#été2023 #05bis | … une si … belle mort …

Que de livres dans cette chambre, que de chambres dans ces livres. Tournant les pages, tu passes  d’une pièce à l’autre et la fin n’est pas d’acquérir, pas même de préserver, mais de t’appauvrir encore, jusqu’à reconnaître en toi des lumières que tes forces n’auraient su trouver, que seule  ta faiblesse pouvait inventer.

CHRISTIAN BOBIN  | L’ENCHANTEMENT SIMPLE

[ Un texte comme celui-là peut avoir une infinie quantité de versions, une multitude de détails à reconstituer. C’est celle de la Fille-Sœur qui est proposée ci-dessous, elle est sujette à amélioration et à contradiction bien au-delà des faits. Deux décennies plus tard, elle aura voulu se remémorer et  raconter certaines scènes, à distance, avec l’intention éventuelle d’en reparler avec les autres personnages ].

FILLE ( une sur deux ) :

Elles leur ont demandé de sortir pendant les soins d’avant – transfert. Les corps encore collés  ensemble, tout contre le corps sans vie, comme délivré de tout frémissement de survie. Un silence à couper au couteau, puis les pleurs envahissent la chambre… mais la dignité et la retenue prévalent, les petits-enfants sont remarquables, graves et prévenants, une solidarité surnaturelle surgit comme une fleur, devant l’évidence. ELLE…ELLE… ELLE est partie !  Eux et elles restent dans la chambre, ils n’ont pas voulu la lâcher avant de l’avoir follement embrassée, caressée, réajustée vainement sous les tissus d’hôpital. Frère trois a voulu à tout prix faire rejoindre les deux mains, les croiser comme elle le faisait sur le ventre, mais là , il veut la faire prier, je l’aide, peu convaincue. C’est difficile, on trouve à la caler, mais elle n’est plus là… Elle avait semblé glisser dans la mort comme sur un toboggan, les pieds dressés en étoile, comme pour se retenir. Le haut du corps comme déjà résigné, presque consentant. La morphine comme lubrifiant cérébral a facilité le passage. Les derniers mots lancés, des bribes incompréhensibles, certains ont entendu ou interprété.  On ne peut pas laisser les siens sans viatique… Elle avait forcément quelque chose à leur dire. Le Frère trois a entendu : Merci !  Oui, mais, juste avant, ses yeux verts opaques, écarquillés comme devant une vision tromboscopique face à elle, en contre-bas, non partageable… image d’elle, de son corps livré, inédite, presque surréaliste.

Trop nombreux à présent il a fallu se relayer et surveiller le père. Gestes et regards discrets, consignes efficaces. Trouille immense que l’homme terrassé ne s’effondre, fasse un malaise vagal, fatal. Mais son calme imprime chaque minute de son désarroi et de sa sidération. Son regard est hagard, comme perdu, il baisse la tête, ne regarde personne d’autre qu’elle. Son silence est spécial, très spécial, inédit lui aussi. Revit-il son enfance, et la mort maternelle, en pleine nuit, dans une maison bordée de vignes, sur une colline aux massives bâtisses paysannes, plongées dans le noir. Il avait fallu aller chercher le docteur… Trois frères… Vas-y toi ! Non, toi ! Pourquoi moi ? Tous peur… peur du noir…

Ici, la médecine est là, les lumières sont excessives et le résultat est le même. Une femme, une femme très aimée, une femme indispensable meurt. La fratrie reçoit une décharge émotionnelle équivalente à une bombe à fragmentation. Le vieil homme se laisse pourtant guider… – Repose-toi papa, bois un peu d’eau … Assieds-toi, on parle aux infirmières, on est là, presque tous là, elle l’a vu, elle n’est pas seule…elle le sait…

 C’est un circuit mystérieux aussi que de percevoir ce qui se joue entre les corps, comme au moment d’une naissance, mais sans tiers, sans consigne non plus… Leur distance ou au contraire leur rapprochement empressé, la consolation préventive est de mise, elle désinhibe chacun.e et la gratitude éclot comme une fleur miraculeuse. Le vieil homme en profite peut-être pour s’esquiver verbalement, ne plus rendre de compte, se laisser porter par le groupe.

Il n’a jamais pu reparler de ce moment. Il a mis l’alliance conjugale sertie d’une pierre à son auriculaire droit, ne l’a plus quittée pendant des mois… Et pourtant, elle serrait trop…

On est resté les trois heures réglementaires dans la chambre après le passage du médecin pour valider la mort par un examen furtif et une signature au bas d’un formulaire. On aurait voulu plus…

Frère Aîné, Frère Dernier et Fille acceptent de descendre au sous-sol à la demande de l’infirmière. C’est réglementaire, un.e seul.e d’entre eux aurait suffi. Ascenseur, dédale de couloirs… Le brancard et la maman désormais momie, sous son linceul, roulent à vitesse raisonnable, mais les bruits métalliques, les crissements heurtent les tympans. Petite salle aux murs nus. Tiroirs anormalement hauts et larges. Cinq ou six ? L’image manque… Le silence est sépulcral… Les trois corps se resserrent instinctivement. Le quatrième est sous emprise. Le préposé ouvre le tiroir qui coulisse sur des rails… Le brancardier aide au transfert sur le chariot… pieds devant… – Vous voulez dire ou faire quelque chose avant de la … une dernière fois avant…que… l’embrasser ?… Je vous laisse un moment… Prenez votre temps… 

Allez-y… On est prêt.e.s ! 

Tiroir se referme doucement… Et puis, clac ! Uppercut dans l’estomac…

Dans une insurrection de larmes incoercibles, trois silhouettes n’en font plus qu’une…

 – C’est fini !… c’est fini… c’est fini…. ça va aller… Allez ! Elle est bien… elle est partie doucement… oui, oui, oui ! C’est déjà ça… elle a eu une belle vie… moche et triste aussi… Et elle part le jour de la fête des mères… Elle fait fort  quand même, il fallait oser … On remonte vite voir papa et les autres ! Mais la laisser là, c’est glauque…ça donne le frisson et le bourdon … Elle ne va pas être contente, ça c’est sûr… Oui ! elle aurait rouspété, c’est certain ! Mais c’est le … protocole…  Quand même, elle aura eu une belle mort, non ? Si bien entourée… Elle qui voulait donner son corps à la science…Une rebelle… belle… belle rebelle aux yeux verts.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

11 commentaires à propos de “#été2023 #05bis | … une si … belle mort …”

  1. Très beau texte, sur la veille du grand passage, si impressionnant, et plein de mystère. Un texte qui fait étrangement écho au mien, comme un changement de point de vue, pour une situation irrémédiable, et incroyable. La vie jusqu’au bout. Reste le rêve et sa lecture pour tout revivre.
    Merci.

    • Merci Cécile pour votre passage à vous ici. L’écho que vous soulignez avec votre texte « La veillée » me semble lointain vu que vos personnages et les miens évoluent dans des époques différentes et un rapport au choix de vie assez contrasté. Reste ce moment événementiel qui coupe le souffle et même la pensée pour chaque protagoniste. Vous en avez fait une juxtaposition de perplexités là où j’ai cherché à les solidariser pour passer l’épreuve. Une mort de vieillesse et de fatigue n’a rien à voir avec un suicide. Mais l’impact traumatique réclame des mots qui finissent par se ressembler et des silences encore plus contondants.

  2. Très beau texte, Marie-Thérèse.
    Les désignations « Frère Aîné, Frère Dernier et Fille » et « Frère 3 » sont-elles provisoires ou sont-elles là pour fixer une démarcation, une distance entre qui écrit et ce qui est écrit ? Ou c’est parce qu’ils ont été appelés comme ça dans le texte précédent?

    • Merci Hélène. Je recherche de plus en plus à installer l’ensemble des personnages dans leur statut familial précis en les gardant anonymes. Le Roman qui se profile les englobe en gardant leurs particularités, certains resteront flous, d’autres prendront la lumière en fonction des circonstances. L’appellation par ordre d’arrivée au monde reste arbitraire, elle est une manière de les distinguer. Je mets l’accent sur cette .idée de fratrie, pour l’instant , essentielle à la légende propulsée dans cette approche encore très ouverte. Je ne sais pas comment je vais en parler, Mais je sais bien de quoi je vais parler dans ce Roman, juste esquissé dans l’Atelier. Mais déjà écrit dans une version ancienne.

  3. Très beau, oui. Et j’ai aimé la distance que met l’appellation « Frère Aîné, Frère Dernier et Fille ».

    • Merci à vous également. L’écriture est une source d’étonnement pour moi également. Les mots viennent , ils sont là ! Marguerite Duras s’en étonnait aussi. « Il n’y a rien, et un peu plus tard , il y a çà !  » On ne comprend pas comment c’est venu. On le comprend aussi. On écrit dans nos têtes en permanence , sans le savoir , ni le vouloir. Bon Week-end Françoise !

  4. « et une signature au bas d’un formulaire. On aurait voulu plus… »
    et comment !, tes personnages comme autant de vies autour du corps mort au moment de refermer le couvercle

  5. C’est un moment qui est peu décrit de l’intérieur même si dans les films, les scènes de mort, d’inhumation, de rites funéraires sont légion. Comme pour les mariages on jauge la classe sociale ou la notoriété selon le nombre de gens qui suivent le cercueil et maintenant l’urne… On a peu accès aux pensées réelles des protagonistes qui se regardent bizarrement, les un.e.s les autres en train de vivre quelque chose d’exceptionnel, ou de banal en fonction de la place de la personne disparu.e. dans leur vie. Comment parvient-on à se séparer du souvenir du corps accompagné jusqu’à « sa dernière demeure », qu’imagine-t-on de sa persistance dans nos imaginaires ? Quand il y a beaucoup de vécu, d’amour et de souvenirs, le moment prend une ampleur inégalée. Après, tout le monde retombe dans la vie ordinaire, chacun.e dans son deuil.