#gestes&usages #09 | un acte de grâce

Écrire à creuser la page du cahier avec la plume parce qu’on appuie trop fort, à faire gicler l’encre autour, à rater l’arrondi des lettres et se faire réprimander (trop jeune pour être acceptée en classe d’écriture, à quatre ans juste censée gribouiller, pourtant je voulais tellement apprendre et on s’était moqué de moi)

Écrire pour devenir quelqu’un, pour se faire reconnaître, pour dire son affection à une amie d’adolescence alors qu’on se trouve séparées, s’amuser à alterner les lettres avec les différentes couleurs du stylo et coller des fleurs dans les coins, faire même des petits dessins ou mettre des yeux et des bouches aux O, des têtes de serpent aux S (le paquet de lettres reçues autour de mes douze ans est toujours dans le secrétaire du grenier de la maison de famille, il est noué avec un ruban, un jour j’ai dénoué le ruban et j’ai lu les mots forts de cette fille depuis longtemps perdue de vue qui disaient de l’amour)

Écrire à projeter l’encre au ciel comme trace d’avion ou d’oiseau, écrire à pénétrer la terre, à dire sa rage et à se révolter, la respiration s’accélère et le sang va vite d’un lieu du corps à un autre, c’est comme une course, il faut habiter les mots avec le vrai, le désir, la poésie, le sang, le tumulte, l’urgence pour dire à l’autre l’attachement et la folie de vivre ensemble (de ces histoires exaltées avant les vingt ans, me reste la force du verbe en décalage avec la réalité, les mots enflammés qui jamais ne résisteraient à l’épreuve de la confrontation)

Cesser d’écrire ou presque, il n’y a plus de sens (pas d’âge pour cela)

Écrire réécrire cinquante fois jusqu’à rencontrer l’essence de ce qui rôde en tête, jusqu’à inventer les personnages qui vibrent dans l’invisible, changer de forme et de format, tenter une autre langue, lire relire et s’agacer des imperfections, abandonner la partie, tout jeter, tout perdre à pleurer, reprendre, écrire à nouveau sur le sol sur le mur sur le livre des autres, écrire dans le carnet pour reprendre confiance, écrire sans rien attendre, écrire dans la lumière miraculeuse du matin, comme un geste parfait, comme un acte de grâce.

Photographie ©Françoise Renaud, au jardin, janvier 2024

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

9 commentaires à propos de “#gestes&usages #09 | un acte de grâce”

  1. le début (plus délayé chez moi) nous l’avons en commun … j’aimerais pouvoir en dire autant de « Écrire réécrire cinquante fois jusqu’à rencontrer l’essence de ce qui rôde en tête, »
    et tu le réussis, avec une façon de surcroit à aller droit

    • je débarque un peu tardivement avec ces quelques lignes
      j’ai vite rassemblé mes idées sur différents âges (je n’ai pas choisi l’idée des différents supports) et j’ai écrit vite
      un peu l’essentiel, mais faudrait tant retravailler…
      et tu es là à l’accueillir… merci Brigitte

  2. Peu d’outils évoqués mais tellement plus.
    « Écrire à projeter l’encre au ciel comme trace d’avion ou d’oiseau, écrire à pénétrer la terre, à dire sa rage et à se révolter », cette phrase me touche et m’enchante.
    merci Françoise

  3. Cette phrase m’a frappée, retenue sans que je sache très bien pourquoi : écrire pour devenir quelqu’un ! Comme si l’écriture allait nous donner consistance, allait nous constituer, subvenir à nos manques, nous faisait prendre matière, prendre corps comme on prend racine… C’est comme ça que je le ressens. Belle soirée Françoise !

    • écrire reconduit vers l’intérieur de soi, écrire rassemble les bruits du monde du dehors et du dedans, c’est pour cela que ça nous définit, on s’enracine mieux dans sa propre matière…
      ( bien contente de cette visite, Stéphanie)

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