#gestes&usages #09 | écrire est un geste

Ecrire est un geste. Un geste énigmatique qui devient désir. Admirer dans le calme de la chambre ce qui accompagne les images, ces petites formes incompréhensibles qui deviennent son quand mon père y posant les yeux en tire une histoire. Désir de les comprendre, désir encore plus grand de les maitriser, de pouvoir fixer l’histoire, autre ou semblable que dit le dessin ou la photo. Avec l’un des crayons de couleur, le rouge sombre que j’aime tant, que je tiens comme peux, frappant ma main sur la feuille pour l’affermir, faisant glisser la pointe, sans trop appuyer pour ne pas la casser une fois de plus, faire naître des courbes interrompues et quand les adultes rient en les regardant ou grondent parce que j’ai abimé la page avec mon gribouillage, me désespérer.

Ecrire est un geste. Tremper dans la corole blanche de l’encrier enfoncé dans le bois du pupitre la plume simple | envie de celle de mon voisin et du petit bec qu’elle possède superposé au triangle aigu   | plantée au bout du porte plume de bois sombre si délicieux sous la peau de mes doigts, bien plus beau que son truc de plastique orné en transparence d’un dessin que je trouve ridicule ; avec précaution pour ne pas faire de tache, la poser sur mon cahier et tenter de tracer une forme satisfaisante posée régulièrement sur la ligne inférieure du carreau ; une fois encore mes lettres aux formes un peu baroque ondulent légèrement. Sur une feuille récupérée dans la corbeille à papier de la maison ou sur les marges d’un livre, doucement pour ne pas briser la pointe ou pour croire que nul n’y fera attention, inscrire ce qui me passe par la tête d’une écriture que, j’en suis certaine, moi seule peut lire.

Ecrire est un geste. Prendre une inspiration, poser les doigts sur les touches que dardent vers moi des tiges de métal, les frapper avec la rage que provoque cet outil noir et agressif, me les coincer et frapper ensuite un peu plus fort par vengeance, ramener le chariot d’un grand geste satisfait… à chaque nouvelle page vérifier que le carbone est bien en place, ne pas me faire à l’idée que les mots nécessitent cette gymnastique pour naître. Plus tard, le plaisir de la petite boule que l’on change, du retour à la ligne automatique, de la possibilité de jouer avec les caractères pour rendre plus ludique la rédaction des devis d’appel d’offres, des doigts qui dansent sur le clavier ami. Plus tard encore tourner sur mon tabouret de dessinateur pour être face au cube de l’ordinateur, mettre la force juste suffisante pour appuyer sur les touches, penser aux termes de la lettre de rappel des comportements nécessaires à la bonne vie de l’immeuble que j’adresse à cet homme important et passablement odieux, relire et appuyer sur la touche qui l’enverra pour impression à la secrétaire qui dit ne pouvoir lire mon écriture. Imposer le Garamond pour mes immeubles comme on pose sa marque.

Ecrire est un geste. Dans mon antre de retraitée, découvrir internet, lire, consulter… vient le désir puis le plaisir de garder trace, d’écrire pour moi, juste comme cela, pour marquer les jours, ne pas flotter dans ce temps devenu mien…  rencontrer des blogs et, mes doigts sur les claviers de portables successifs, m’obliger à poser quelques lignes (de plus en plus nombreuses) sur ce truc nommé Paumée et m’ahurir d’être lue. Puisque journal il y a, tenter de trouver les mots qui traduisent au plus près la sensation que je veux fixer, effacer, recommencer, parfois être satisfaite, avec remords, de ce qui s’est écrit. La surprise de mon premier iMac, de ce clavier plat qu’il suffit d’effleurer (au risque des fautes de frappe quand les mots inscrits sous mes yeux ne peuvent suivre le flux de la pensée… des fautes d’orthographe aussi mais elles, elles sont une de mes marques de fabrique depuis toujours, ma pensée n’a pas de règle), les tâtonnements pour trouver les touches qui diffèrent des précédents claviers. Comme suis seule face à lui, n’oser tenter de maîtriser Pages qui me semble bien trop savant et découvrir l’existence d’OpenOffice.

Ecrire est un geste. Et parfois est l’attente du geste qui viendra peut-être. Sous la douche ou à d’autres moments où je laisse le corps être à lui, tâtonner à la recherche du rythme, des mots qui pourront matérialiser ce qui passe dans l’esprit, au risque de les perdre ensuite, mais jamais tout à fait, il en reste une base sur laquelle prendre appui pour les tracer ou les poser sur un fichier. Et dans la rue, s’arrêter surtout si un rayon de soleil vient accompagner cette immobilité et sur le dos d’une enveloppe, la dernière page vierge d’un livre, le carnet qui trainent dans le sac, posés sur celui-ci que le genou levé soutient, noter le haïku, la phrase qui se sont peaufinés au rythme de la marche… dans les espaces libres du programme de salle, dans le noir, griffonner la formule qui s’est écrite en moi en écoutant un mouvement de musique, l’abricot du hautbois, l’élan des violons avec les légers décalages entre les groupes et la façon dont les contrebasses les soutiennent, l’autorité ou la discrétion-effacement de l’entrée d’un acteur sur le plateau, sa silhouette se détachant sur le décor ou les autres présences, le timbre de sa voix et la lumière, et bien entendu, devant l’ordinateur, peiner pour reconstituer ce que les signes anarchiques signifient. Et maintenant avec l’âge depuis plusieurs années ce que le stylo bille glissant sur la feuille avec ces volutes, ces emballements qui se sont libérés de ma gouverne et de toute calligraphie même basique, dans la liberté brusquement revendiquée de la main, donne à cette « écriture » un aspect anarchique qui retrouve les premiers essais enfantins en y ajoutant une autorité tyrannique.. Jusqu’à ce temps où la même fantaisie que je ne puis refréner mêne mes doigts sur le clavier; ce moment où ne me reste que l’entêtement à corriger plusieurs fois la curieuse langue obtenue, la facilité coupable parfois avec laquelle emportée par l’urgence de ce qui vient je ne relis pas, sauf parfois très longtemps après, acceptation ou renoncement auxquels je ne devrais pas me résigner.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

16 commentaires à propos de “#gestes&usages #09 | écrire est un geste”

  1. « celui-ci que le genou levé soutient » : ces postures de Kama-sutra de l’écrivaine de rue… ça nous fait faire de ces trucs, écrire.
    Je savais qu’en lisant ton texte, j’aurais envie d’écrire…

  2. L’autorité tyrannique… J’adore. Le Garamond imposé, vous allez faire plaisir à François. Quand pour moi que « Colibri »… Je trouve que les textes prennent aussi autorité au fur et à mesure et le dernier est comme une envolée, un brin d’anarchie. Très beau. Et oui, sous la douche, ce qui affleure et qu’il ne faut pas perdre tout à fait… 🙂

  3. Ecrire est un geste. Dans mon antre de retraitée, découvrir internet, lire, consulter… vient le désir puis le plaisir de garder trace, d’écrire pour moi, juste comme cela, pour marquer les jours, ne pas flotter dans ce temps devenu mien (…)

    J’aime Brigitte, le fait d’écrire pour soi, juste comme cela, merci.
    Et moi aussi, je suis Garamond. Bonne soirée.

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