#été2023 #10 | Un personnage en corps

Le soleil frappe fort. Le soleil est blanc, tout blanc. Le soleil est impérieux. Le soleil est plein. Le soleil n’autorise plus le retrait. Le soleil saisit tout et le ramène à lui. Le soleil a faim. La pièce est nue et lui aussi sur le lit, il est nu ou presque juste un boxer qui ne sait pas très bien ce qu’il fait là. Le pauvre rideau usé et pas correctement tiré n’arrive pas à endiguer le flot de lumière vive. Il fait déjà un peu trop chaud et ses paupières sont un filtre dérisoire. D’un même mouvement, il se retourne et cramponne l’oreiller qu’il place sur sa tête. La douceur de l’obscur lui revient. Il remue, il ne se rendormira pas. Il veut du repos encore et sa tête pourtant bourdonne et son ventre pourtant gargouille. Il a mal un peu, ça le rend vivant un peu plus. Son corps cherche la position, celle où ses muscles grippés trouveront la détente maximale. Il ne brusque rien, il se détache, l’esprit n’a rien à voir la-dedans, il laisse son corps à lui-même. Ce sont les épousailles de la chair, des nerfs, des muscles et du repos, de l’attente. Les changements ne se voient pas, ils se sentent, il les sent, ce ne sont qu’ajustements minuscules, reptations infinitésimales. L’œil ne saisit pas cela. Le souffle enfin passe par où il doit passer. Ce n’est pas agréable. Il y a de la douleur et il y a quelque chose de plaisant, une attention à quelque chose en soi, quelque chose qui remue. Le sang pulse dans ses tempes. Une irradiation faite de petites pointes qui suivent les terminaisons nerveuses. Un flux et un reflux et derrière ses paupières, des vagues blanches tachetées d’éclaboussures rouges. Et cela recommence, le temps s’est retiré ici.

Plus bas, c’est autre chose, un univers de soufflets et de clapets, le vent circule, puis s’arrête. Il reprend consistance, devient solide et se tord avec des grincements de vieilles poulies. Il faut se dégager de toute volonté, rendre la chair à son inertie, la tripaille à sa flaccidité. Le présent s’allonge en lui, il le fait durer encore car il sait que le monde est à la porte. Cette certitude suffit à dissoudre cette parenthèse. Son esprit a repris en main ses sens. Tous ces sons qu’ils percevaient sans les écouter retournent à lui et se mêlent à la glaise de ses sensations, avec une forme de mollesse et de distance crée par l’épaisseur du coussin sur sa tête. Le tissu, la ouate confère de l’étrangeté à la familiarité de ces bruits qu’il connaît et qui le rassurent comme il l’exaspère, parfois. Pas maintenant, il se fondent en lui. Les cris des gamins au-dessus et sur le sol les tapements sourds de leurs pieds démultipliés vibrent en échos inconfortables qu’il s’assimile. Alors, il se sent un peu plus grand de ce quotidien, si dérisoire de l’accumulation de tant de petits gestes, de tant d’actions minuscules. Il cherche à se hausser, à s’ouvrir à cette somme de riens qui ne lui sont pas adressés mais dont son appétit a faim. L’eau cascade dans les canalisations et des télévisions vibrent de voix enjôleuses entrecoupées de musiques clinquantes et accrocheuses. Cela réveille son mal de crâne, son cuir chevelu s’hérisse de picots qui absorbent la singularité de l’extérieur en un élancement. La peau, un masque posé sur l’os, frissonne de proche en proche et chuinte un jus électrique dans sa nuque qui s’épuise dans la colonne vertébrale.

Et cela cesse aussi soudainement que c’est arrivé, cela choque encore un peu dans le creux de l’être, prêt à se réactiver on ne sait quand, on ne sait pourquoi. Il a la bouche pâteuse, un mélange refroidi de tabac, d’herbe et d’alcools forts. Un jingle éclate, des rires ailleurs se déclenchent. Il prend tout, ces instants en léger décalage de lui-même, en recherche d’instinct de sa propre résonance. Il étire sa nuque, la fait rouler sur elle-même. Des gravillons frottent dans le désaxement. Il refait dans un sens, et dans l’autre, le mouvement. Il polit par frottement, il lisse par usure et retrouve de l’élasticité. Ses jambes sont dures, raides, il les bouge, alternativement, la droite puis la gauche, les sors de sous le drap et laisse le soleil les frapper. Il remonte la pointe de son pied vers, tire sur le talon et relâche. Le sang se retire et revient amollir le muscle. Il prend l’oreiller, une main au bout de son bras plié en porte-manteau, l’enlève et sans prévenir ouvre les yeux.