#été2023 #06 | un homme

J'écris la proposition 6 avant la 5 bis en raison d'une absence quelques jours. Quelques jours de randonnée et de camping, moins de facilités de connexion, interruption du roman. Je me lance maintenant avec P. dans la proposition 6 qui me fait tourner autour de "principes de fonctionnements souterrains", l'argent pour activer, sonder cet abysse. On verra comment raccorder au corps du texte plus tard...  

La vie nous envoie ses instants de grâce, ses tuiles, ses relevés bancaires et ses factures d’électricité. C’est comme ça que j’ai compris la pile de documents qui retraçait la vie de P. dans la fluctuation de ses transactions bancaires et la succession de sa consommation d’énergie. Dates, heures, sommes, débits, crédits, salaires, factures… le portrait de P. crypté codé en langage bancaire, en petits débits et en salaire moyen, en retraits liquides paiements chèques et cartes, prélèvements automatiques. En janvier quelques intérêts et un récapitulatif d’épargne. On devinait dans les chiffres les frais des vacances d’été, les enfants à charge qui prenaient leur autonomie. Et les impôts, sur le revenu, taxe foncière, plus poussée l’imposition sur les revenus de la société commune d’économie agricole (SCEA). De temps en temps, pas souvent, tous les dix ans, un peu plus, l’achat d’une nouvelle automobile. Enfin, la première pension de retraite du ministère de l’agriculture et de la pêche, l’achat d’un voilier, les dépenses liées à la navigation : assurance du bateau, remplacement du pilote automatique, achat d’une nouvelle annexe, remplacement de winch, frais d’hivernage ou de carénage.

Dans les dernières pages de relevés on suit la ligne d’un train Paris-Nantes puis la ligne de dépense d’un vol Paris – Nuuk, Paris-Tasiilaq (côte est du Groenland)  l’année suivante quelques retraits liquides au jour seconde renseignées à Nuuk, jour seconde renseignées à Tasiilaq. Des jours sans aucune opération bancaire, probablement des jours de mer, de mer du Labrador si l’on suit la localisation du retrait liquide à Tasiilaq. Puis des mois sans opération bancaire seulement des prélèvements de CHU , des virements de Sécurité sociale et Mutuelle. Enfin plus de retrait au distributeur automatique, arrêt du versement de pension, de la facture de téléphone ou de consommation électriques. Les lignes de dépenses ultimes : l’agence funéraire prélève les frais d’obsèques. Quelques rappels de mutuelle anachroniques au défunt, des dépenses sans corps, frais sans destinataire, pendant le laps de fermeture définitive du compte.

Impression d'écriture ? Cette proposition impose une matérialité qui domine largement le point de vue. Il faut accepter une certaine froideur, d'être ramené aux choses, avec le risque de déshumaniser ou durcir son personnage. Mais c'est aussi là que des lignes peuvent bouger, des points d'appui comme des  points de vérités. 

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

5 commentaires à propos de “#été2023 #06 | un homme”

  1. Belle idée, décrypter la vie d’un personnage au travers des documents bancaires, factures et papiers… Quand arrive le 2ème paragraphe, il y a comme une tension : c’est quoi ce voyage de P. Pourquoi là-bas ?
    avec les hypothèses sur le trajet effectué, ça ouvre tout un pan dans l’imaginaire du lecteur.

    • Merci d’être passée lire Françoise. Et merci du retour. Je pense aussi renforcer le fait que ce personnage a conservé ses documents bancaires et ses factures. Cela me semble un geste fort de sa part pour tenir quelque chose qui lui échappe. Il dit aussi sa solitude. Les documents bancaires m’ont permis d’aborder l’entrée de P. dans le voyage. Je me demandais comment j’allais m’y prendre pour évoquer ses voyages, justement.

  2. La vie d’un homme au travers de ses opérations bancaires… ce n’est pas sans émotion qu’on suit sa vie active assez répétitive puis ce long voyage au Groenland (le rêve de toute une vie ?) et les derniers temps… La froideur des faits n’exclut pas l’émotion. Belle idée, très bien réalisée

    • Merci Muriel. La proposition m’a mis en contact avec ce geste de conservation un peu mélancolique étendu à l’échelle d’une vie, conserver ses documents bancaires et ses factures… Je craignais de passer à côté de l’émotion donc ton retour me permet de juger que non, pas tant que ça. Je n’ai abordé que les documents bancaires mais les factures d’électricité m’inspirent aussi car elles donnent une trace du temps qu’il a fait, du climat à l’échelle d’une vie.

  3. je trouve au contraire très touchant et tout à fait intime d’aller éplucher les opérations bancaires, de comprendre à travers elles ce qui s’est passé, la durée des voyages, l’émancipation des enfants… et cette fermeture définitive du compte qui clôt le texte et l’histoire…