#été2023 #11 #11bis | le ferry (suite)

Le ferry n’est plus en service, une affichette a sans doute précisé au public la date exacte de l’arrêt de la traversée, de l’interdiction de traverser, le surgissement définitif d’un non, trajet stoppé, d’une barrière, mais avant tout il faut que je vous dise que j’ai vécu de ce côté de la barrière qui n’était pas accessible à tous, nous faisions partie d’un groupe d’initiés, qui, par leur statut social, par leur occupation quotidienne, par les corvées et le travail, avaient accès le dimanche à un espace vacant, une friche, un lieu ouvert d’attente, c’est pourquoi cette question de barrière et d’interdiction je la comprends d’une certaine façon, je la vois particulièrement brune et poussiéreuse, avec des murs de briques noircies et des orties, et au bout du chemin ce qu’on appelle des déchets en tas. Mais je m’explique mal. C’est le terme initié qui modifie la couleur de ce qui s’est passé. Bien sûr être initié est une chance, et je pourrais la prendre comme telle en revivant les choses à l’envers. Mais c’était aussi une obligation. Il faut vous dire que j’envisage le libre arbitre comme un concept, une vapeur, à épingler dans la famille de ce qui ne s’attrape pas. Après coup, pour faire le brave on raconte qu’on a fait des choix, mais sur le moment, choisir quoi ? Le ferry était là ou pas. En service ou pas. Et quand la traversée est interdite, quand la jambe est cassée ou l’œil crevé, est-ce qu’on ne compose pas avec le dur, en faisant bonne figure ? On peut dire que j’ai fait bonne figure, moi et les miens, initiés par obligation. C’est à ce moment-là que commence ma vie aux livres, ma vie par et parmi les livres, c’est à ce moment-là que je saisis graduellement que les livres se situent eux aussi graduellement un peu partout, aussi dans le ferment des dimanches au bord de l’usine vide. Aussi dans le silence, car nous ne parlions pas en marchant vers la voie ferrée. Et puis je partais seule. Je montais seule dans la locomotive abandonnée. C’était rouillé et dangereux. On pouvait se couper et tomber. On pouvait se cogner, s’accrocher, se griffer. J’ai longtemps cru que dans les livres je trouverais un espace sain, un lieu pur, sans griffures et sans rouille. Qu’est-ce qu’on n’invente pas. Qu’est-ce qu’on n’est pas capable d’inventer pour faire bonne figure. Les livres étaient pratiques, remplis de fils à suivre et de vides à longer sans s’arrêter, un peu comme l’autoroute qui fait disparaître à mesure le rien d’une carrière, un champ de tournesols qui regardent au-delà, une grange sans toit. Le vide que les livres longeaient n’était jamais pesant. Les livres n’étaient jamais pesants. Jamais d’ennui, jamais de courses à faire, jamais d’attente ni de faïence à récurer. Quand on vient des corvées, quand on vient d’une lignée d’ouvriers, quand on compose avec sa généalogie de paille qui reste collée au sabot, de fonte liquide à écumer au-dessus d’un chaudron gigantesque, quand on porte les gènes de la chaleur à ne plus pouvoir dans l’atelier, et le harassement du dimanche passé à somnoler, on ne lit pas pareil. On ne voit pas pareil, et je suis presque sûre qu’on ne sent pas les mêmes odeurs, qu’on touche différemment. On est sensible. Ou insensible. On est fabriqué de capteurs qui pèsent. Les nœuds dans le corps sont lourds. Les muscles lourds. Et puis plus loin, si on remonte dans la finesse des veines les plus fines et les plus délicates, cheveux d’anges, si on arrive à s’infiltrer pour observer les arabesques, les circonvolutions, les replis des méninges, on trouverait des jonctions solides avec leurs poids pratiquement impossibles à supporter. J’ai pris les livres comme ils venaient, et les autoroutes pareil. Je n’ai pas ronchonné quand était affiché Traversée Interdite. J’ai tourné dans les virages, je me suis arrêtée aux endroits balisés. C’est un constat, plat comme une addition, un sac d’impuissance à relever sur l’épaule et allons y. Mais je dois quand même vous dire que précédemment, avant la ronde des bilans qui tournent toujours en rondes et personne ne se lâche la main, j’ai connu des moments importants où les livres ne disaient pas la vérité mais mieux, ne racontaient pas des histoires mais mieux, les livres s’étendaient comme on étire les bras de contentement, ils prenaient le pas sur les tâches, ils poursuivaient leur longue mélodie pendant que mes gestes craquaient, et que les miens trimaient, dormaient, il y avait des phrases qui ne commentaient pas mais passaient par en dessous, ou enveloppaient, ou tiraient vers plus loin. C’est sans doute très obscur ce que je raconte. Je parle mal ma langue.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

7 commentaires à propos de “#été2023 #11 #11bis | le ferry (suite)”

  1. on est embarqués, même si dis-tu tu parles mal ta langue…
    et on lâche pas le morceau !….
    entre le ferry qui ne fonctionne plus et le débarquement des livres dans ta vie… allons-y !

  2. comme je parle mal ma langue je ne chercherais pas à dire, je risquerais de dire que longtemps (bon allons y presque tout le temps) j’ai jubilé parce que les mots tu sais leur donner la force et le rythme qui rendent si bien et que je trouvais ça irrésistible

  3. s’agisse de celle qui avait besoin d’être épaulée (probablement). j’ai cherché ravenne sur la carte. en face j’ai vu le pays qui n’existe plus. je me demande un peu si le terme d’initié est venu après coup ou s’il est d’origine, son sentiment lié à un privilège. s’il adoucissait la condition sociale.
    l’ensemble est très magnifique. c’est une langue à cheminer, à mâchonner, qui fait entendre une voix, une voix et son silence autour, une voix d’écriture que l’on suit volontiers, on se sent petite, mais elle a de bonnes jambes, du courage, de l’humour aussi, est moqueuse un peu, d’elle-même. c’est une voix qui prend des libertés, dans la langue, c’est elle qui met les barrières où on se tient où on s’arrête où on regarde, que l’on longe, elle met les cailloux au sol, on les sent bien, elle met les couleurs brunes et les odeurs, au loin dans les cieux toujours ses yeux malicieux.

    • c’est idiot, j(avais commencé à répondre dans la petite case du commentaitre, puis j’étais à l’étroit, j’ai ouvert word, et au retour j’ai perdu la première partie de la phtase du début, la voici :
      « je ne suis pas sûre d’être face au même ferry, ni qu’il s’agisse de celle qui avait besoin d’être épaulée (probablement).  »
      😉

  4. Splendide – mais tu as raison c’est d’abord avec son corps ce qu’on a dedans qui nous vient des autres c’est d’abord avec ça qu’on lit – et puis cette vraie sincérité qui nous accompagne vers la fin – partout : splendide…