#été2023 #03 | Ils sont cinq

Comme je l’ai dit, Julie observe les phasmes. Julie Robert avait eu l’idée d’importer des phasmes dans sa salle de classe après avoir visité l’écomusée du Faouët. Elle aurait pu choisir d’élever des fourmis. Elle a préféré la placidité des phasmes, ces insectes qui se tiennent tranquille toute la journée pour ne pas attirer l’attention des prédateurs. Elle avait été fascinée par leur mimétisme avec les branches de ronces qui leur servaient de support et de nourriture. Julie Robert est mariée à Sébastien Fournier. Elle est mariée depuis cinq ans. Elle a deux enfants de quatre ans et deux ans. Elle se voit avec une progéniture abondante. Elle veut au moins un troisième enfant. Elle a déjà deux garçons. « L’idéal serait d’avoir une fille », pense-t-elle en regardant son ventre qui ne s’arrondit pas. Elle a des difficultés à avoir ce troisième enfant. Elle a toujours voulu être institutrice. C’est une vocation qu’elle a héritée de sa mère et de sa grand-mère qui voulaient être institutrices et qui n’ont jamais pu accéder à des études supérieures. Julie est la première de sa famille à avoir pu réaliser des études supérieures. Elle avait fait des études de psychologie à Tours. Le mari de Julie est conseiller pédagogique et comédien à ses heures perdues. Ils se sont rencontrés lorsqu’il est intervenu dans la première classe de Julie, il y a huit ans. Ils se sont tout de suite plu. Ils se sont immédiatement livrés. Ils se sont reconnus et tout est parti très vite entre eux deux. Sans fougue mais avec beaucoup de ténacité. Ils sont accrochés l’un à l’autre comme des perruches. Comme je l’ai dit, Julie est une fille simple et compliquée à la fois. Elle a des soucis avec son sommeil. Elle ne dort jamais l’esprit tranquille. Comme je l’ai dit, Julie est calme et nerveuse à la fois, placide et intranquille. Elle est sur le qui vive et ne veut pas se laisser surprendre. Comme je l’ai dit, Julie a préparé toute son année scolaire à la fin de l’année scolaire précédente. Elle avait juste passé son été à guetter les phasmes dans la nature. Elle avait été obligée d’acheter des phasmes sur un site entre particuliers pour pouvoir en adopter en classe. Comme je l’ai dit, Julie est méthodique et précieuse.

Comme je l’ai dit, Julie observe les phasmes. Elle les regarde avec Murcia. Murcia est malvoyante. Julie en connaît la raison puisqu’elle avait déjà eu Murcia dans sa classe lorsqu’elle travaillait à l’école maternelle au début de sa carrière. A l’époque, elle s’appelait Murcia Kante. Elle était née dans une famille d’aveugles. Jusqu’à ses trois ans, elle avait vécu dans le noir, dans un placard. Ses parents ne voyaient rien. Elle était née comme ça dans l’appartement et n’avait jamais été déclarée. Quand elle est arrivée dans la classe de Julie en cours d’année, elle avait trois ans et demi et ne parlait pas. Elle était en famille d’accueil à Saint-Marcou. C’est à l’école de Saint-Marcou qu’elle avait appris les rudiments du langage. Ses parents ne lui parlaient jamais. Elle posait quelques problèmes dans la classe de Julie. Elle donnait des signes d’autisme, ne voyait pas très clair puisqu’elle avait été plongée dans le noir dès son plus jeune âge. Six mois après son entrée en famille d’accueil, Murcia a été de nouveau placée. La famille d’accueil ne voulait plus s’en occuper car, selon la mère de famille, elle était trop difficile. Disons que sa couleur de peau ne plaisait pas à ces personnes qui votaient pour le front national, comme 35% des habitants de Saint-Marcou. Murcia avait donc dû quitter le village et la classe de Julie. C’est là que Sonia Vacossin a entrepris des démarches pour l’adopter.

Comme je l’ai dit, Sonia Vacossin est professeur de français et célibataire. Elle rêve d’être mère de famille depuis de nombreuses années. Elle ne peut pas avoir recours à l’insémination artificielle, la loi ne le permet pas. Sonia habite au cœur du village, dans une vieille maison en pierre et en brique. Elle a toujours rêvé d’adopter des enfants. Alors, quand l’affaire de Murcia a éclaté au grand jour dans la presse locale, elle s’est tout de suite proposée à l’Aide sociale à l’enfance pour accueillir cette enfant qui pose tant de problèmes. Elle s’est dit qu’elle allait relever le défi de l’éduquer et de l’aimer pour lui donner un autre départ dans la vie que ce qu’elle avait eu jusqu’ici. Sonia Vacossin est un professeur « sévère mais juste ». Ses élèves l’estiment et la respectent. Elle les entraîne à la lecture à voix haute et tient avec eux le journal de la classe sur un blog dédié au collège. Elle s’intéresse à ses élèves, les moins bons comme les meilleurs. « Sévère mais juste ». Elle a pris sous son aile Djibril, le fils de Mustapha Chabi, le patron du call center. C’est aussi son voisin

Comme je l’ai dit, Mustapha Chabi s’est installé sur la commune de Saint-Marcou il y a cinq ans. Il a ouvert son call center qui fait de la sous-traitance pour bon nombre de sociétés de services. Le call center propose de l’assistance téléphonique, du service après-vente et des ventes d’abonnement à des revues françaises. Mustapha Chaibi a réussi à recruter une cinquantaine de personnes mais le métier de télémarketteur était encore « trop peu connu » par les habitants de la région, a-t-il dit dans la presse locale. Le call center de Saint-Marcou est le premier employeur de la commune. Mustapha Chabi entretient de très bons rapports avec le maire et le président de la Communauté de communes. Mustapha est divorcé depuis deux ans. Il a la garde de son fils. Sonia Vacossin, sa voisine, garde Djibril de temps en temps et lui donne des cours de français.

André Barrière est le maire de Saint-Marcou. Il connaît très bien Mustapha Chabi et répond à ses désirs d’expansion. Avec le président de la Communauté de communes, ils lui font de temps en temps une fleur sur la taxe sur les entreprises. Ils leur arrivent de l’exonérer en partie bien que le chiffre d’affaires du call center soit florissant. Mais ils veulent absolument le garder dans la commune alors qu’elle est éloignée des grands axes. Elle est à dix kilomètres d’Aurelcastel et à dix kilomètres de Brou. Quelle entreprise veut encore s’installer dans le Perche, loin des axes principaux ? André Barrière a le sens de l’accueil et mise tout sur le call center, sur la MAM et sur l’école pour garder ses administrés. Il est pragmatique. Un homme très patelin et débonnaire. Il ne refuse jamais rien aux entrepreneurs. Il ne refuse jamais rien à la MAM. Il ne refuse jamais rien à l’école. C’est un homme de l’assistance publique qui a gravi les échelons en étant boursier. Pour lui, l’ascenseur social a fonctionné. Il est grande gueule aussi. André Barrière est une grande gueule qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Sauf avec les entrepreneurs. Comme je l’ai dit.

A propos de Elise Dellas

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