#été2023 #15 | Les ciels mouillés de mon enfance

J’ai peu de souvenirs de bois ou de sous-bois, de l’odeur de l’humus, dans l’humeur maussade de promenades obligées, et le bout d’une botte sur un amas fauve de feuilles et de boue. Longtemps j’ai refusé ses couleurs à l’automne, n’y lisant que la mort de la saison prochaine. Je préférais le moment où, vers la fin d’été, la nature se pose, arrête de pousser, et ne semble plus prêter attention à rien, qu’à l’air qui vibre autour. Sur les plateaux qui s’affaissent en coteaux, la poussière est retombée sur les champs, la paille est arasée, les meules sont des cylindres que recouvrent les aplats trop lisses de la matière plastique, vert tilleul, vert kaki, couleurs fades et peu naturelles, et parfois même d’un blanc qui tire sur le sale. Un oiseau lance un cri isolé. Au bord des prés, et dans les jardins des domaines où l’on vient pique-niquer, un noyer solitaire ou un grand marronnier dressent leur solitude avec majesté. Les feuilles sont plus sombres, les journées sont plus lourdes.

Je chérissais aussi l’annonce de l’hiver, les troncs noirs de décembre, les branches qui ne sont pas nues, qui sont juste elles-mêmes, dans la découpe exacte de leurs formes noueuses.

Je n’aimais pas le cœur flamboyant d’octobre. Or depuis que j’ai vécu dans des pays durs, immobiles, où le ciel est toujours bleu, et les chênes toujours verts – d’autres chênes que les miens – depuis que j’ai eu sous les yeux, mois après mois, des frondaisons d’épines, et des feuillages persistants, qui jamais ne lâchent rien, qui narguent les espèces et les saisons qui passent, depuis j’ai eu envie de retrouver l’humidité des branches basses, des feuilles mortes, des chasses à la girolle et de l’herbe grasse où s’enfonce le pied. Et j’aime les couleurs rousses et leur froufrou qu’exaltent encore la brume, le brouillard, les frimas.

Et dans le souvenir d’un microsillon qui avalait toujours la même voyelle, quand la pointe passait au même endroit de la chanson, je vois les croisillons d’une fenêtre haute où coulent d’abord de lentes larmes, avant que l’averse n’y cogne, n’y tambourine. Toujours la même voyelle était mangée sur le disque rayé, le « o » du mot « joli », et la voix qui s’élevait si claire partait soudain en gelée : « Oh mon dieu que c’est j’li, la pluie ». C’était pourtant vraiment joli la pluie sur le sous-bois rouillé et vert encore un peu. Pour la première fois on allumait un feu. Dans la clarté grise qui éclairait les arbres, je ne voyais plus le ciel, le ciel mouillé de mon enfance.

Mon histoire se passe en avril. Je déteste toujours les chatons du printemps.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.