labyrinthe des portraits n’est pas encore ouvert en grand.  Elle leur a offert le champagne sur le balcon où ils ont tant vécu de moments ensemble. Mathilde ou Martha, va garder le nid, le repeupler de tous les signes de sa nostalgie. Encore tirée à quatre épingles, un peu moins qu’avant, la maison parentale s’est vidée  peu à peu des objets à partager, chacun.e d’entre les six enfants vivant.e.s a fait ses choix, ça a traîné un peu, car ce fut secrètement douloureux.  On bazarde à la hâte, on distribue ou on conserve. Vider la maison des parents est une épreuve à part entière, une croûte de deuil à soulever avant cicatrisation complète. Heureusement celle-ci a résisté… La peau des mots repousse bien en dessous. Aujourd’hui la maison respire. Je veux dire, cette maison-là respire mieux, mais elle est dans son jus de souvenance, pliée à redéplier, aussi simplement, qu’un … Origami... On peut encore écrire dessus…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

5 commentaires à propos de “#été2023 #03bis | Origami”

  1. j’ai glissé sur cette description de la famille qui m’a touchée bien sûr et que j’ai trouvée excellente
    sans doute qu’elle se rapproche quelque part de ma proposition #3 bis, sauf que chez toi, il y a la mère et « elle les aimait tous »
    j’ai aussi retenu cette phrase « Cela pourrait n’avoir jamais existé », phrase brève qui semble venir remettre les choses à leur place…
    merci Marie Thérèse pour ce déchiffrage quasi universel…

  2. oui les problématiques familiales, cocktail détonant d’amour et de névroses sont magnifiquement rendues, sans pathos. On s’y retrouve forcément…

  3. Une coulée de volcan assagi (je ne comprends pas pourquoi certains mots ou expressions sont en italique, à part « comme je le disais ») complète (ou mène vers) l’image de l’origami. Pas sentimental du tout, justement. Je crois avoir déjà rencontré Mathilde dans des propositions antérieures et vous savez la dire et nous la montrer.

  4. La vie dans les plis de Michaux est sous-jacente, l’apparente accalmie du récit n’est qu’un palier dans le puits des questions figées dans et par le temps, on replie les destins comme des bouts d’origami sans oublier justement et mentalement ( sentimentalement) le tracé des pliures, la vision définitive. Les mots en italique indiquent (mal) des choses entendues et ressurgies dans le texte. La fin du texte est un peu froissée. Mathilde présente ses excuses, elle a fait beaucoup de brouillons pour arriver jusque là. Merci Héléna pour avoir repéré le fil d’Ariane que tisse cette Mathilde ( qui revient souvent comme dans la chanson de Brel). La photo de pierre tombale est aussi un origami subliminal difficile à déplier à l’air libre…

  5. « Un drainage de conscience un peu sentimental. Cela pourrait n’avoir jamais existé. »

    Touché par votre texte que je trouve particulièrement juste. Par ces deux phrases également qui interrogent par ricochet ce que j’expérimente avec surprise dans cet atelier.