#été2023 #02 | Une présence inquiétante

Toujours revenir à ce cimetière, la chambre. Les tâches grises sur les murs. Les livres, partout, par milliers, dans des étagères pleines, prêtes à tomber. Et la poussière, tenace, résultat d’années de laisser-aller. Tout ça était le signe d’un abandon, inévitable, qui avait pris de chaotiques proportions.

Il s’était isolé. Au sommet d’une sombre tour sans issues, un donjon plein de brouillard et d’orage. Hikikomori incapable de parole, il refusait de se montrer. Il éprouvait une souffrance profonde, prostration dont il n’arrivait pas à se sortir, qui l’avait conduit à s’effacer. Chacun y était allé de son commentaire : ça prendra fin bientôt, ça lui passera, il est encore jeune, ça ne dure jamais longtemps, etc. Les conseils pleuvaient — les injonctions plutôt — des leçons de vie. Motivantes, il parait. De ces paroles qui pourraient changer les foules, qu’on trouve dans les ouvrages de développement personnel, sur les réseaux sociaux. Qu’il devait faire un effort. Qu’il avait de la chance, pas comme d’autres qui, en Afrique, meurent de soif et de faim. Qu’il n’avait pas à se plaindre, pardi. On lui reprocha son orgueil mal placé. Il fixait le sol, peut-être honteux, éprouvant une fatigue insurmontable, attendant que ça passe, que ça ne pèse plus.

Le bois du parquet était abimé, fissuré ici, là terne, tâché, irrécupérable. On y voyait les séquelles du temps qui passe. Et bien qu’on se démène pour tout conserver, que ce soit transmis à d’éventuels descendants, nos efforts sont vains, on ne récupérera que de petits morceaux, des miettes, et un jour, de tous ces souvenirs, il ne restera rien. On s’y accroche quand même, en attendant de pouvoir accepter l’inconcevable, d’y être forcé.

Le lit était défait et sale. Par terre, trainaient des câbles, chargeurs d’ordinateur portable, de smartphone, de consoles de jeux. Une chaussette, aussi, solitaire, qui n’avait plus revu sa sœur depuis des années. Elle se cache sous l’armoire, peut-être. Meuble inutile, qu’on n’ouvrait plus. A quoi bon s’habiller quand on ne sort pas de chez soi ? Et pourtant, en dépit de cela, de la poussière qui s’accumulait, des choses qui trainaient, tout dans ce désordre semblait à sa place, comme si ça devait être là, comme si c’était là la place attitrée de tout ce fardeau. Il y avait le bureau. Bouteilles d’eau vides ou non. Stylos mordillés. Tasses de café non terminées. Pellicules de cheveux. Quelques cheveux. Poils de chat. Clefs USB. Disques durs externes. Un bouquin, bien sur le côté, qu’on rechignait à poursuivre, roman sur une folle qui danse. Et au milieu de ces ruines, un ordinateur portable, ouvert, allumé, sur le point de se décharger, le clavier et l’écran crasseux. C’était une fenêtre sur le monde.

***

Dehors, il fait incroyablement beau, une chaleur infernale. L’ordre du jardin, soigneusement entretenu, ne peut qu’intriguer : seules les ombres habitent ces lieux. Un ordre qui contraste avec l’état de la véranda, dont les vitres n’ont pas été nettoyées depuis des lustres. Par terre, un peu partout, trainent des cadavres de gerbilles. Sur la lourde table en marbre, on avait commencé à préparer des feuilles de vignes. Des chaises sont renversées.

La pelouse, récemment tondue, recommence à pousser. Elle brunit, lutte pour conserver sa verdeur. Des pissenlits et des coquelicots flânent. Ils rêvent de la fin de l’été, regrettent la fraicheur du printemps, et le long de l’allée en pierres, il y a des hortensias aux pétales écornés, roses ou bleus. Parfois, des hurlements de colère brisent l’impression de solitude qui règne là. Un avion passe dans le ciel. Un homme supplie d’arrêter de frapper. Elle se déploie, l’allée, loin, très loin, guide les pas de fillettes égarées, et on se plait à imaginer qu’au bout, une Cité d’Emeraude nous ouvrira ses portes, qu’on y trouvera un remède à nos difficultés. Elle fuit, l’allée, se jette hors de ce jardin maudit. Fuit les hurlements de colère. Fuit la présence menaçante qui se cache dans les hortensias desséchés, la véranda abandonnée, la pelouse jaunie qui a maintenant poussé, qu’il va falloir tondre à nouveau. Une cabane en bois nous surveille, là-bas, dans le coin.

***

En prenant cette route, après un moment d’introspection, on fait face à un immeuble haut de quatre étages. Les souvenirs, douloureusement, avec difficulté, reviennent. Il y a beaucoup de lacunes, encore. Des choses qu’on ne s’explique plus. Dont on doute. Qui ne sont plus à leur place. On essaie de faire avec.

Ce sont des détails dérisoires. Y avait-il des fenêtres ? De quelle couleur était le plafond ? Ai-je imaginé les plantes vertes sur le pas de la porte ? Ca a beau n’avoir aucune importance, ça nous obsède. Nous redécouvrons cet espace, la cour qui nous semblait plus large, les deux autres immeubles, à gauche et à droite, dont nous avions oublié l’existence, les antennes paraboliques sur les toits, les poils de chats, et en envahissant les lieux, on voit l’escalier apparaitre. Le monter était toujours pénible. Insupportable, la chaleur de l’été nous écrasait. Il n’y avait pas d’ascenseur. Mais pour se motiver, on pensait à ce qui nous attendait au bout, au quatrième étage — aux rideaux couleur crème, à la moquette grise qui puait la naphtaline, au téléviseur en 4:3, à la chaudière en acier dans la salle de bain, aux câbles rouges et noirs du téléphone dans le salon, aux livres en polonais pleins d’images d’animaux — tant de choses auxquelles on tient, qui donnent du sens à notre vie, qui font notre identité.

Juste en dessous, au troisième étage, il y avait la porte blanche de l’appartement de ma grand-mère. Il fallait l’éviter. Non que je ne l’aimais pas, ma grand-mère. Toute l’année, j’attendais les vacances d’été, impatient de la revoir, de la serrer dans mes bras. Mais depuis un moment, quelque chose avait changé, elle n’était plus la même. Quand elle me voyait, elle grimaçait. Ca me faisait pleurer. On grimpait l’interminable escalier, et brisés par la fatigue, on se laissait tomber, non sans craindre que la porte de l’appartement du troisième étage, où régnait maintenant un silence de mort, ne s’ouvre, qu’on soit emportés. Dans ce pays, il fallait lutter pour survivre.

***

Le jardin n’est pas très grand. En à peine trois jours de marche, on en a fait le tour. Certains choix interrogent, comme l’étrange disposition des deux arbres, un amandier et un olivier, sans symétrie ou régularité. De même, l’énorme récupérateur d’eau dérange l’œil, nuit à l’harmonie du lieu, masse informe pleine des malédictions du ciel. Mais en dehors de ces quelques points noirs, tout est agencé avec soin.

Un mur, peu élevé, encercle le jardin, au pied duquel des jardinières ont été aménagées. Y poussent diverses plantes : persil, thym, basilic, menthe, pourpier, verveine… Des rosiers pleins d’épines menacent les intrus et les fuyards. Des malheureux, pour s’y être frottés, ont fini empalés. Des chats, certains jours, se plaisent à passer par là, à jouer, à faire leurs besoins, avant de partir, de retrouver leur liberté. Eux ne risquent rien, ils sont toujours les bienvenus. Et il y a l’allée en pierre, inquiétante, longue de milliers de kilomètres, de centaines de milliards d’années-lumière, qui va on ne sait trop où, traverse des lieux insoupçonnés, forêts, montagnes, marais, océans, des ceintures d’astéroïdes et des trous noirs, et au terme de ce voyage, on arriverait à des mondes glaçants où ne règne que la guerre, la maladie, la mort, les pires horreurs cosmiques. La cabane en bois, pleine d’histoires d’épouvante, nous surveille du coin de l’œil. On n’ose pas imaginer ce qui s’y cache.

Alors nous quittons cette route inquiétante pour nous rapprocher du mur, à gauche. De l’autre côté, un bric-à-brac s’offre à nos yeux : tôle, planches en bois, échelles rouillées, bétonneuse sale, transpalette, pots de fleurs cassés, emballages vides, briques, déchets… Tout un bazar dont on n’avait pas voulu se débarrasser. Et au milieu de ça, qui chasse des gerbilles, un chat de gouttière roux, un des plus beaux chats que j’ai vu de ma vie.