#été2023 #05 | Cassure

Cassure

Le couple est arrivé le premier. Je dirais la trentaine, la fille pas maquillée mais mignonne quand même. Lui grand avec des lunettes. Ils avaient réservé. La patronne a vérifié sur le cahier et a pu caser son mot bingo « Effectivement ». Je voyais bien qu’elle kiffait, mais de l’extérieur si on la connait pas, ça se voit pas. Elle kiffait car personne réserve jamais. Ici, quand le client se pointe : si y a de la place, il reste. Si y en pas, il va ailleurs. C’est pas pour la bonne bouffe qu’on vient ici. Bref, ils avaient réservé pour quatre. L’autre mec est arrivé, la trentaine aussi. Et ils ont attendu la dernière en papotant tranquilles en vieux potes. Pas pressés de commander. J’ai pu caser deux demis et un Perrier tranche. La flotte avec des bulles pour la nana, comme d’hab. Elle s’est ramenée plus tard. Pareil, trente ans, genre sac d’os. Elle tirait un peu la gueule puis elle les a vu dans le coin au fond. Elle a fait un petit signe de la main, pas à l’aise et les a rejoint. Ils se sont levés et chacun son tour lui ont claqué la bise en la prenant dans les bras et en faisant gaffe de pas la briser. Ils se sont assis, sourires forcés. La conversation a redémarré hyper lentement avec des ratés. Quand ils ont commandé, ils lui demandaient si elle avait trouvé facilement le resto. Quand j’ai apporté le rosé, ils en étaient à peine à demander où elle était garée. Le rosé a beaucoup amélioré le rythme et aux entrées ils parlaient déjà de tout et de rien. Aux pizzas, elle réapprenait à sourire. Eux ils se détendaient, ça roulait impeccable. Je les voyais bien de là où j’étais. Ils étaient les derniers clients. J’attendais pour proposer un désert. Tout à coup la nana a dit un truc et l’autre a sursauté, craché une réponse et s’est refermée comme une huitre. Comme ça d’un coup. La mignonne, elle savait plus où se mettre, je voyais bien qu’elle pigeait pas ce qui s’était passé. Elle regardait les autres façon « mais qu’est ce que j’ai dis de mal ? ». Mais les autres ne savaient pas non plus. Ils ont pas pris de dessert. Chacun a payé sa part. La zarbi est partie la première. Les autres sont restés à discuter sur le trottoir. Quand je suis parti après mon service, ils y étaient encore.   

Claude : Je ne la sentais pas cette soirée. Flore avait insisté « mais si, ça lui fera du bien à Sandrine de sortir, de voir ses amis, juste un repas. On rentrera pas tard. » J’ai accepté. Je fais des efforts. Sa copine Sandrine, déjà avant, elle était pas facile à supporter. Toujours le dernier mot, toujours à argumenter, à s’énerver pour pas grand chose et parfois même pour rien lorsqu’elle comprenait de travers. Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs mois. Seule Flore lui avait rendu visite à la clinique pendant sa dépression. Donc ce soir, c’était le grand retour de Sandrine. Je devrais dire le petit retour, elle est encore fragile. Je l’ai compris dès son arrivée, en retard comme si elle avait hésité jusqu’au dernier moment entre venir ou pas. J’avoue que avant qu’elle arrive, la soirée était sympa avec ma Flore et son frère Antoine. Après, c’était plus pareil. Elle avait tellement changé. On ne savait pas quoi dire, on marchait sur des oeufs cherchant à éviter tous les sujets qui pourraient avoir la moindre allusion à sa situation. Une fois épuisé le charme de la circulation en ville, on a ramé et puis Antoine a commencé à parler de ses voyages pour le boulot, on a parlé des nôtres en projet. Avant, Sandrine aussi était une grande voyageuse. Elle écoutait, elle souriait. Flora était détendue et pour inclure sa copine elle lui a demandé quels étaient ses projets à venir. Bien sûr, elle aurait dû préciser de voyage, des projets de voyage. C’est là que c’est parti en vrille.  

Flore : J’ai choisi le restaurant avec soin, pas trop loin de chez Sandrine, pas trop cher et tranquille. Une pizzeria car elle adore ça. Un lieu neutre où nous ne sommes jamais allés avec son ex. Antoine est de passage en ville, le prétexte pour réunir notre trio d’enfance. Plus Claude bien sûr, bien qu’il ne soit pas enthousiaste. Il dit que c’est encore trop tôt pour Sandrine. Je crois surtout qu’il ne sait pas quoi lui dire et craint d’être maladroit. Il s’inquiète inutilement, ça va bien se passer. Elle tarde à nous rejoindre, pourtant mon texto était clair, j’espère qu’elle ne va pas renoncer. Non, la voilà. Elle a encore maigri, Antoine et Claude ne s’attendaient pas à un tel changement. Mais ils font bonne figure. La soirée va être longue. Est-ce que c’était une bonne idée ? La discussion est poussive. Je commande un rosé pour alléger l’ambiance. Je peux toujours compter sur Antoine pour animer une table, le Niger, le Mekong il suffit de le brancher sur ses reportages à l’autre bout du monde. Claude s’y met et parle du projet du moment l’Argentine et la route 40. Sandrine écoute en souriant mais elle reste muette, je dois l’inclure dans la conversation, elle aime voyager. – et toi quels sont tes projets à venir ? 

Sandrine : J’ai demandé au psy si c’était une bonne idée cette sortie…Ou alors je dois lui demander à la prochaine séance ?  Ma voiture ? Elle est garée sur la place en face. 

Je me sens lente, me concentrer est douloureux. J’ai mal à la tête, j’ai pris ma paroxetine ? Je peux prendre de l’alcool avec ? – Le trajet ? Quelques minutes. 

Ils sont tellement attentionnés qu’ils en sont pénibles. Ils ont peur de quoi ? Que je pète un plomb ? Et l’autre qui minaude, qui me regarde avec ses yeux de Bambi. Elle m’énerve. Et le grand photographe, il m’énerve aussi. Et le grand mou que j’ai jamais aimé ? Pour lui ça change pas, il m’a toujours énervé. Je devrais me lever et partir. Oui je vais faire ça. Ah Bambi me parle, mes projets d’avenir ? Mais quelle question stupide.

– mes projets d’avenir, tu veux dire à part me faire sauter le caisson ? ça te regarde pas fouineuse.