#été2023 #10bis | A qui écrire en premier ?

Chère T.,

Tu n’as pas su que la mariée était en noir, l’épouse de ton plus jeune, pas plus que tu n’as transmis ta propre photo de mariage. En as-tu eu une ? T’es-tu mariée « embarrassée  » ? Les jeunes hommes de ta génération revenaient de la guerre de 14-18, démobilisés ou alors un peu avant,ils s’étaient fiancés avec promesse matrimoniale car ils étaient empressés auprès des filles.Ils pouvaient mourir au front. Ils voulaient ainsi rester rattachés aux cocons familiaux, à leur région, ne pas s’éterniser si possible sous les drapeaux. Avoir charge de famille pour des permissions ou des exemptions. Tous les moyens étaient bons.

Tu as été remplacée au bout de deux ans. Ton mari, veuf en Avril 38 ne pouvait pas rester seul. Mais tes trois garçons n’ont pas pu échapper à l’orphelinat des P&T où tu travaillais comme receveuse, et sont tous partis en pension après l’été.

Tu avais perdu deux autres bébés, dont une fille, ta première née, et une cinquième grossesse qui n’a pas abouti. Tu espérais peut-être donner naissance à une autre fille ? Je ne l’aurais jamais su sans le livret de famille longtemps caché dans la maison du remariage, la maison du Mont Joli que tu aimais tant.

De nombreux documents ont disparu dans cette maison à deux niveaux, dont un condamné, celui où tu as vécu… et certaines photos gribouillées et annotées par une belle-mère à moitié folle et exclusive.Moi qui n’ai pas perdu d’enfant, je porte en moi ta douleur comme une solidarité indélébile.Les filles n’ont pas de chance dans cette famille élargie.Elles portent le poids d’une malédiction d’origine inconnue et elles se transmettent en silence la question irrésolue.Je veux rompre ce silence mortifère, je veux rejoindre tes pensées même posthumes. C’est la raison pour laquelle je t’en parle aujourd’hui, avec la certitude que tu possèdes une version de l’histoire et de ses conséquences.

Je t’imagine assise devant ton miroir sur cette jolie chaise de bois sculptée; je te vois dérouler à la brosse – j’entends le bruit – tes cheveux bruns et épais, devant une bassine et un pot en céramique décoré, remplis d’eau tiède. Des savons et des parfums emplissent la chambre de ton odeur choisie.Une odeur de rose, puisque tu les aimais. Tu te prépares pour la nuit. Ton époux est revenu de voyage, il ne tient pas en place, il veut gérer mille choses à la fois, il vend des sous-vêtements pour Dames et du vin. Il traverse la France du Nord au Sud et d’Ouest en Est, il rapporte triomphalement des tapis, des cadeaux, il dit à chaque fois qu’il reviendra plus longtemps. La poste ne lui plaisait pas, trop sédentaire à son goût, pour lui qui avait connu sans le vouloir,les lointains, le grand Orient, la liberté des hommes virils et alertes. Tu n’aimais pas trop son humour de caserne, il ne lisait guère que les journaux, tu aimais lire des livres classiques et tu aimais aider les gens.Je reparlerai de lui un jour. Il m’impressionnait. Un taiseux parmi d’autres, sauf pour les affaires et les sucreries. On a dit de toi que tu étais une sorte d’assistante sociale avant l’heure. Tout le temps que tu ne pouvais pas consacrer à ton monumental mari, tu le donnais aux autres, confiant tes enfants à de jeunes filles que tu protégeais aussi. Tu parlais d’elles avec tendresse. Tes garçons étaient un peu jaloux. Ils se sentaient parfois délaissés et livrés à leur rivalité qui n’a guère diminué à l’âge adulte. Si tu avais vécu, je suis sûre que tu aurais su faire pour les rassurer et éviter qu’ils dérivent les uns des autres aussi caricaturalement.Seul le vignoble est resté leur point commun. Le plus jeune,mon père, le plus timide,en a souffert. Personne ne l’a protégé.

Je te raconte les choses pêle mêle, je les laisse remonter dans ma mémoire pour compléter la tienne. Je sais que tu ne m’en voudras pas.Et tu peux aussi refuser de m’aider. Il me manque ta voix et ton point de vue. J’imagine les conversations que nous n’avons pas eues, les questions que je t’aurais posées. Je n’arrive pas à imaginer tes réponses. Tu es l’une de mes deux grands-mères inconnues et perdues . Tu me manques. Je devais te le dire solennellement un jour ou l’autre.

C’est aujourd’hui. Je t’embrasse avec tendresse.

Mathilde

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.